Frank Rieger : « Nous nous désemployons »

J’ai déjà attiré l’attention sur les réflexions à propos de l’automatisation et des automates, ici guerriers, de Frank Rieger. Dans un nouvel article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il s’interroge sur l’avenir du travail au lendemain de la grand-messe de Davos où les moulins à prière de la pensée magique ont fait croire que les emplois nouveaux suivront comme à chaque fois dans l’histoire la révolution numérique avec la création de nouveaux métiers.
«L’erreur de cette naïve projection du passé dans le futur repose sur une méconnaissance de la qualité et de la dynamique de la vague technologique à venir. Autrefois, il s’agissait du remplacement du travail corporel qui en partie l’a été par du travail intellectuel, notamment en activités de service, de bureau et d’administration. Ce dont il s’agit maintenant est de rendre l’homme superflu partout où seule une petite partie de la capacité de son cerveau est nécessaire. Les activités dans lesquelles l’homme devant l’écran peut être remplacé par un logiciel, sont étonnamment nombreuses. Des niveaux entiers dans le domaine du management, de la logistique et du controlling, ceux qui saisissent, assemblent, analysent et transmettent des données deviennent par la digitalisation des processus économiques redondants. C’est dans les bureaux et l’administration que les visiteurs de Davos voient disparaître le plus d’emplois humains».
Frank Rieger utilise le mot Arbeit qui désigne à la fois le travail et l’emploi. Pour éviter de les confondre, car il ne faudrait pas les confondre, j’utilise le terme emploi, lui-même parle de job ou d’activité pour gagner sa vie. Aussi ai-je traduit son titre Wir schaffen uns ab par nous nous désemployons. Bien sûr, le titre joue aussi avec le célèbre slogan d’Angela Merkel, wir schaffen das = nous y arriverons (Podemos).
«Pour des produits vendus dans un magasin moderne en ligne, il n’y a plus besoin d’êtres humains qui évaluent les stocks, établissent des statistiques de ventes, font des prévisions, gèrent l’approvisionnement, optimisent l’entreposage. Tout cela, un logiciel le fait, il n’a même pas besoin d’être très sophistiqué. Des logiciels de reconnaissances vocales prennent en dictée, des traductions de routine sont dans le meilleur des cas encore relues pour correction par des humains.
Selon des études scientifiques, dans vingt ans, près de la moitié des activités existantes aujourd’hui ne serviront plus à gagner sa vie. L’optimisme selon lequel dans le même temps se créeront suffisamment de nouveaux emplois suffisamment bien payés relève plus de la croyance au dogme que d’un point de vue scientifiquement fondé ne serait-ce que parce que les individus ne sont pas programmables mais doivent acquérir des capacités par la formation. Dans le même temps, un chambardement du marché du travail est en cours qui répond au rêve des optimiseurs de profits néolibéraux : l’accélération de la fin de l’emploi durable. Dans les pays de la «libéralisation» et de la «flexibilisation» du marché du travail seule une infime partie des nouveaux jobs est encore un emploi sur la durée avec des cotisations sociales et un salaire raisonnable. Le salarié optimisé de l’avenir sera employé un laps de temps aussi court que possible, il prend lui-même en charge sa formation continue et c’est sur lui que sont transférés les risques économiques.
Les jeunes générations sont les plus particulièrement touchées, qui d’abord sautent de stage en stage et plus tard s’efforceront de garder le tête au-dessus de l’eau dans un patchwork de temps partiel, de contrats de projets à durée limitée et de pseudo auto entrepreneuriat. (…) »
Au moment où je traduisais le texte que vous venez de lire, j’apprenais que près de chez moi, une entreprise annonce la suppression de 110 emplois. Dans le communiqué, la direction précise : «le projet comprend un programme d’investissement visant à renforcer l’optimisation et l’automatisation de la production, une simplification de l’organisation du site, des contributions des collaborateurs à la baisse des coûts salariaux».
Retour à l’article. Entièrement ignorée à Davos, selon l’auteur, a été la mécanisation et l’automatisation de l’agriculture dans le monde. Il en vient aux effets sociaux de la révolution de l’automatisation.qui ne touche d’ailleurs pas seulement la question de l’emploi mais bien d’autres aspects de la vie quotidienne avec l’Internet des objets.
«Si l’on considère les effets sociaux de l’automatisation, on obtient une image qui remet en question les fondements des démocraties. Le seul moyen de production effectif restant est le capital. Qui investit dans les machines modernes et dans les logiciels efface dans le système actuel la survaleur (plus-value) de leur productivité. Moins les hommes participent financièrement à la création de valeur moins ils pourront encore acheter les marchandises que les machines produisent. Dans le même temps, ils sont privés de la possibilité de participer à la vie sociale. Ils perdent collectivement le pouvoir d’articuler et de défendre leurs intérêts. La concentration de moyens financiers en peu de mains atteint déjà des niveaux à couper le souffle. L’écart entre les profits des entreprises et les salaires ne cesse irrésistiblement de se creuser depuis le changement millénaire.
Les prochaines vagues technologiques vont accélérer les inégalités, les approfondir et les consolider. A Davos, les représentants du sommet de la pyramide des inégalités ont réagi d’un air plutôt indigné lorsque précisément le vice-président des États-Unis, Joe Biden, a mis cette question manifeste à l’ordre du jour. L’appauvrissement et la disparition des couches moyennes aux Etats-Unis et la disparition de la croyance dans les chances de réussite et dans les perspectives d’avenir sont la raison de l’érosion du système politique outre-atlantique. Les conséquences ne peuvent plus être ignorées plus longtemps mais à Davos on ne voulait pas entrer dans les détails. Car dans la luxueuse enclave suisse, il est de tradition de ne pas s’interroger su les prémisses de l’ordre économique actuel.(…). La vitesse des transformations par le développement technologique est telle que les systèmes sociaux de sécurité seront dépassés. Même si à terme de nouveaux jobs seront créés, il y aura jusque là des périodes où des centaines de milliers voire des millions de personnes ne trouveront pas preneur pour leurs capacités, leur expérience ou leur talent (…)».
Source en allemand :
Frank Rieger, né en 1971, est directeur technique d’une entreprise de sécurité informatique. Il est, depuis 1990, l’un des porte-paroles du Chaos Computer Club. Il est l’auteur de plusieurs livres avec Constanze Kurz dont le dernier : Arbeitsfrei : Eine Entdeckungsreise zu den Maschinen, die uns ersetzen (Désemployé – A la découverte des machines qui nous remplacent) Riemann I.Bertelsmann Vlg
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Une réponse à Frank Rieger : « Nous nous désemployons »

  1. Pierre M. Boriliens dit :

    Bonjour,

    C’est très sympathique que ce genre d’articles commencent à être publiés dans un journal comme la FAZ, mais c’est bien pire que ça, en réalité. Enfin pire, selon le point de vue… Et il y a un certain nombre d’erreurs de raisonnement…
    Comme vous lisez l’allemand couramment, je vous suggère de farfouiller par là : http://www.palim-psao.fr/links.html
    C’est le courant de pensée dit de la Wertkritik.

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