A la mémoire de Pierre Seel, déporté homosexuel

 « Lorsque ma montre me fut volée dans le square Steinbach, la perte de ce cadeau auquel j’étais attaché me mortifia. Mais j’eus surtout peur des réactions de mes parents et de mes frères. Que leur répondre s’ils venaient à s’apercevoir de cette disparition ? Je ne pouvais pas leur dire la vérité. En désespoir de cause, je me rendis au commissariat de police signaler le vol. Le commissariat central de Mulhouse se trouve à l’arrière de l’hôtel de ville. Je fus courtoisement reçu. Mais quel ne fut pas mon embrassas lorsque au fur et à mesure des questions et des réponses nécessaires à l’établissement de la déclaration, l’officier de police, réalisant la signification du lieu et de l’heure tardive, se fit de plus en plus soupçonneux. Je rougis, mais voulus établir la vérité de l’incident. Le délit était un vol, pas ma sexualité. Il me fit signer la déposition et la classa.
Mais au moment de me lever pour le quitter, il me fit rasseoir. Puis il se mit brutalement à me tutoyer. Serais-je content si mon père, à la réputation intègre dans la ville, venait à apprendre où traînait son fils de dix-sept ans au lieu d’être à la maison ? Je ne souhaitais créer aucune ombre à la bonne réputation de ma famille. Je commençais alors à pleurer. Des larmes de honte ou de vexation d’avoir été piégé, je ne sais plus. En tous cas, je réalisai trop tard la naïveté de ma démarche. L’officier de police, après m’avoir humilié et fait peur, finit pas se faire plus rassurant : pour cette fois-ci rien ne transpirerait de cette affaire compromettante ; il me suffirait à l’avenir de ne plus fréquenter ce lieu mal famé. Puis il me libéra. Entré au commissariat en tant que citoyen volé, j’en ressortais homosexuel honteux.
L’incident n’eut effectivement pas de conséquences familiales immédiates. Le voleur ne fut jamais retrouvé, et je gardai de cet épisode un simple souvenir de malaise. J’ignorais que mon nom venait de s’inscrire dans le fichier de police des homosexuels de la ville et que, trois ans plus tard, mes parents apprendraient ainsi mon homosexualité. Et surtout comment imaginer que j’allais à cause de cela, tomber dans les griffes des nazis ? »
(Extrait de Pierre Seel : Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel
Pierre Seel avait dix-sept ans lorsqu’un vol de montre à laquelle il tenait beaucoup, cadeau d’une marraine aimée, l’avait conduit au commissariat de police de Mulhouse où il fut fiché par la police française pour homosexualité, simplement parce que le lieu de l’incident, le parc Steinbach, était réputé en être un lieu de rendez-vous. Comme il le dit lui-même : « Entré au commissariat en tant que citoyen volé, j’en ressortais homosexuel honteux » pour avoir fréquenté cet endroit « mal famé ». Lorsque les Allemands arrivèrent à Mulhouse en 1940, ils n’eurent qu’à consulter le fichier de la police française pour assouvir leur obsession raciale contre les homosexuels. Pierre Seel fut arrêté en mai 1941, torturé à la prison de Mulhouse avant d’être interné au camp de concentration de Schirmeck en Alsace. Il participera à la construction non loin de là du camp du Struthof. Après 6 mois de détention, en novembre 41, Pierre Seel est transféré dans le Reicharbeitsdienst, le service du travail obligatoire. Puis incorporé de force dans l’armée allemande et envoyé au front en Yougoslavie et en Russie le 15 octobre 1942. Pendant l’hiver 44, il déserte les rangs de l’armée allemande, en compagnie de son lieutenant et se rend aux Russes. Après la libération, il mènera un très long combat pour parvenir à témoigner. Il sera le premier à le faire. En 1994, il publie sa biographie «Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel» chez Calmann-Lévy, avec l’aide du journaliste Jean Le Bitoux.
Si je publie ce texte aujourd’hui, c’est en raison de l’annonce suivante parue dans la presse locale  :
Une caméra, couplée à un haut-parleur, sera installée sur un mât dans le square [Steinbach].  Et dès que le niveau sonore – par exemple d’une discussion nocturne (sic) – sera trop élevé, un policier municipal du centre de sécurité urbaine prendra le micro pour signifier le rappel à l’ordre avant d’envoyer une patrouille. (Source L’Alsace du 19 mai 2017).
