Heiner Müller et Paul Virilio

Couverture de la première édition allemande de Quartett de Heiner Müller dans la revue Filmkritik . Le texte de la pièce était précédé d’un entretien de Müller avec l’un des rédacteurs de la revue Harun Farocki. Son auteur  précise que Quartett peut se jouer dans un bunker après le troisième guerre mondiale.

L’hommage de Paul Virilio à Heiner Müller

«Je viens saluer mon frère, l’enfant de la guerre totale et de l’après-guerre totalitaire. Celui qui a vu passer la tempête, celle qui efface toute paix, à commencer par celle de l’esprit. Celui qui a su réaliser son œuvre au sein du chaos, dans le signe de contradiction d’une Europe dévastée. Un homme pour qui la Fin du monde était toujours d’actualité, à travers le feu, les décombres du passé. Mon frère de cendres qui revivait la débâcle, Stalingrad, Auschwitz ou Berlin, comme j’ai vécu la nuit du couvre-feu, l’horreur splendide des bombardements, la ruine des villes. A hauteur des grands tragiques tu prophétisais que l’homme n’est pas le centre du monde, mais sa fin, son achèvement. Et ceci, au moment où tout le malheur du monde provient sans doute du sentiment que l’homme est surpassable. Sentiment constamment renforcé par l’invention de machines qui prétendent lui succéder. Heiner mon frère de sang. Ton œuvre tout entière vient dissiper l’illusion fatale de l’eugénisme, l’éternel retour du machinal opposé à l’animal. Avec toi, l’ami, un monde finit, un monde commence et puisque mourir c’est continuer à naître, je te dis adieu.»

Paul Virilio 16 janvier 1996

La date du 16 janvier est celle des obsèques de Heiner Müller, décédé le 30 décembre 1995. Le texte était paru ce même jour dans le quotidien Libération. C’est celui que Virilio souhaitait lire à son enterrement et qui le sera par des amis du Théâtre de la Schaubühne.

Je dois beaucoup à Paul Virilio dont les écrits ont contribué à fissurer, du moins à élargir les fissures dans le mur que j’avais dans la tête et qui ne me permettait plus de comprendre ce qu’il se passait. Il m’ouvrait vers une autre façon de lire le monde. Avec d’autres, il m’a permis de changer de librairie. C’était à l’époque où j’étais en poste à Berlin pour le journal L’Humanité. Par l’intermédiaire d’une petite maison d’édition de Berlin-Ouest le Merve Verlag dirigé par Heidi Paris et Peter Gente commençaient à être introduits en Allemagne des textes de Baudrillard, Foucault, Guattari, Deleuze, Lyotard autant de choses qui alors, plus ou moins clandestinement, pénétraient en RDA et faisaient partie des discussion dans la mouvance müllérienne. Müller était très critique sur ce que l’on appelait le post-modernisme mais s’est intéressé aux auteurs regroupés sous ce vocable, qu’ils l’aient été à tort ou à raison n’est pas ici la question. C’est établi pour Baudrillard, Foucault que Müller a rencontré, pour Guattari et Deleuze notamment son Kafka. Il avait dans sa Bibliotèque Bunker archéologie et la Machine de vision de Virilio ainsi que d’autres des auteurs cités et pas mal de livres de Derrida dont je sais qu’il s’intéressait à Müller.

Il faudrait bien entendu pousser plus avant les investigations pour pouvoir apprécier les termes compliqués de l’échange franco-allemand qui a eu lieu là. Toujours est-il qu’il a eu lieu. Il y a peut-être quelque chose dans ce passé à reprendre pour nous.

J’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Paul Virilio, toujours avec bonheur que ce soit pour des interviews ou sans raison particulière. Je me souviens du premier entretien. Il a été publié dans l’hebdomadaire Révolution pour lequel je travaillais à l’époque. C’était au lendemain de la Tragédie du Heysel. Le match de football entre Liverpool et la Juventus qui s’y déroulait s’est terminé par 39 morts et plus de 400 blessés.

