Heiner Müller : « La fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire »

Voici donc, pour la première fois, en français dans son intégralité, le premier entretien que j’ai eu avec Heiner Müller en 1977. J’en ai déjà raconté les circonstances, je n’y reviens pas. Il n’avait pas, au départ, été prévu pour être transcrit dans son intégralité, mais comme cette version existe telle quelle non seulement en allemand mais dans d’autres langues, sous le titre Entretien avec Bernard Umbrecht, il était temps qu’elle puisse être lue aussi en français. C’est de la matière brute. La fréquence de l’adverbe ici qui localise le propos de Heiner Müller évoque un pays, la RDA, en tant qu’expérimentation de quelque chose de différent, qui n’existe plus.

J’ai parlé des scènes de La bataille dont il sera question précédemment. On pourra s’y reporter pour mieux saisir le propos. Enfin, quelques mots suivis d’un * sont rapidement explicités à la fin.

Umbrecht : …Je veux simplement demander dans quelles circonstances cette pièce, Die Schlacht [La bataille] a été écrite.

Müller : eh bien !, ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un montage ou collage très distendu de scènes. Elles ont été en grande partie écrites immédiatement – immédiatement pour moi – après la guerre, c’est-à-dire quand j’ai commencé à écrire, au début des années 1950. A l’époque, il s’agissait simplement pour moi d’une tentative de régler mes comptes avec ce trauma, le trauma du fascisme. J’ai ressorti ces choses-là en 1973 ou 74 et j’en ai fait un collage. Très peu de textes sont nouveaux. Peut-être est il important encore de préciser qu’à l’époque où j’ai écrit la plupart des textes la situation et les motivations étaient différentes de celles de 1974. Ma motivation était différente et la situation bien sûr aussi. A l’époque, l’attitude fondamentale chez nous était celle d’un antifascisme général. On croyait que le fascisme n’était qu’une question politique et économique et qu’on supprimerait le phénomène en démontant ses bases économiques. Depuis l’idée s’est répandue naturellement qu’on ne peut supprimer les comportements et psychologies fascistes par l’expropriation des industries clés. Et qu’une telle affaire nécessiterait des générations. C’est pour cela que j’ai à nouveau trouvé ces histoires intéressantes. Donc en 1974. Cela a aussi quelque chose à voir avec le fait que pendant la période de reconstruction de la RDA et même avant, dans la zone d’occupation soviétique, on pouvait d’une certaine façon rendre productive la totale soumission à la discipline de la classe ouvrière obtenue dans le fascisme par l’armement et la guerre. L’utiliser pour la reconstruction. Mais maintenant, nous avons besoin de ce qui a été détruite par cette éducation à la discipline, l’initiative ou si tu veux, le courage civique. On a besoin des qualités subjectives des gens. Les scènes [de La bataille] décrivent des situations de contrainte dans lesquelles le facteur subjectif n’apparaît plus que négativement. C’est même une question qui m’est adressée à moi. Dans quelle mesure est-ce exact et quelle image d’ensemble cela donne-t-il ? Parce qu’il y a là quelque chose qui m’avait intéressé un moment et contre quoi je polémique, cet antifascisme moral qui ne mène naturellement nulle part. Parce que l’innocence est un bonheur dû au hasard. Il y a des gens qui n’ont jamais vécu de telles situations, ce sont les innocents. D’un autre côté, on ne peut pas demander à ceux qui vivent de telles situations qu’ils se comportent autrement que les personnages dans les scènes, ou alors seulement sous la forme d‘un appel moral.

Umbrecht : Dans cette mesure cela fait partie d’un courant qui s’affirme aujourd’hui plus nettement d’affronter cette question. Je pense au nouveau livre de Christa Wolf [Venait de paraître Kindheitsmuster. Trames d’enfance]

Müller Oui, oui

Umbrecht : Tu as parlé de collage et tu as dit que ce n’était pas une pièce. Je voulais te demander si la forme que tu as choisie dépend du thème traité. Ou si c’est un principe d’écriture, une méthode, une manière d’écrire de Heiner Müller ?

Müller : Je ne crois pas que j’ai un style. Je ne trouverais pas bien qu’il y ait un principe d’écriture. Je crois quand même que chaque matériau doit être traité différemment et nécessite une autre manière d’écrire. Et si, par exemple, tu compares Die Bauern (Les Paysans) avec La bataille, il y a de très grandes différences. Et c’est à mettre en relation avec le fait qu’à partir du moment où les chances historiques ont été ratées il n’y a plus que des situations de contraintes où le facteur subjectif ne rentre plus guère en ligne de compte ou alors il y est broyé. Cela conduit à cette forme quelque peu aphoristique de théâtre qu’est La bataille. Ce matériau nécessite ou peut nécessiter une telle forme de représentation.