Ainsi procède-t-on à l’installation dans le square où a commencé la tragique destinée de Pierre Seel et à la place des arbres qui s’y trouvaient d’un dispositif non seulement de vidéosurveillance mais de vidéo interpellation comme ils l’appellent. Ils ont en effet ajouté à l’œil du pouvoir, l’oreille et la voix du pouvoir. Il y a tout autour du parc où se trouve aussi la statue d’un autre mulhousien, le capitaine Dreyfus, cinq ou six – excusez du peu – de ces mâts. Deux portent  un oeil. Mais ils  sont tous  surmontés d’ustensiles divers. L’un se trouve directement à l’entrée avec deux sortes de petits canons qui ont l’air de projecteurs. Je ne sais laquelle de ces gamelles fait quoi. Peut-être cela procède-t-il d’une combinaison ? Je ne doute pas que les champions locaux de l’investigation nous le diront très vite. J’ai choisi pour illustration le mât qui se trouve dans la perspective de la façade du théâtre municipal où depuis longtemps, à part pour le jeune public, on ne traite plus des maux de la cité et sur laquelle est apposée la plaque commémorative pour Pierre Seel.

Vue sur la façade du Théâtre municipal depuis le square Steinbach

Le dispositif sécuritaire devrait entrer en activité «  à titre expérimental » à partir du 10 juin. Une mauvaise langue (de vipère) me susurre : le 10 ? La veille du premier tour des élections législatives ? Je ne l’écoute pas. Un hasard sûrement.
Ainsi, au nom de la lutte contre les incivilités (selon quelle définition et à partir de quand une incivilité est-elle un délit ?), se met en place en dehors de toute concertation et bien entendu de tout contrôle citoyen, l’esquisse d’une police des comportements qui rappelle de bien mauvais souvenirs. Se met en place aussi une nouvelle cartographie sonore de la ville comme corollaire prévisible à la mise en lumière du square. Quand les voleurs d’ombre se sont mis à vouloir « moderniser » le parc, ils en avaient probablement déjà l’intention. Le parc Steinbach avait comme caractéristique de ne pas être conçu selon des formes géométriques. Avec ses courbes, ses bosses, ses arbres non alignés, il avait même quelque chose d’anarchiste. Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! On allait nous aplanir tout ça. Il s’agissait de « dissoudre » le parc, de l’ouvrir sur les rues adjacentes et d’en accélérer le passage. Il fallait concentrer le centre et aller plus vite d’un commerce à l’autre, on n’est pas là pour flâner, souffler, prendre son temps, faire halte, ce qui est la caractéristique même d’un parc ou d’un jardin public, ou encore d’un square. Et puis il y avait de l’ombre, les recoins d’intimité et de cachette dont les voleurs d’ombre voulaient nous priver. Rendre le parc Steinbach  transparent. Au « regard oblique des passants honnêtes » comme chantait Brassens à propos des amoureux sur les bancs publics ? On ne se méfie pas assez de la « transparence ». Supprimer l’ombre, la nuit, l’obscur, c’est supprimer la vie. Déjà transparent à la vue, le parc va aussi le devenir à l’oreille.
On ne sait pas, selon l’exemple cité dans la presse, à partir de combien de décibels se fera l’interpellation. On peut supposer que c’est à la discrétion, à l’arbitraire de la police municipale. Quant au rappel à l’ordre par haut-parleur, l’usage de ce dispositif sonore a une histoire militaire et policière déjà ancienne. Le thème du haut-parleur intervient plusieurs fois dans le récit de Pierre Seel au cours de son séjour au camp de concentration alsacien de Schirmeck. Fonction de propagande, fonction de rassemblement, fonction de convocation, de masquage des hurlements de torture.
« Un jour, les haut-parleurs nous convoquèrent séance tenante sur la place de l’appel. Hurlements et aboiements firent que, sans tarder, nous nous y rendîmes tous. On nous disposa au carré et au garde-à-vous, encadrés par les SS comme à l’appel du matin. Le commandant du camp était présent avec tout son état-major. J’imaginais qu’il allait encore nous asséner sa foi aveugle dans le Reich assortie d’une liste de consignes, d’insultes et de menaces à l’instar des vociférations célèbres de son grand maître, Adolf Hitler. Il s’agissait en fait d’une épreuve autrement plus pénible, d’une condamnation à mort. Au centre du carré que nous formions, on amena, encadré par deux SS, un jeune homme. Horrifié, je reconnus Jo, mon tendre ami de dix-huit ans.
