Heiner Müller/Essai biographique (4) : Menton rond, menton pointu

Heiner Müller raconte à Alexander Kluge une histoire de menton rond qu’il n’avait pas et de menton pointu, le sien, et comment il a rêvé de sa mère en Érinye. Suite de notre essai biographique en feuilleton.
Heiner Müller et sa mère

Heiner Müller et sa mère

Extrait de Alexander Kluge  : Müller im Zeitenflug / Actualité des métamorphoses d’Ovide
Heiner Müller : Enfant j’avais lu un roman de Mirko Julisch, c’était des romans de chefs d’armées, du genre Hannibal et tout cela, il y avait dans l’un de ces romans une phrase qui m’a affectée, elle parlait de Scipion. « Il avait le menton rond des chefs d’armée ». Je ne peux pas prétendre avoir un menton rond. Cela m’avait beaucoup affecté à l’époque, à l’âge de dix ans, de ne pas pouvoir devenir chef d’armée parce que j’avais un menton rond. [Müller dit cela en se marrant, bien entendu, ce que l’on ne perçoit pas du tout dans les transcriptions écrites] J’ai peur de la fondation, c’est ma peur, je crois. Mais cela veut dire aussi que je suis contraint à l’art, à l’écriture.
Alexander Kluge : Un expert en masculinité dirait que c’est une réaction féminine.
Müller : Parfaitement exact, c’est clair.
Kluge : Les fondateurs sont autres, Thésée qui tue des géants, fonde des villes etc, ce sont des fondateurs. Et on ne veut pas être coupable. Comme il est dit chez Claudius [Matthias Claudius]: Je ne souhaite pas en être responsable. C’est un instinct collectif qui a quelque chose du planteur. Si tu devais décrire ta mère et toi sur cette image. Est-ce que tu te souviens quand a été prise cette photographie ? Tu portes des bretelles.
Müller : Oui des bretelles bavaroises, je porte une culotte bavaroise.
Kluge : et ta mère, très jeune
Müller : et très autoritaire, dans le regard, comme ça…
Kluge : Énergique
Müller : Oui, oui. Cela exprimait naturellement aussi sa peur d’être photographiée, d’où cette fixité et ce regard dans cette attitude. Mais il y a autre chose aussi. Il y a un pouvoir dedans.
Kluge : Un pouvoir soignant.
Müller : Oui, oui.
Kluge : Es-tu son messager ?
Müller : Il y a de ces questions. Il s’est trouvé que j’avais rêvé d’elle peu avant qu’elle ne meure. Elle est morte il y a six mois, et c’était un rêve étrange, terrible aussi. Mais je ne savais pas que c’était elle. J’ai rêvé qu’une vieille femme aux cheveux blancs se dirigeait vers moi, en Furie. Quand je me suis réveillé, je savais que c’était ma mère.
La maman en vieille Erinye. On trouve trace de ce rêve dans les archives sous forme d’une association de mots clés (HMA 4476). Le texte rapporté par Peter Staatsmann dans Theater des Unbewussten (Le théâtre de l’inconscient) –Stroemfeldverlag, page 56 – est écrit à la main.
Dream
Meine Mutter die alte Erinnye
Mit dem Feuerhaken (glühend) Furie
Lachend
In meine Schulter / die einen glühenden Feuerhaken
lachend in meine Schulter schlägt
(Du bist mein Sohn)
Dream
Ma mère la vieille Érinye
avec le tisonnier (incandescent) Furie
Riante
Dans mon épaule : qui avec un tisonnier incandescent
en riant frappe dans mon épaule.
(Tu es mon fils)
Le travail du rêve dans l’écriture de Heiner Müller pour un théâtre du rêve est un sujet en soi que je n’aborderai pas ici. Je m’en tiens à des fragments (auto)biographiques sachant que l’autobiographie est un roman. On voit dans cet exemple ce travail du rêve qui est toujours aussi un travail sur le mythe s’esquisser. Ici le mythe des Érinyes.
Les Érinyes, ou Euménides chez les Grecs qui sont Furies chez les Romains sont des divinités de la vengeance. Elles sont nées, d’après Hésiode, de la Terre fécondée par une goutte du sang provenant de l’émasculation d’Ouranos. Ce sont de puissantes forces obscures chargées de châtier – en rendant folles leurs victimes – les crimes susceptibles de troubler l’ordre social, moral, de surveiller les enfers et d’y terrifier, voire d’y torturer, les âmes des mort. Elle sont trois Allecto, Mégère et Tisiphone. Elles sont impitoyables.
Ainsi chez Ovide,
«  Tisiphone saisit une torche ensanglantée, revêt, implacable, une robe que rougit un sang encore humide, prend en guise de ceinture un serpent ondoyant »
Plus loin :
« Elle s’assit dans l’entrée, et, étendant ses bras entrelacés de nœuds de vipères, secoua ses cheveux ; on entendit le bruit des vipères agitées, les unes couchées sur ses épaules, d’autres glissant sur sa poitrine ; elles sifflent, vomissent leur venin, et dardent leurs langues ». (OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE IV. Source bilingue)
Le venin provoque la folie.
Heiner Müller éprouve un sentiment de culpabilité envers sa mère, de même d’ailleurs envers son père comme nous le verrons également. Heiner Müller qui avait de grandes difficultés relationnelles avec elle qui était revenue en RDA après le décès de son mari n’a pas réussi à les surmonter pour lui rendre visite à l’hôpital. A Alexander Kluge dans un autre entretien, il raconte :
« C’était assez idiot, je ne l’ai plus revue. Nous étions en Italie et nous avons entendu qu’elle a été hospitalisée, en unité de soins intensifs, sous perfusion. Lorsque nous sommes revenus – c’est un sentiment de culpabilité chez moi, il m’a fallu deux jours pour me réacclimater et je ne lui ai pas rendu visite. Lorsque le troisième jour j’ai voulu y aller elle était déjà morte ».
Elle est décédée de 27 avril 1994 à l’âge de 89 ans.
Au début de l’entretien, Heiner Müller évoque un roman lu à l’âge de 10 ans dans lequel le héros est décrit comme  pourvu d’un menton rond. Dans la retranscription l’auteur est nommé Mirko Julisch. Il s’agit probablement de Mirko Jelusich, écrivain autrichien (1886-1969) auteur entre 1929 et 1939 d’un César, Cromwell, Hannibal (1934), Henri le Lion. Adhérent du parti nazi, propagandiste de l’Anschluss, il a été un personnage clé de la politique culturelle nazie en Autriche.
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