Umbrecht : Je dois avouer que je ne comprends pas très bien : situation de contrainte, facteur subjectif…

Müller : Oui, je veux dire que les scènes commencent toutes à un point où une certaine situation de contrainte s’est installée. On ne cherche pas à savoir comment on en est arrivé là. La situation de contrainte est donnée et les gens doivent s’y comporter. C’est presque toujours une situation dans laquelle une attitude que nous jugerions positive est suicidaire. On ne peut demander à personne, une société ne peut demander à personne de se suicider. Ce serait là l’appel moral qui ne mène à rien politiquement. Dans cette mesure, il s’agit d’une polémique avec la condamnation morale du fascisme qui ne mène à rien. Je peux te donner un exemple peut-être évocateur. Lors de la tournée à Genève, il y a eu une discussion après le spectacle. Un homme âgé a pris la parole et dit : « je suis juif, j’étais en camp de concentration ». Je crois qu’il avait été à Buchenwald, le spectacle a été très émouvant pour lui car il a réveillé tous ses souvenirs. Et ce qu’il a compris pour la première fois c’est que ce n’était que par hasard qu’il n’était pas de l’autre côté. Ce n’était pas son mérite d’être juif. Ce n’était pas son mérite, pas même moral, d’avoir été prisonnier. Il aurait aussi bien pu se retrouver de l’autre côté. C’est un exemple d’un effet juste et recherché.

Umbrecht : N’y a –t-il pas eu la critique ou le danger que l’on dise que ce n’est pas une pièce positive ?

Müller : C’est la vieille dispute entre Friedrich Wolf et Brecht. Tu connais cela ? Sur Mère Courage. Wolf pensait qu’à la fin Courage devait condamner la guerre. Et dire sur la scène que la guerre était mauvaise. Et Brecht pensait qu’il n’était pas si important que Courage le constate à la fin car il était plus important pour lui que ce soit le public qui, de lui même, en arrive à cette conclusion Avec ces jugements, cette catégorisation des pièces en positif –négatif en partant du contenu, on met la question de l’effet entre parenthèses, on met le public entre parenthèses. Or un drame ne naît pas sur scène, n’a pas lieu sur scène mais se déroule entre la scène et la salle.

Umbrecht : Tu veux dire que le positif se trouve chez les spectateurs ?

Müller : Oui. Et se ce n’est pas le cas ce n’est pas de ma faute.

Umbrecht : Peut-on dire que Die Schlacht [La bataille] est un Lehrstück* [Pièce didactique] ?

Müller : Je ne sais pas. Je n’utilise pas volontiers cette notion sujette à tant de malentendus.

Umbrecht : Je pensais qu’il y avait débat…

Müller : Certainement mais je n’utiliserais jamais cette notion.

Umbrecht : J’ai lu quelque part qu’on parlait de Heiner Müller comme critique de la théorie et de la pratique des Lehrstücke de Brecht

Müller : Tout cela est un peu trop simplifié. Ou alors c’est formulé plus scientifiquement que je ne le pense moi. Une chose est exacte : la théorie du Lehrstück de Brecht présupposait qu’un temps viendra où le théâtre ne sera plus constitué d’une division entre public et comédiens, comédiens et spectateurs. Cela veut dire qu’est présupposée la fin de la division du travail. C’est une utopie très communiste. Tout le reste est dès lors transitoire. Il est vrai, me semble-t-il, mais cela n’a déjà plus rien à voir, je crois, avec la théorie du Lehrstück qu’il faut qu’il y ait un rapport contradictoire, une relation conflictuelle entre la scène et la salle. Parce que c’est ennuyeux s’il n’y a assis dans la salle qu’un public qui approuve. Il n’est pas plus utile non plus qu’il y ait un public qui ne fasse que désapprouver. La différence peut-être est qu’il s’agissait encore pour Brecht d’abord d’Aufklärung* au théâtre [d’apporter les Lumières au théâtre]. Je crois que c’est terminé parce que c’est pris en charge (ou devrait l’être) par d’autres médias. Et le théâtre ne peut plus prendre en charge la question de l’Aufklärung. Au théâtre, il faut maintenant, en tous les cas pour moi, impliquer les gens dans des processus, les faire participer. Précisément de la manière dont je l’ai écrit dans Die Schlacht, que les gens se demandent : comment me serais-je comporté ? Qu’ils se rendent compte qu’eux aussi sont potentiellement fascistes dans de telles situations. C’est cela que je trouve positif, utile.