Je ne l’avais pas aperçu auparavant dans le camp. Était-il arrivé avant ou après moi ? Nous ne nous étions pas vus dans les quelques jours qui avait précédé ma convocation à la Gestapo. Je me figeai de terreur. J’avais prié pour qu’il ait échappé à leurs rafles, à leurs listes, à leurs humiliations. Et il était là, sous mes yeux impuissants qui s’embuèrent de larmes. Il n’avait pas, comme moi, porté des plis dangereux, arraché des affiches ou signé des procès-verbaux. Et pourtant il avait été pris, et il allait mourir. Ainsi donc les listes étaient bien complètes. Que s’était-il passé ? Que lui reprochaient ces monstres ? Dans ma douleur, j’ai totalement oublié le contenu de l’acte de mise à mort.
Puis les haut-parleurs diffusèrent une bruyante musique classique tandis que les SS le mettaient à nu. Puis ils lui enfoncèrent violemment sur la tête un seau de fer blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces chiens de garde du camp, des bergers allemands qui le mordirent d’abord au bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête demeurait prise. Raide et chancelant, les yeux écarquillés par tant d’horreur, des larmes coulant sur mes joues, je priai ardemment pour qu’il perde très vite connaissance.
Depuis, il m’arrive encore souvent de me réveiller la nuit en hurlant. Depuis plus de cinquante ans, cette scène repasse inlassablement devant mes yeux. Je n’oublierai jamais cet assassinat barbare de mon amour. Sous mes yeux, sous nos yeux. Car nous fûmes des centaines à être témoins. Pourquoi se taisent-ils encore aujourd’hui ? Tous sont-ils donc morts ? Il est vrai que nous étions parmi les plus jeunes du camp, et que beaucoup de temps a passé. Mais je pense que certains préfèrent se taire pour toujours, redoutant de réveiller d’atroces souvenirs, comme celui-ci parmi d’autres ».
(Pierre Seel ibidem)
Aujourd’hui se rajoute une fonction policière d’interpellation. La population de ce territoire hautement citoyen n’a pas eu droit à des informations plus précises sur la réalité du dispositif sonore mis en place. On peut supposer qu’on ne répond pas par des vociférations à une bruyante « discussion nocturne » d’autant que, me suggère une autre mauvaise langue (de vipère),  le maire est un voisin du square. Il existe aujourd’hui des technologies de domestication des corps plus sophistiquées, à la fois plus discrètes et plus pernicieuses. Ultrasonique ? Comme l’explique Juliette Volcler dans son livre Le son comme arme / les usages policiers et militaires du son (La Découverte) :
« en permettant de choisir les personnes qui entendent ou non un son, les haut-parleurs ultrasoniques induisent par ailleurs des comportements différents au sein d’un même espace : c’est là leur intérêt comme technologie de contrôle et de surveillance. Ils peuvent en effet être employés dans les usines pour diffuser une information sonore tout en permettant à l’ouvrier de rester concentré sur le travail et font également office de répulsif sonore contre les pigeons et les sans-abris, dixit Directional sound, un des importateurs européens de l’Audio spotlight [projeteur sonore] »
Je ne dis pas que c’est précisément un tel équipement qui entoure le square mais qu’en l’absence d’information, il pourrait être et est probablement de cette catégorie. En tous les cas, il s’agit d’un dispositif de contrôle comportemental et d’injonction policière. Et qu’il est profondément choquant qu’il soit expérimenté précisément à cet endroit qui fut le point de départ d’un fichage de mœurs par la police française, lui même prélude à la déportation par les nazis de Pierre Seel et d’autres habitants de la ville.
J’entends qu’on me dit : ils n’y ont sûrement pas réfléchi. C’est précisément là qu’est le problème. C’est d’ailleurs pour qu’on n’y réfléchisse jamais qu’on a mis un directeur d’école comme adjoint à la sécurité. C’est pas politique puisque c’est technique, me répond-on invariablement. La preuve !
***
*
Remerciements à Daniel Muringer co-auteur d’une intervention littéraire et musicale sur la déportation, Chants à la mémoire, avec des textes de Primo Levi, Charlotte Delbo, Georges Semprun et Pierre Seel.
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