L’histoire du tailleur qui voulait voler de ses propres ailes

Le dispositif technique de vol mis au point par Albrecht Ludwig Berblinger, tel qu’il a été reconstitué pour les besoins du film que lui a consacré Edgar Reitz., présenté ici dans l’exposition Décollage. La vision du vol à ULM

Les expositions et les commémorations sont des sortes de machine à remonter le temps. Avec l’une d’entre elles, projetons-nous 200 années en arrière, très exactement à la date du 31 mai 1811, l’année de la Grande Comète.
Pour le lieu, nous pouvons, comme le train, depuis Bâle, remonter le long du Rhin jusqu’au Lac de Constance et, à Friedrichshafen, bifurquer vers le nord, jusqu’à ULM après une centaine de kilomètres. A vol d’oiseau, c’est bien entendu plus court. C’est justement de cela qu’il est question. De vol d’oiseau. Nous sommes dans le sud de l’Allemagne dans le Bade Würtemberg à la frontière de la Bavière, et plus exactement encore dans l’exposition Décollage. La vision du vol à la Maison municipale (Stadthaus)
Toute la presse allemande s’est rendue au moins une fois dans la ville de naissance d’Albert Einstein, cette année, au printemps. En quel honneur une telle unanimité ? Pour fêter le bicentenaire d’un évènement paradoxal : la tentative de voler entreprise par Albrecht Ludwig Berblinger, plus connu sous le nom de tailleur de la Ville d’ULM, titre d’un poème de Brecht, ici librement traduit :

Le tailleur de la Ville d’ULM
1592

Hé Monseigneur, je peux voler,
Dit le tailleur à l’évêque :
Regarde comment !
Et il grimpa sur le grand, grand toit de l’Eglise
Equipé de trucs qui ressemblaient à des ailes.
L’évêque poursuivit son chemin
« Tout ceci n’est que mensonges,
L’homme n’est pas un oiseau
Jamais un homme ne volera »

« Le tailleur est décédé »,
Rapportèrent les gens à l’évêque.
Quelle agitation !
Les ailes se sont complètement fendues,
Il gisait complètement brisé
Sur la dure, dure place de l’Eglise.
« Que le cloches sonnent,
Tout ceci n’était que mensonges,
L’homme n’est pas un oiseau
Jamais un homme ne volera »,
Dit l’évêque aux gens.

Brecht a fortement antidaté l’évènement de 1811 en le situant en 1592. Je n’ai pas résolu le mystère de cette date. Une artiste plasticienne de Leipzig, Ute Richter, dont une œuvre que nous présenterons plus loin est inspirée du poème, suggère l’évocation de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Celle-ci a eu lieu en 1492.. Brecht en évoquerait-il le centenaire ? Il situe par ailleurs la tentative du tailleur d’ULM dans une relation avec un dogme de l’Eglise. Elle n’a pas eu lieu devant l’évêque mais devait se dérouler pendant la visite du roi de Würtemberg. Elle n’a pas fini sur le parvis de l’église mais dans le fleuve. D’où d’ailleurs la dimension paradoxale de ce “bicentenaire”dans la mesure où il commémore un échec. Il y a eu à partir de 1986 un changement de paradigme, notre drôle d’oiseau est passé du statut d’antihéros à celui de pionner de la technique et placé au début d’une lignée qui mène à Otto Lilienthal et à l’invention du deltaplane ainsi que , ans le domaine du plus lourd, à Zeppelin. Le tailleur d’ULM est devenu le symbole de l’innovation technique. La Frankfurter Allgemeine Zeitung titre son article : le bricoleur d’ULM en utilisant le mot Tüftler qui signifie aussi « songe creux » ou « celui qui se livre à des subtilités. L’exposition qui lui est consacrée ou les prix qui portent sont nom sont tournés vers le futur du fait aérien. On peut dès lors se demander si ce n’esty pas d’abord la technique et sa théâtralisation qui est célébrée.

