La péripétie rhénane v(éc)ue par Hölderlin

Le Rhin, peu après sa source, « s’en est allé  sur le côté » dit Hölderlin. Le chaos contient la possibilité d’un tournant.

Le jouvenceau déchaîné

Mais à présent, au-dedans de la montagne,
Profondément enfoui sous les cimes d’argent
Et sous l’émeraude radieuse,
Où les forêts frémissantes
Et les crêtes des rochers en terrasses
Plongent leurs regards vers lui, jour après jour, là-bas
Dans l’abîme glacial, je l’entendais
Pousser des lamentations le jouvenceau
Pour sa délivrance, ils l’entendaient
Se déchaîner, accuser la terre-mère
Et le dieu tonnerre qui l’engendra,
Ses parents pris de pitié, pourtant
Les mortels s’enfuirent de ce lieu,
Car elle semait l’effroi, tandis que privé de lumière
Il se débattait dans les chaînes,
La fureur du demi-dieu.
(Friedrich Hölderlin : le Rhin
Traduction Kza Han et Herbert Holl
)
L’identité de Hölderlin peut être décrite à l’aide de sa théorie des rythmes. Dans le seconde partie de sa vie, Hölderlin n’a plus signé de son propre nom mais avec le nom de Scardanelli. Beaucoup de gens se sont creusé la tête sur cette énigme. Roman Jakobson a proposé une intéressante théorie linguistique selon laquelle des lettres du nom de Hölderlin apparaissent dans celui de Scardanelli et qu’en conséquence Scardanelli représenterait une permutation de Hölderlin. Cette théorie linguistique est tout à fait convaincante. On peut cependant y ajouter une autre pour expliquer le choix du nom. Un membre de la société Hölderlin (Rudolf Straub : Scardanal – Scardanelli. A propos d’une découverte pendant un voyage au pays des sources du Rhin) fit dans les années 1990 lors d’une balade dans la région où naît le Rhin une intéressante découverte : dans ce territoire, à l’endroit où le Rhin change de direction et passe d’une orientation vers le Sud à une orientation vers le Nord, sur les hauteurs de la vallée, se trouve un lieu appelé Scardanal. Si l’on veut, le Rhin opère ici une péripétie. Le rythme qui pousse vers le Sud se change en un autre rythme. D’abord le Rhin dévale les parois rocheuses, jusqu’à ce que le chaos des masses d’eau se rassemble et se transforme en un large fleuve s’écoulant vers le Nord. Hölderlin décrit cela le plus précisément non pas dans son chant Le Rhin mais dans le poème L’Ister.
…L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé. En vain ne vont
Au sec les fleuves. Mais comment ? Un signe fait besoin
Rien d’autre, pur et simple, pour que soleil et lune
Porte dans l’intime, inséparablement,
Et poursuive, nuit et jour aussi
Et les Célestes se sentent au chaud l’un contre l’autre.
C’est pourquoi ceux-là aussi sont
La joie du Très Haut….
(Friedrich Hölderlin : L’Ister
Traduction Kza Han et Herbert Holl)
Hölderlin considère les fleuves comme des jouvenceaux (Cf. dans le poème Heidelberg : « et le jouvenceau, le fleuve, partit dans la plaine… ») et son sillonnement, son cours comme une biographie. Dans le Rhin, il découvre la nostalgie d’un élan vers le Sud qui se trouve brisé parce qu’il a voulu aller trop vite au cœur de la mère. Selon la théorie de la péripétie de Hölderlin, apparaît pour lui, à l’endroit de la rupture, du changement de direction, une représentation décisive. Dans ce cas, il trouve même à cet endroit un nom à disposition, un nom de lieu  : un lieu nommé Scardanal. Hölderlin n’a pas permuté les lettres de son nom par hasard. Au contraire. Tout à fait en accord avec sa théorie de la naissance de l’idée par la rupture de rythme, il marque son identité de l’endroit du choc de la force du fleuve et du mur de pierres avec le changement du rythme qui en résulte. Hölderlin en tant que Scardanelli est celui qui s’efforce de se retrouver dans le chaos de la rupture.