Umbrecht : Est-ce que tu veux dire que la tâche d’Aufklärung que Brecht a posée n’est plus la même parce que tu es dans une société socialiste ?

Müller : Certainement d’abord pour cela

Umbrecht : Que devrait être le théâtre dans une société socialiste.

Müller : Il y a une formulation qui n’est pas de moi mais que je trouve très bonne, elle est de Wolfgang Heise*, un philosophe d’ici, de la RDA. Il dit du théâtre que c’est un laboratoire de l’imaginaire social [Sozialer Phantasie*]. Je trouve cette formule très bonne. Si on part de l’idée que les sociétés capitalistes mais c’est valable dans le fond aussi pour toute société industrielle moderne, la RDA est aussi un état industriel, ont tendance à réprimer l’imaginaire, de l’instrumentaliser, en tous les cas d’y mettre un frein. Je crois, aussi modeste que cela puisse paraître, que la fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire. Ce que Brecht a exprimé en disant qu’il fallait au théâtre maintenant permettre au spectateur d’opposer à ce qu’il voit des images fictives, d’imaginer des processus alternatifs. Quand on lui montre une action ou qu’il entend un dialogue, il doit être formulé de telle sorte que le spectateur puisse en imaginer un autre qui aurait été possible ou souhaitable.

Umbrecht : Il me semble cependant que l’art en RDA est tombé dans une situation où il a essentiellement une fonction de critique sociale. Où est-ce que je me trompe ?

Müller : Qu’est-ce que tu entends par critique sociale. Critique contre….

Umbrecht : J’ai vraiment l’impression que l’art remplit une partie des tâches que d’autres …

Müller : … médias devraient remplir

Umbrecht : oui par exemple la presse ou même le Parti.

Müller : Oui. Cela a certainement aussi un aspect positif. Mais également un fort aspect négatif. D’un côté, je trouve tout à fait correct, et [Walter] Benjamin l’a déjà dit, qu’un art socialiste ne peut naturellement pas se passer de traits didactiques parce que l’on ne peut pas partir d’une conception qui voudrait que l’on puisse écrire des choses en étant totalement indifférent à la capacité des gens à le recevoir. Nous ne pouvons pas y être totalement indifférents. Il faut faire en sorte que le plus grand nombre possible de gens puisse en faire quelque chose. Cela ne veut pas dire baisser le niveau mais je crois que c’est une question de technique d’écriture. Là je n’ai pas d’objection à ce que l’art s’empare de ces fonctions. D’un autre coté, cela devient négatif si l’art et la littérature se contentent de faire le travail de la presse. Ce n’est pas la même chose si sur un cas d’injustice sociale ou sur quelque chose qui a mal tourné on écrit une nouvelle. Ce faisant, il est transposé dans une sphère qui ne concerne plus les institutions et les organisations sociales Si le cas a déjà été traité dans la presse, cela lui donne du poids. C’est le problème. Que la littérature doit veiller à ne pas être un simple vecteur.

Umbrecht : Je voulais en fait simplement mieux comprendre ce que signifie mobiliser l’imaginaire. Tu peux m’expliquer encore mieux ?

Müller : Je vais essayer. D’abord sous l’angle négatif. Je m’en suis rendu compte très fortement aux États-Unis où la gamme d’offre de la population à la société est très, très étendue. Il vient à quelqu’un l’idée de créer un parti pour l’abolition des arbres fruitiers, il le créée, il le peut. Ou un autre pense que les homosexuels ne doivent plus être pourchassés et il fonde un parti. C’est aux États-Unis que je me suis rendu vraiment compte que cette forme de tolérance sert à canaliser des impulsions ou à les neutraliser. On s’inscrit et on est reconnu comme association. Et puis il ne se passe plus rien.
[Il repend après une interruption] Ce que je veux dire avec mon exemple des États-Unis c’est que les impulsions, les initiatives, l’imaginaire y sont tout de suite transformés en marchandises et ainsi privées de leur fonction sociale. C’est aussi une technique pour canaliser, fragmenter l’énergie révolutionnaire. S’il y en a un qui a l’idée « make love not war », cela devient un mouvement. Et si un autre dit : oui mais seulement pour les homosexuels cela devient un autre mouvement. Ou lesbien. Encore un autre mouvement. C’est ainsi que l’énergie révolutionnaire est rendue inoffensive par la transformation en marchandise, par l’étiquetage, par division. C’est cela que j’appelle l’étouffement de l’imaginaire par le marché, par l’instrumentalisation. Et ce danger existe dans toute société industrielle.