Revenons à l’histoire des historiens. A la fin du 18ème siècle, ULM est dans une situation précaire tant sur le plan économique que géopolitique. C’est une période de bouleversements dus à la Révolution française puis aux guerres napoléoniennes qui redessinent la carte de l’Europe. Fils d’un employé de l’arsenal, Albrecht Ludwig Berblinger naît en 1770 et grandit dans un milieu technique marqué par l’armurerie. Après la mort de son père, à treize ans, il passe une année à l’orphelinat. A sa sortie, son père adoptif le mettra en apprentissage. Il sera tailleur, profession qu’il exercera avec succès. En 1794, il est impliqué – marginalement – dans “l’affaire des canons ” qui témoigne de la sensibilité d’ULM aux idées de la Révolution française. Un groupe d’habitants bloque le départ de cinq canons destinés au pays de Bade empêchant ainsi qu’ils puissent être employés contre les armées de la Révolution. ULM perd son statut de ville impériale et devient bavaroise. Le traité de Compiègne de 1810 divise la ville en deux, de part et d’autre du Danube. L’ancienne ville d’ULM réintègre le duché de Wurtemberg. D’où l’enjeu de la visite, le 30 mai 1811, de Frédéric I que Napoléon a fait roi du Würtemberg. Le comité d’accueil présidé par Ferdinand Ludwig von Zeppelin, le grand-père du fameux comte Zeppelin qui allait construite les terrifiants dirigeables qui portent son nom, demande à Berblinger d’avancer la date de sa tentative de vol pour honorer la visite du roi.

Auparavant, notre tailleur s’était adonné à quelques ingénieuses inventions . Il avait notamment mis au point une machine pédestre, une prothèse orthopédique articulée.

Il n’obtient pas du gouvernement de Bavière les encouragements escomptés et se tournera vers un autre type de prothèses : les ailes. Il semblerait que le renoncement après un premier échec soit une des caractéristiques du personnage. Retenons ici que quand il se tourne vers l’art de voler à la manière des oiseaux, il conservera l’idée de prothèses directement attachées au corps et mues par la force musculaire.

Depuis l’invention des frères Montgolfier, l’aérien est à la mode. Les spectacles d’envol en ballon font le tour de l’Europe. Il y en aura à ULM. Le public est aussi friand de ces exploits qu’impitoyable en cas d’échec. Ce sont les jeux du cirque de l’époque.
En 1808, Johann Jacob Degen, horloger à Vienne (Autriche) réussit à voler à l’aide d’un machine de 6,70 mètres d’envergures construite en roseau et en papier verni. Les ailes sont actionnées par les bras et les jambes à l’aide d’un mécanisme de levier. Elles sont munies de clapets permettant de jouer avec les vents.

Le vol réussit à Vienne mais échoue à Paris où Degen se fera huer. Il construira plus tard une machine volante ancêtre de l’hélicoptère.

Le principe de Berblinger est quelque peu différent. Il est encore plus celui de l’homme augmenté qui veut littéralement se laisser pousser des ailes et transformer son corps en oiseau. Pas de clapet, pas de levier, les ailes seront fixées au corps par un harnais. A l’instar des oiseaux qui nichent sur les hauteurs pour pouvoir prendre leur envol, il prévoit de s’envoler du haut d’une tour.

La date de l’essai est fixée au 4 juin 1811. Mais le roi arrive le 30 mai. A la demande du Comité des fêtes, elle est avancée en l’honneur du visiteur. Une aile cassée empêche l’envol. Le roi s’en repart. Le lendemain, Berblinger monte sur la Bastille de l’Aigle surplombant le Danube. Elle est pour l’occasion rehaussée d’un échafaudage. Le tout fera 13 mètres de haut. Max Eyth, ingénieur et écrivain a tenté près d’une centaine d’années plus tard de décrire l’évènement dans un roman intitulé : Le tailleur d’ULM, histoire d’un homme né 200 années trop tôt :

Le voilà prêt, il regarda devant lui cette mer aérienne, libre et sans rivage. Un léger frisson, une petite hésitation le firent vibrer corps et âme. Ce n’était pas la peur de la chute mais la tension de l’attente, celle de savoir ce que la prochaine minute allait faire des espoirs des soucis du travail de toute une vie (…).Il pris autant d’élan que les dimensions de la plateforme le permettaient et se lança. Ce qui arriva au cours des 5 secondes qui suivirent se laissent difficilement raconter en minutes. Il senti la force au tout début portante puis immédiatement tombante des ailes. Puis vint la chute – une demie éternité.