J’avais assisté en 1988 en  compagnie de Virilio au spectacle La route des chars de Heiner Müller à Bobigny. Müller était présent. J’avais rêvé d’un entretien croisé Müller-Virilio et réussi à convenir d’une rencontre. Le jour et à l’heure dite, à la Coupole à Montparnasse, nous devions nous retrouver. Virilio était là ainsi que le metteur en scène et traducteur Jean Jourdheuil. Un seul absent Heiner Müller qui n’est pas venu. Je lui en ai beaucoup voulu. Et je n’ai jamais réussi à savoir le pourquoi de cette absence. Müller s’était fait reprocher par les autorités de son pays les propos qu’il avait tenu dans un précédent entretien qu’il m’avait accordé. Peut-être tout simplement ne voulait-il pas en rajouter.

Müller Bunker

Müller et Virilio se « connaissaient » donc. Connaître n’est pas le terme qu’emploie Virilio quand il décrit cette relation dans un texte d’août 1998 intitulé Müller Bunker :

« On meurt inconnu, étanche, même quand la célébrité a fait sauter la porte blindée d’un homme. Je n’ai donc pas connu Heiner Müller, aperçu quatre ou cinq fois, en tout, deux ou trois heures seulement, mais lorsque je l’imagine, je sens encore la graisse à fusil du mauser, le cuir des sangles qui soutiennent les cartouchières. En même temps, je revois Beuys et son stuka, en Crimée, et je me souviens de Fribourg, de la Forêt-Noire où j’étais en garnison à l’État-major de la première armée française. L’un de nos interprètes, paraît-il, s’appelait Alfred Döblin …[…]
C’est par le ciment que notre estime s’est peu à peu solidifiée. La dernière fois où nous nous sommes rencontrés, c’était l’automne à Paris et nous avons échangé quelques cadeaux: je lui ai donné mon stylo et il m’a offert un cadenas brisé, à propos de Berlin …
La serrure peut être fracturée, mais la porte est soudée par la rouille, l’oxydation de l’acier. »

Heiner Müller était « un frère », un « camarade d’exil croisé sur la route des chars d’un siècle impitoyable », écrit Virilio avant de commenter un extrait de l’un des poèmes de Müller :

« Sur l’écran je vois mes compatriotes
Avec leurs mains et leurs pieds voter
contre la vérité,
dont il y a quarante ans j’étais le détenteur.
Quelle tombe me préservera de ma jeunesse ?

«Télévision  »• in Heiner Müler, Poèmes 1949-1995. Paris, C. Bourgois éditeur, 1996

s’interrogeait Heiner Müller au grand dégel des pays de l’Est …
Pas une tombe, mon frère, un blockhaus, un bunker !
On ne partage jamais l’innocence, on ne partage que la culpabilité et : « lorsque tous seront coupables, ce sera la démocratie véritable (Camus). Celle des humbles, des pauvres qui ne jugent pas mais sont toujours jugés indésirables. »

La question du partage de la culpabilité a ému Heiner Müller. Dans un entretien avec Alexander Kluge en 1994, qui se trouve en regard du texte de Virilio dans la revue Drucksache dans lequel il a été édité, il disait à propos de cette question :

« Il y a quelques mois, à Paris, au cours d’une discussion sur un film qui avait été fait sur moi, j’ai rencontré Virilio. Après le film, une Bulgare que je connaissais depuis longtemps […] m’a interrogé au sujet de mes relations avec la Stasi. Et Virilio m’a dit après – j’ai trouvé cela très beau – que le seul espoir et la seule chance pour l’Europe se trouvait dans l’alliance des coupables. Il n’y a pas d’innocent. Ce ne sera que quand les nocents s’allieront en reconnaissant et partageant collectivement leur culpabilité que s’ouvrira une possibilité.»
(Heiner Müller im Gespräch mit Alexander Kluge August 1994. Trad.:BU)

Müller Bunker est paru dans Drucksache N.F.1 Paul Virilio édité par Wolfgang Storch / Heiner Müller-Gesellschaft. Richter Verlag ainsi qu’aux Editions Hazan | « Lignes »1999/1 n° 36 | pages 108 à 115
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