Umbrecht : Cela veut dire aussi ici [en RDA], penses-tu ?

Umbrecht : Le potentiel industriel n’est pas encore aussi puissant pour que le danger soit si grand, jusqu’à présent. Mais cela existe naturellement. Cela se passe ici plus à travers les institutions, par exemple (ce qui était un problème) l’action et la solidarité avec le Vietnam … Cela a toujours été fait à travers les institutions. Il n’y avait aucune possibilité de faire quelque chose en privé, par soi-même. On payait sa contribution. C’est allé si loin que l’on a déduit du salaire la contribution de solidarité. Je trouve cela mauvais. Quand on enlève aux gens la possibilité de faire, aussi de dire, quelque chose en tant qu’individu. Parce que les institutions leur enlèvent cette possibilité. Cela rend les gens politiquement immature, leur enlève toute envie.

Umbrecht : Cela veut dire que l’imaginaire serait déjà là ?

Müller : Oui, je pense que c’est pour cela que le théâtre doit soulever et traiter ces questions qui ne sont pas posées et traitées dans la presse. C’est là le point à partir duquel cela devient négatif. Si le théâtre ne pose pas d’autres questions, il n’a pas de fonction sociale, pas de fonction politique.

Umbrecht : Et maintenant les aspects positifs. Tu as commencé par les négatifs …

Müller : Oui c’est exact. Les aspects positifs sont directement liés aux négatifs. Il y a toute une série de questions qui ne sont pas traitées par la presse. Pour beaucoup de raisons sur lesquelles on pourrait disputer. Et donc le théâtre doit bien sûr prendre en charge les questions que la presse devrait traiter. Que cela soit nécessaire a sans doute à voir avec la faiblesse des traditions démocratiques en Allemagne.

Umbrecht : Je dirais que cela donne en même temps à l’art un rôle trop important.

Müller : Oui

Umbrecht : Il s’ajoute à cela que des pièces de théâtre deviennent des évènements politiques. Je ne connais pas cela en France. Comme par exemple à ce qu’on m’en dit, je ne l’ai pas encore vu, Les bains publics* [Wladimir Maïakovski] qui serait un évènement politique.

Müller : Je ne l’ai pas vu. Je ne crois pas que cela en soit un, mais…

Umbrecht : Tu as écrit : « L’art trouve sa légitimité dans la nouveauté = est parasitaire si on peut le décrire avec les catégories actuelles de l’esthétique*». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Müller : Oui. Une anecdote que je raconte toujours à cette occasion explique peut-être cela le mieux. Mais à toi, je ne l’ai pas encore racontée, je l’espère. On a demandé à la Ulanowa* ce qu’elle voulait dire avec une certaine danse. Elle a répondu : si je pouvais le dire autrement que par cette danse, je n’y aurais pas travaillé durement pendant quatre mois. Je veux dire que cela a longtemps été et est encore un problème avec la compréhension de l’art, avec le débat sur l’art, de présupposer que l’on peut décrire une pièce de théâtre de manière adéquate en prose, que l’on peut décrire un poème dans une analyse. Si cela était, ce serait réellement parasitaire de permettre à des gens d’avoir, avec l’argent des autres, le temps libre pour écrire des poèmes. C’est cela que je veux dire. Ce malentendu a conduit dans le passé à des controverses stupides sur les œuvres d’art. Parce qu’il y a toujours de la latitude… je veux dire que, pour chacun, l’œuvre d’art agit différemment et, si l’on veut établir un faux consensus, il se fera au détriment de l’art.

Umbrecht : J’ai posé tout à l’heure la question de l’esthétique de Heiner Müller parce que tu as dit dans ce numéro de Theater der Zeit qu’ « aucune littérature dramatique n’est aussi riche en fragments que la littérature allemande » et plus loin que « la nécessité d’hier est la vertu d’aujourd’hui : la fragmentation d’une action souligne son caractère de processus, empêche la disparition de la production dans le produit, la marchandisation, transforme ce qui est représenté en champ d’expérimentation dans lequel le public peut co-produire. Je ne crois pas qu’une histoire bien construite ( la fable au sens classique ) puisse encore rendre compte de la réalité » . Pourrais-tu commenter ?