Detler B. Linke
Hölderlin als Hirnforscher [Hölderlin chercheur en neurosciences]
Suhrkamp pages 102-104 Traduction Bernard Umbrecht
Avant de m’engager dans le commentaire de ce texte, je fais un petit retour sur le précédent.
Un lecteur du SauteRhin, Pierre Foucher, me fait remarquer, de bons arguments à l’appui- et je l’en remercie -, à propos de la traduction du mot Jüngling, dont je disais que c’était un jeune garçon, que :
« Chez Hölderlin, le mot « Jüngling » a une grande extension temporelle : il va de l’adolescence aux premières années de la vie adulte. (…) Pour évoquer la petite enfance, il se sert de « Knabe » (cf. Da ich ein Knabe war … ou les quatre premiers vers de An Herkules).
Le mot Jüngling célèbre toujours plus ou moins explicitement un jeune homme perçu comme en majesté, en fait : un demi-dieu (cf. « der entzückende Sonnenjüngling » (Sonnenuntergang), « der Jüngling, Apoll » (Götter wandelten einst …), ou le jeune Rhin de l’hymne que vous commentez, qualifié précisément et de « Jüngling » (v. 24) et de « Halbgott » (v. 31)). Je ne sais pas si Hölderlin évoque quelque part la figure d’Alexandre le Grand : il me semble qu’il serait pour lui le Jüngling par excellence. »
Je n’ai rien à redire à cela. Parmi les différentes traductions de Jüngling, j’ai rencontré Le Jeune ou L’adolescent ou encore Le juvénile. La traduction pour laquelle j’ai opté utilise le mot jouvenceau qui passe pour vieilli et qui signifie jeune, jeune homme. J’avais précisé que je lisais le texte pour lui-même n’étant pas familiarisé avec l’œuvre de Hölderlin. Quand j’écrivais jeune garçon, je pensais à l’âge que l’on prête à Héraclès évoqué dans le poème quand il a étranglé les serpents d’Héra, une dizaine de mois. En tout état de cause, dans le poème qui nous occupe, Jüngling s’oppose au père nourricier, le Vater Rhein. Pour avoir regardé , il y a quelques jours, sur Arte, la retransmission de La flûte enchantée de Mozart à la Scala de Milan, dans la mise en scène de Peter Stein, je me suis rendu compte que le Jüngling Tanino traduit en jeune homme signifie : celui qui a besoin d’être initié. Il a, lui, peur du serpent.
Revenons au « Jouvenceau déchaîné ».
Il semble qu’il y ait une petite erreur dans le texte de Detlef B. Linke, un chercheur en neurosciences, texte paru, je le précise, à titre posthume. Cela ne change rien au fond de son interprétation. Simplement, le Rhin, à Coire (Chur), n’opère pas un rebroussement mais un tournant. L’auteur auquel il se réfère, Rudolf Straub, le précise d’ailleurs : le Rhin s’écoule d’abord d’ouest en est, comme le Danube, avant d’opérer un tournant suffisamment important pour être qualifié de péripétie au sens dramaturgique du terme : un changement subit de situation dans une action dramatique, « Il s’en va sur le côté » dit Hölderlin. La nostalgie du sud est par ailleurs de toute façon présente aussi bien dans Le Rhin que dans L’Ister.
Vue aérienne de la bifurcation du Rhin vers le nord