Ce sera le grand plouf dans le Danube sous les quolibets de milliers d’habitants de la ville d’ULM qui s’étaient massés sur la rive du fleuve. Il sera héros de caricature. Il s’enfuit, quitte la ville. Il tentera d’y revenir mais ne parviendra plus à reprendre pied.Il ne refera pas d’autre essai, n’inventera plus rien. Il sombrera dans l’alcool et l’addiction au jeu.
Pourtant il semblerait bien que cela ait marché. Quelques jours avant son échec, il serait parvenu selon certains témoignages à voler de jardins en jardins comme un oiseau.

On lit dans l’extrait du roman cité plus haut et écrit au tout début du 20ème siècle, de mettre l’air à la place de la mer qui apparaît comme bordée encore de rivages alors que l’espace aérien, lui, n’est pas borné.
Avec l’envol depuis une tour de guet sur les remparts de la ville, les sauts pardessus les clôtures des jardins, la tentative de survol du fleuve frontière, nous trouvons une série de métaphores qui accompagnent dès le début le fait aérien, tous les ingrédients inscrits dans le mythe d’Icare tel que décrit par Ovide :

Dédale emprisonné par Minos avec son fils Icare en Crète voyant la mer fermée devant lui, dit : Que les terres et les ondes me fassent obstacle, soit ! Mais le ciel reste ouvert. Nous irons par là ; Minos peut bien maîtriser tout, il n’est pas maître de l’air.

Le saute frontière, la technique comme moyen de transcender l’émiettement font partie de la mythologie allemande, non sans risque de monstrueuse perversion. Dans l’exposition se trouve une citation du philosophe Leibnitz (1646 -1716:

Alors Dieu a pour ainsi dire placé un verrou devant les hommes. Si les hommes pouvaient aussi circuler dans les airs il n’y aurait plus moyen de réfréner leur méchanceté.

C’est ce qui arrivera. Un peu plus loin sera évoqué le tableau de Picasso Guernica peint après le bombardement aérien de la ville par la légion allemande Condor. Ce bombardement est un des premiers raids de l’histoire de l’aviation militaire sur une population civile sans défense. On aurait pu évoquer aussi à la suite Dresde et Hiroshima. Ainsi que la profession de foi futuriste de Marinetti :

Des ailes dorment dans la chair de l’homme… Nous pouvons prévoir dès aujourd’hui un développement du bréchet sur la face externe du sternum, qui sera d’autant plus considérable que l’homme sera meilleur aviateur.

Walter Franck qui cite le passage le commente ainsi :

Les futuristes ne présenteront pas seulement l’avion comme l’outil de la modernité, un vecteur de la vitesse permettant de recomposer le monde des formes. Le vol introduit de fait à la détermination d’un monde nouveau directement appréhendable par la «vision à pic» qu’encense en 1912 le Manifeste technique de la littérature futuriste
Walter Franck TENTATIVES DE VOL
Formes définitives d’une économie esthétique de l’aérien. Page 44

Paul Virilio évoque aussi cette citation qu’il place dans la bouche de Goering en compagnie d’une autre : chaque allemand devrait apprendre à voler. Le Maréchal de l’Air nazi rêvera, écrit Virilio, d’installer dans l’espace aérien, la Fliegende Nation (la nation volante), le dêmos nazi. (Cf Vitesse et politique. Editions Galilée page 45)

Les informations et documents complémentaires à l’exposition sont extraits du livre de Wolf-Dieter Hepach et Wolfgang Adler Flugpionnier in ULM 1811-1911, publication des Archives de la Ville d’ULM

Un moineau comme ingénieur conseil
Avant de quitter ULM, une petite carte postale :

Sur le toit de la très belle cathédrale – protestante – d’ULM, se trouve la statue d’un oiseau. Ce moineau sorte d’ingénieur conseil est emblématique de la ville. La légende raconte comment des artisans s’efforçaient de pénétrer par la porte de la ville leur chargement de bois de construction qu’ils avaient mis en travers de la charrette comme la branche dans le bec du moineau. Ils s’échinèrent désespérément jusqu’au moment où l’oiseau leur montra en prenant la brindille dans l’autre sens, qu’il leur suffisait de tourner leurs poutres dans le sens longitudinal pour réussir à passer la porte. Depuis on honore le moineau d’ULM qu’on trouve partout dans la ville.

Ute Richter
L’installation de l’artiste plasticienne Ute Richter inspirée par le poème de Brecht s’intitule ULM 1592. Elle est faite de feuilles à dessin roulées adossées à un mur avec les inscriptions Evêque et Tailleur.

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