Müller : Oui. D’abord ce n’est pas nouveau. Brecht a déjà écrit en 1932 : « le pétrole se refuse aux cinq actes ». Il s’est intéressé à ce matériau, le rôle du pétrole dans l’histoire mondiale, et il en arrive tout naturellement à la conclusion qu’on ne peut pas en faire un drame en cinq actes. Et cela vaut en fait pour toute nouvelle réalité ou pour toute nouvelle approche, approche matérialiste, d’un matériau ancien. Cela n’entre plus dans les vieux canons, qu’on ne peut plus écrire comme les anciens mythes, etc.

Umbrecht : Ce qui a tout particulièrement retenu mon attention, c’est le mot « fragmentation ». Cela semble jouer un rôle important pour toi non qu’une histoire soit écrite du début à la fin mais…

Müller : Cela vient bien sûr d’une polémique, c’est pourquoi c’est surformulé. C’est d’abord une polémique contre une convention qui existait et existe chez nous qu’une histoire doit avoir un déroulement canonique. J’ai entendu récemment à l’entracte un spectateur, il y avait au programme une pièce de RDA, il avait bu, dire : je peux déjà vous dire que tout va bien finir, la classe va triompher ! La réalité est présentée de telle sorte qu’à la fin tout soit en ordre, que tout le conflit trouve sa résolution sur la scène, qu’on y réponde aux questions au lieu de laisser le public être confronté avec elles. On prive le public de ce travail en simulant le fait que tout cela a un début et une fin claire. Rien n’est laissé ouvert pour produire un effet. C’est peut-être là un procédé artistique mais je n’en ferai pas un évangile et je ne dirai pas qu’il faudrait par principe écrire de manière fragmentaire. Cela ne va pas du tout. Mais qu’en tous les cas l’on résiste à l’idée qu’une histoire se clôt sur la scène.

Umbrecht : Je voudrais si tu le permets faire une autre citation : « Un texte vit de la contradiction entre l’intention et le matériau ». Je crois qu’il y a là une réponse. J’aurais encore des questions sur … Il y a dans tes œuvres et dans ton travail une relation particulière à Shakespeare et à l’antiquité. Dans La Bataille, il y a des extraits de l’Iliade d’Homère.

Müller : Ce n’est pas de moi, c’est dans le programme. Ce sont les metteurs en scène qui l’ont fait. Je n’y suis pour rien. Je n’ai rien contre, je trouve cela correct.

Umbrecht : Tu as adapté une pièce de Sophocle ?

Müller : Ben oui. Cela s’est passé ainsi : [Benno] Besson* avait eu la proposition de mettre en scène Œdipe [Œdipe Roi de Sophocle]. Il ne savait pas trop quoi en faire. Il a trouvé cela très irrationnel, il était très irrité et m’a demandé ce que l’on pouvait faire. Je me suis souvenu qu’il y avait une traduction de Hölderlin de sorte que l’on pouvait avec relativement peu de travail élaborer un bon texte. J’ai simplement recopié et parfois modifié Hölderlin. C’était davantage une rédaction de la traduction de Hölderlin. Certes avec des modifications. Des modifications en apparence très minimes mais avec un bon texte on peut changer beaucoup avec de très petites modifications.

Umbrecht : Cela ne veut pas dire que tu cherches quelque chose de particulier dans cette littérature ?

Müller : il y avait une raison, un point de vue peut-être tout à fait général. Ce n’est actuellement plus aussi important mais à l’époque cela me paraissait important, vers la fin des années 1950, il y avait certains parallèles. Toutes ces affaires, tous ces conflits que l’on trouve dans les drames antiques, enfin grecs, sont en relation avec le passage à la société de classe, avec la naissance de la société de classe. Et maintenant il est question, du point de vue programmatique du moins, de l’abolition de la société de classe. Et il y a peut-être là une nouvelle manière de voir ces vieilles histoires. C’était cela le point de départ.

Umbrecht : La question Brecht. Les festivités semblent en préparation, oui ? J’avais depuis longtemps l’intention de poser la question : Heiner Müller, que signifie faire du théâtre après Brecht. Je veux dire on ne peut pas ignorer Brecht et je crois que l’on doit se poser la question que peut signifier Brecht pour la RDA ? C’est-à-dire quel Brecht et en quoi Brecht est important aujourd’hui ?