Vue aérienne du changement de direction du Rhin vers le nord

Cette vue aérienne de l’aviation militaire suisse montre bien les orientations que prend le Rhin. Après être descendu des Alpes en deux parties qui se réunissent à Reichenau (15), il s’écoule vers l’est avant de bifurquer brutalement vers le nord à Chur (Coire) (18). Le hameau appelé Scardanal (13) se situe à proximité de cette péripétie. Nous sommes dans les Grisons. On y parle le romanche. Scardanal pourrait signifier quelque chose comme le déraciné, précise Rudolf Straub.
Venons-en au point essentiel de l’interprétation du nom auquel, à partir d’un moment, Hölderlin tenait : Scardanelli. Linke évoque la théorie linguistique de Jakobson, il y en a d’autres, on parle même d’un certain Tibor Skardanelli, manipulateur de « robot » joueur d’échecs (voir ici). Beaucoup de ces hypothèses reposent sur des jeux de langage. L’intérêt de celle qui nous occupe réside dans le fait qu’ ici il s’agit du rapport à un lieu et de la manière dont d’un changement de direction, d’un tournant naît une idée. Cela ne signifie pas qu’il y ait une relation directe entre le lieu et la métamorphose. « On ne voit rien de tout cela en contemplant simplement le paysage, encore moins sur une carte d’état major  » écrit Alexander Kluge (Dans Chronique des sentiments Livre I Histoires de base P.O.L. page 480 note 59). La poésie mobilise un ensemble beaucoup plus vaste de facultés que la seule observation visuelle.
Detlef B Linke qui considère Hölderlin comme un chercheur en art de vivre, écrit :
« La théorie hölderlinienne des rythmes et de la naissance des idées constituent un enrichissement intéressant des résultats actuels des neurosciences (Hirnforschung). Ses concepts formulés dans le cadre d’une poétologie trouvent leurs correspondances dans les modèles actuels des neurosciences. Ils ont été formulés par Hölderlin d’emblée en regard des facultés, des compétences humaines. La poésie joue ici un rôle central quand Hölderlin dit que la philosophie travaille sur une faculté alors que la poésie intègre toutes les facultés humaines ».
Et dans l’extrait que je commente ici :
« Tout à fait en accord avec sa théorie de la naissance de l’idée par la rupture de rythme, il marque son identité de l’endroit du choc de la force du fleuve et du mur de pierres avec le changement du rythme qui en résulte. Hölderlin en tant que Scardanelli est celui qui s’efforce de se retrouver dans le chaos de la rupture ».
Et en matière de chaos, Hölderlin (1770-1843) était servi par son époque qui se recoupe avec celle de Goethe (1749-1832)
«  L’époque de Goethe était une époque de chaos, dangereuse, imprévisible, inquiétante . Elle n’avait pas grand chose de ce sentiment de bien-être qui était si importante au conseiller privé chenu dans sa maison du Frauenplan. Partout l’ordre vacillait, tout allait sens dessus dessous à Weimar, en Allemagne, en Europe et sur cette orange amère, comme Lichtenberg appelait le globe terrestre. Des colonies devinrent des états, des rois perdirent leur tête, des imperators donnaient en spectacle sur la scène de l’histoire la version accélérée de la pièce didactique de la grandeur et de la décadence » (Bruno Preisdörfer : Als Deutschland noch nicht Deutschland war. Eine Reise in die Goethe Zeit. Lorsque l’Allemagne n’était pas encore l’Allemagne Un voyage dans l’époque de Goethe Verlag Galiani cité par Uwe Kalkowski)
Du chaos du Rhin sort un changement de direction.
« Mais aux lieux du péril croît
aussi ce qui sauve »
Hölderlin Patmos
Cela ne veut pas dire qu’il suffise d’attendre que nous soyons au fond du fond du trou pour espérer vivre un rebondissement. De tels retournements ou rebonds« dialectiques » sont illusoires. Cela veut dire que le chaos contient quelque part une solution, du chaos peut naître une direction nouvelle. En défaisant les anciennes connexions cérébrales, il permet de mettre en place de nouvelles et de sortir d’une voie sans issue, d’imprimer à la pensée un tournant, un changement de direction. Cela ne va pas sans travail poétique, sans rêve.
Si le chaos, la confusion rapprochent Hölderlin de nous, il y a aussi une grande différence. Elle est dans la vitesse de la technique comme le rappelle Bernard Stiegler qui qualifie le chaos actuel de disruption. Les technologies numériques vont plus vite que la foudre de Zeus et menacent aujourd’hui la capacité même de penser. (Bernard Stiegler Dans la disruption LLL, notamment page 445). Comment dans ces conditions, trouver ce plus grand que lui permettant d’éviter l’écroulement des montagnes dont parle Hölderlin dans Le Rhin ?
et si dans la hâte
Plus grand que lui ne le dompte pas,