Müller : Pour moi en ce moment ne sont pas importantes les pièces paraboles, Le cercle de craie, Se-Tchouan. Puntila ne m’intéresse pas non plus. Les pièces considérées comme classiques. Galilée c’est autre chose, je trouve cette pièce très intéressante parce que c’est la plus personnelle. Pour moi les pièces les plus importantes aujourd’hui ,en RDA, ce sont les Lehrstücke et les premières pièces qui sont très peu jouées. Parce que les pièces paraboles reposent sur une vision du monde qui au regard d’aujourd’hui est très simplifiée. Elle repose sur une division du monde, de l’histoire, en deux : un avant la révolution et un après. Et avec une telle séparation simplifiée, en deux, on ne peut pas en ce moment faire du théâtre politique ici. Même si on a longtemps essayé de le faire. On ne peut pas se contenter de montrer combien le capitalisme est mauvais et croire que les gens vont rentrer tranquillement chez eux en trouvant le socialisme bon. Cela ne mène nulle part. D’un autre côté, je crois volontiers que les pièces tardives de Brecht contiennent beaucoup d’explosif politique y compris pour ici. Je pense seulement qu’il faudrait les casser. Je veux dire qu’il serait nécessaire de casser les textes de Brecht pour les sortir de leur canonisation. C’est-à-dire les mettre en scène différemment de Brecht, de Wekwerth*. Il faut de nouvelles approches pour que les textes puissent à nouveau travailler. De la manière dont on le fait ici en ce moment les textes ne travaillent plus, ce sont des textes d’opéra, des monuments, ils ne travaillent plus.

Umbrecht : Qu’est-ce qui te paraît important dans les Lehrstücke, les premières pièces.

Müller : Pour les Lehrstücke, un exemple tout simple : un texte de Brecht dans la théorie des pièces didactiques évoquait la nécessité pour les fonctionnaires de jouer à l’occasion des fonctionnaires et de brûler des dossiers sur la scène. Ainsi, en répétant régulièrement leur geste, ils acquerraient une autre relation aux dossiers. Un jeu. La fonction sociale est immédiatement évidente… Et les premières pièces sont intéressantes car pour elles vaut ce que disait Brecht sur le Sturm und Drang ou Shakespeare dans leur relation au classicisme allemand, c’est-à-dire sur les derniers Goethe et Schiller, à savoir qu’ils contiennent encore du matériau brut. Et que tout le matériau contenu n’est pas devenu forme, n’a pas encore été transformé en forme. Cela s’applique aussi aux pièces tardives de Brecht. Il y a à cela des raisons historiques, biographiques. Avec l’émigration, il était coupé des luttes de classes en Allemagne, ce qui correspondait à la situation de Goethe à Weimar. Son Weimar était Hollywood. Un isolement relatif par rapports aux mouvements et luttes de classes. C’est difficile à briser aujourd’hui.

Umbrecht : J’ai encore un ensemble de questions sur le paysage théâtral de RDA. Je suis étonné, du moins à Berlin, du très petit nombre de pièces contemporaines d’auteurs contemporains. D’où cela provient-il ?

Müller : Il y a d’abord une grande divergence entre les besoins des gens de théâtre, ceux qui font du théâtre, et le large public. Le public est maintenant, je crois, plutôt apolitique. C’est le résultat d’un mauvais théâtre, d’une mauvaise littérature théâtrale. Et d’une mauvaise politique culturelle. De la manière dont c’est fait actuellement, le public est d’abord intéressé à l’opérette aux variétés. On le constate tout simplement aux statistiques. Les plus grands succès populaires sont les opérettes. Et les contes dans le théâtre pour enfants.

Umbrecht : J’interromps. Peut-on dire aussi que certaines pièces soviétiques, qui sont des pièces très critiques, qui ont eu un succès public.

Müller : Tu veux dire Gelman ?

Umbrecht : Je pense à « Prime, protocole d’une réunion ». Quel autre a eu un grand succès ? Ah oui Les bains publics, des choses comme ça.

Müller : Certainement. De telles pièces sont rares chez nous. D’un autre côté, pour ce qui concerne La prime, je suis un peu sceptique. Parce que c’est une pièce très journalistique, d’un genre très journalistique.

Umbrecht : Je suis sceptique aussi. C’est vraiment comme tu l’as décrit : la solution apportée sur le plateau.

Müller : Justement. Et l’on traite des questions sociales et historiques comme de questions morales. Je trouve cela faux par principe même si je comprends comment cela arrive.

Umbrecht : Moi aussi.

Müller : Mais il n’est guère possible à un auteur de le faire ainsi, ici. Car, si l’on insiste sur les questions, on en arrive à des problèmes politiques, historiques. Et là il devient plus compliqué de porter les pièces sur scène… Donc, si tu demandes pourquoi il y a si peu de pièces contemporaines… Il y a …ou des pièces contemporaines qui sont jouées. Il y en a pas mal. Il y a eu en 1954, non cela devait être en 1952, je n’en suis pas tout à fait sûr, ici, le projet de renouer avec la tradition de l’agitprop. Et de créer des groupes d’agitprop. Tu connais le concept ? Et diverses personnes ont été interrogées. Brecht aussi l’a été. Il a écrit 10 thèses. Qui n’ont pas été publiées. Je pense en particulier à deux d’entre elles. L’une stipulait que l’agitprop n’a de sens que si l’on peut divulguer les noms, noms et adresses de ceux qui sont responsables, coupables d’anomalies, de défectuosités, des erreurs représentées. Si cela reste anonyme, cela n’a pas d’effet. Deuxième point : cela n’a de sens que si peuvent être abordées des questions qui retiennent de grandes parties de la population de travailler avec nous. Et aussi longtemps qu’il ne sera pas possible de traiter ce point dans le drame contemporain, cela restera un problème.

Umbrecht : Toute une série d’écrivains sont partis ces derniers temps. Je pense qu’au vu de leur nombre on ne peut plus l’analyser comme des cas individuels. C’est un problème politique.

Müller : oui.

Umbrecht : La réponse qui est faite, on pourrait dire Kurt Hager* a répondu : « c’est la faute à l’impérialisme qui essaye d’enfoncer un coin entre les intellectuels et le parti, la classe ouvrière. Et de les détourner ».

Müller : C’est sûrement vrai. Je veux dire c’est un aspect. Les médias ouest-allemands ont naturellement sans cesse essayé et essayent d’influencer en ce sens. D’un autre côté on les prend trop au sérieux. C’est le deuxième aspect.

Umbrecht : Trop au sérieux ?

Müller : Oui. Les médias ouest-allemands, la presse, c’est clair. Dès qu’un auteur a des difficultés ici, il est un génie là-bas. Cela de toute façon. Il en a été ainsi ces vingt dernières années et cela continue.

Umbrecht : Mais c’est aussi un problème ici. Je veux dire c’est un peu simplifié.

Müller : C’est clair. Je veux dire, c’est un aspect, il y en a d’autres.

Umbrecht : Tu veux en parler ?

Müller : On comprend à l’ouest la politique culturelle dans le sens où nous l’entendons ici de manière trop étroite. Ce qui en forme la base est ce que nous appelons ici la rupture du privilège de la connaissance et de la culture [Bildungsprivileg]. Pas besoin que je l’explique davantage, non ? Cela, c’est le fondement. Et la condition d’une élévation du niveau d’instruction est son élargissement. Ce qui se traduit évidemment dans cette phase de transition au détriment du sommet.

Umbrecht : Du quoi ?

Müller : Des élites, si l’on n’y prend pas garde. Quand on élargit le niveau, il est dans un premier temps plus difficile de produire de la qualité supérieure.

Umbrecht : Ah bon, oui

Müller : Je veux dire que c’est une loi simple. L’essentiel – et la réussite de cette politique culturelle – est qu’il existe ici un public beaucoup plus large pour tout. Aussi pour la littérature. Un autre aspect concerne le fait que les écrivains et je crois tous les artistes sont des privilégiés en comparaison avec une grande partie de la population. Et le fait d’être privilégié conduit beaucoup d’entre eux à l’isolement par rapport à ce qui se passe ici. Un isolement par rapport aux vraies questions d’ici. Quand les gens n’ont pratiquement pas de problèmes matériels – et pratiquement aucun écrivain n’en a (on peut parfaitement vivre en n’ayant écrit qu’un seul livre, il y a beaucoup d’exemples) – cet isolement conduit à ce que l’on accorde à son propre domaine de travail isolé trop d’importance. D’un autre côté, les fonctionnaires responsables des questions artistiques sont dans beaucoup de cas en-dessous du niveau. Ils en savent trop peu. Et l’insuffisante qualification des fonctionnaires a renforcé l’isolement des artistes. Parce qu’un dialogue authentique ne peut se faire qu’entre personnes qui partagent les mêmes conditions de savoir et de culture. Que les fonctionnaires ne pouvaient acquérir dans cette période. Ils avaient bien d’autres choses à faire. Il en résulte très souvent des décisions bornées, des décisions bêtes contre et sur l’art. Je crois que c’est un aspect principal sans cette vague de départs. Il faut différencier aussi. Le cas Biermann est différent de celui de Kunze*. Kunze à partir d’un certain moment est arrivé ou allé sur une position qui n’a plus rien à voir avec la RDA. Par exemple, un livre comme Les années merveilleuses, ce qu’il décrit tu peux le trouver aussi en Belgique ou en Allemagne fédérale ou dans n’importe quelle province. Un tel comportement, par exemple des policiers contre la jeunesse, tu peux le trouver partout. Cela n’aurait jamais fait à ce point sensation si ce n’avait été rapporté à la RDA. Et l’appréciation portée sur Kunze n’est pas en relation avec son talent. Je le crois. Son cas a incroyablement été monté en épingle.