Le laisse s’accroître, comme l’éclair il doit
Fendre la terre, et comme des ensorcelées s’enfuient
A sa poursuite les forêts et dans un écroulement les montagnes.
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2 réponses à La péripétie rhénane v(éc)ue par Hölderlin

  1. Pierre Foucher dit :

    La découverte de R. Straub, comme celle de J.M. Baillieu concernant Skardanelli à laquelle vous renvoyez, est très intéressante, et l’utilisation qu’en fait Detlef B. Linke pour, à la fois, commenter l’hymne au Rhin et expliquer le choix par Hölderlin de son pseudonyme est séduisante. Quant à juger de l’importance du thème du chaos (« chaos de la rupture », D.B. Linke) chez ce poète qui commença « apollinien », l’amateur que déroutent les grandes hymnes et les poèmes dits « de la folie » attend avec intérêt ce qu’en diront les connaisseurs.
    P.S. : Dans l’extrait de mon mail que vous citez, prière de lire, non pas « comme en majesté », mais « comme en gloire » !

  2. Pierre Foucher dit :

    Réflexion faite …
    Le texte de Detlef B. Linke est en effet « lumineux », mais la formule finale de l’extrait que vous citez, elle, laisse perplexe. Il me semble que le rapport entre les deux notions de « chaos » et de « rupture » n’est pas celui qu’identifie Linke. Pour lui, le chaos naîtrait de ce qu’il appelle une rupture. Il me semble que, dans le poème qu’il commente, c’est l’inverse ; que c’est le chaos qui appelle une « rupture ».
    Pour commencer, notons que ces deux idées ne sont pas formulées explicitement dans le poème d’Hölderlin. L’expérience vécue par le jeune Rhin rendu furieux par l’obstacle est décrite, strophe 6, comme une épreuve de purification par le feu, image empruntée à la métallurgie et peut-être aussi à l’alchimie.
    L’idée de rupture est suggérée à Linke par la modification imposée au cours du Rhin à la hauteur de Coire (laquelle survient après la fusion, en contrebas du hameau Scardanal apparemment, du Rain anteriur et du Hinterrhein – dont ni l’un ni l’autre, contrairement à ce qu’il écrit, ne coule vers le sud !). Pour le poème se produit là, en effet, une « péripétie » majeure dans l’existence du fleuve : l’élan initial qui le portait « vers l’Asie » est brisé par « un dieu », c’est le moment décisif du renoncement, imposé par une force supérieure, à un agir instinctif aveugle. Le choix du mot rupture pour qualifier ce que, personnellement, j’appellerais plutôt une brisure de la ligne de vie, et surtout le fait d’y associer l’idée de chaos qui en résulterait nécessairement sont arbitraires. La formule de Linke me paraît plaquée sur le poème. Je présume qu’elle lui a été fortement suggérée par ses observations, faites à l’extérieur, de chercheur en neurosciences.
    Autant que je sache (encore une fois, j’échoue généralement à lire les grandes hymnes et les poèmes de la folie, donc j’ignore ce qu’on y trouverait), le chaos, Hölderlin le juge négativement. Ainsi, dans le poème Dichterberuf (Vocation du poète) écrit après 1800 : après avoir affirmé l’impérieuse nécessité, pour sa poésie, de chanter « les tonnerres » du temps sous peine d’être condamnée à l’insignifiance de jeux de langage harmonieux, il conclut néanmoins en disant du Dieu ou du Père que celui-ci n’aime pas « ce qui est sauvage » (Nicht liebt er Wildes !). Le Sauvage, i.e. l’Immaîtrisé, l’Excessif, le Chaotique … Le chaos, dans l’hymne au Rhin, est antérieur à la « rupture ». C’est la sauvagerie du jeune fleuve que la bienveillance du dieu préserve de s’épuiser en elle-même. Faire d’Hölderlin le chantre d’un chaos créateur me paraît donc être un contresens.

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