Umbrecht : Ce n’est pas tout à fait mon avis. Je veux dire : bien sûr, on peut dire cela de Kunze mais je ne sais pas si c’est ainsi qu’il faut aborder la question. J’ai l’impression que Kunze et Biermann relève du même problème.

Müller : Je ne crois pas

Umbrecht : Le problème, je veux dire que si on n’avait pas fait de difficultés à Kunze, il n’aurait pas disparu comme auteur.

Müller : Oui.

Umbrecht : Le problème pour moi est celui d’une libre confrontation idéologique.

Müller : Oui, oui. C’est sûrement un problème, c’est clair. Sauf que pour moi… Biermann de mon point de vue a une position romantique. On ne peut pas critiquer Ulbricht* à partir d’un Thälmann* idéalisé c’est-à-dire critiquer la position d’Ulbricht à partir d’un Thälmann fictif. Et si l’on veut comme auteur agir politiquement, il faut savoir que la politique est faite entre autre de compromis. Cela ne veut pas dire faire des compromis dans ses textes. On doit savoir qu’ici, dans une telle société, la littérature ne peut exister séparée de la politique. Et l’on doit savoir que ce qui concerne la publication, la diffusion, c’est de la politique ici. Pas tant l’écriture elle-même mais le traitement de ce qui est écrit est ici quelque chose de politique. Bien plus que par exemple en Allemagne fédérale. Et il faut savoir que la politique signifie entre autre que l’on a affaire aux catégories du possible. On ne peut exiger l’impossible. Cela ne conduit pas à une extension du domaine du possible.

1977
Traduction Bernard Umbrecht

Lehrstück : Pièce didactique. Assez compliqué à définir. Destinées aux amateurs qui devaient apprendre en pratiquant, les Lehrstücke ont aussi été des pièces radiophoniques.

Aufklärung au sens d’instruire, éduquer, former au rationalisme, expression issue de la philosophie des Lumières

Le philosophe Wolfgang Heise (1925-1987), admirateur de Hölderlin, enseignait l’Histoire de l’Esthétique à l’Université Humbold de Berlin. Wolf Biermann l’avait qualifié de « Mon Voltaire de RDA »

Phantasie : J’avais tenté de définir le mot Phantasie comme le domaine presque magique de l’imaginaire, la capacité de voir autre chose que ce qui est montré, donné.

Heiner Müller: Lettre à Martin Linzer 1975 in « Theater der Zeit » 8/1975Theaterarbeit. Berlin: Rotbuch, 1975, S. 124.

Le 30. September 1977, a eu lieu la Premiere de la pièce de Wladimir Majakowski, Bains publics au Deutsches Theater Berlin dans une mise en scène de Friedo Solter.

Galina Oulanova, « première ballerine absolue » du Bolchoï

Benno Besson ,acteur et metteur en scène suisse a participé avec Brecht aux début du Berliner Ensemble. De 1977 à 1982, il a dirigé la Volksbühne.

Manfred Wekwerth : Directeur du Berliner Ensemble de 1977 à 1991

Alexander Isaakowitsch Gelman, journaliste soviétique devenu scénariste et auteur de Protocole d’une réunion sorte de plaidoyer pour la transparence dans la production qui deviendra le scénario d’un film

Kurt Hager : Membre du Bureau politique et idéologue en chef du SED (Parti socialiste unifié de RDA)

Reiner Kunze Les Années merveilleuses, traduction François-Réné Daillie, Seuil, 1978.

Walter Ulbricht : Premier dirigeant de la RDA de 1949 à 1971.

Ernst Thälmann : Dirigeant du Parti communiste allemand , député de 1924 à 1933, année où il sera arrêté. Après 11 années de prison, il sera fusillé en 1944 sur l’ordre de Hitler.

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