Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 11 « Die Legende vom toten Soldaten » (« La légende du soldat mort ») de Bertolt Brecht

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Il y a ensuite la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange,  La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchman.  Aujourdhui  : Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort) de Bertolt Brecht. Demain : Putain de Guerre  de  Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney par David Bres.

Les contributions des amis allemands étant achevées, j’en profite pour prolonger l’exercice et vous inviter à (re)lire ce texte de Brecht qui avait été évoqué déjà en option par Peter Brunner dans son texte sur  Carl Zuckmayer.

Bertolt Brecht : Die legende vom toten Soldaten

Und als der Krieg im fünften Lenz
Keinen Ausblick auf Frieden bot
Da zog der Soldat seine Konsequenz
Und starb den Heldentod.
Der Krieg war aber noch nicht gar
Drum tat es dem Kaiser leid
Daß sein Soldat gestorben war:
Es schien ihm noch vor der Zeit.
Der Sommer zog über die Gräber her
Und der Soldat schlief schon
Da kam eines Nachts eine militär-
ische ärztliche Kommission.
Es zog die ärztliche Kommission
Zum Gottesacker hinaus
Und grub mit geweihtem Spaten den
Gefallnen Soldaten aus.
Und der Doktor besah den Soldaten genau
Oder was von ihm noch da war
Und der Doktor fand, der Soldat wär k. v.
Und er drückte sich vor der Gefahr.
Und sie nahmen sogleich den Soldaten mit.
Die Nacht war blau und schön.
Man konnte, wenn man keinen Helm aufhatte
Die Sterne der Heimat sehn.
Sie schütteten ihm einen feurigen Schnaps
In den verwesten Leib
Und hängten zwei Schwestern in seinen Arm
Und ein halb entblößtes Weib.
Und weil der Soldat nach Verwesung stinkt
Drum hinkt ein Pfaffe voran
Der über ihn ein Weihrauchfaß schwingt
Daß er nicht stinken kann.
Voran die Musik mit Tschindrara
Spielt einen flotten Marsch.
Und der Soldat, so wie er’s gelernt
Schmeißt seine Beine vom Arsch.
Und brüderlich den Arm um ihn
Zwei Sanitäter gehn
Sonst flöge er noch in den Dreck ihnen hin
Und das darf nicht geschehn.
Sie malten auf sein Leichenhemd
Die Farben Schwarz-Weiß-Rot
Und trugen’s vor ihm her; man sah
Vor Farben nicht mehr den Kot.
Ein Herr im Frack schritt auch voran
Mit einer gestärkten Brust
Der war sich als ein deutscher Mann
Seiner Pflicht genau bewußt.
So zogen sie mit Tschindrara
Hinab die dunkle Chaussee
Und der Soldat zog taumelnd mit
Wie im Sturm die Flocke Schnee.
Die Katzen und die Hunde schrein
Die Ratzen im Feld pfeifen wüst:
Sie wollen nicht französich sein
Weil das eine Schande ist.
Und wenn sie durch die Dörfer ziehn
Waren alle Weiber da
Die Bäume verneigten sich, Vollmond schien
Und alles schrie hurra.
Mit Tschindrara und Wiedersehn!
Und Weib und Hund und Pfaff!
Und mitten drin der tote Soldat
Wie ein besoffner Aff.
Und wenn sie durch die Dörfer ziehn
Kommt’s, daß ihn keiner sah
So viele waren herum um ihn
Mit Tschindra und Hurra.
So viele tanzten und johlten um ihn
Daß ihn keiner sah.
Man konnte ihn einzig von oben noch sehn
Und da sind nur Sterne da.
Die Sterne sind nicht immer da
Es kommt ein Morgenrot.
Doch der Soldat, so wie er’s gelernt
Zieht in den Heldentod.
Legende, Ballade, Moritat vom toten Soldaten, Légende, ballade ou goualante du soldat mort, les trois versions existent et le texte tient des trois formes populaires. Je pourrais même y ajouter Résurrection du soldat mort. Le texte a été écrit par Brecht en 1918, année de ses 20 ans où il fut mobilisé et incorporé comme infirmier. Il a été publié pour la première fois en appendice de la première édition des Tambours dans la nuit, en 1922. Elle apparaît comme goualante (« Moritat »), chantée au début du quatrième acte par Glubb, le distillateur, accompagné à la gratte, à la guitare. La scène se situe dans une petite distillerie. La légende du soldat mort figurera aussi sous ce titre dans le recueil des Sermonts domestiques qui datent de 1927.
Elle est dédicacée : « A la mémoire du soldat d’infanterie Christian Grumbeis, né le 11 avril 1897 et mort dans la semaine sainte de 1918 à Karasin dans le sud de la Russie. Paix à ses cendres ! Il a tenu bon ».
Cette dernière référence ainsi que le texte allemand de Brecht sont tirés de Bertolt Brecht : Grosse kommentierte Berliner und Frankfurter Ausagbe Stücke 1 Suhrkamp Verlag pages 230-232.
Dans le texte édité par Suhrkamp figure : Und als der Krieg im fünften Lenz (Lorsque la guerre arriva au cinquième printemps). Je n’ai pas réussi à éclaircir le mystère, si mystère il y a. Plusieurs indications signalent en effet très nettement qu’il est bien question de la Première guerre mondiale. Or celle-ci n’a pas connu cinq printemps mais quatre. Comme Brecht réécrivait constamment ses textes, il est peu probable qu’il s’agisse d’une erreur mais – c’est mon hypothèse – il élargit me semble-t-il le propos à l’absurdité de toutes les guerres.

La légende du soldat mort
(Esquissse de traduction libre)

Au printemps de la cinquième année de guerre, ne voyant poindre à l’horizon aucun signe de paix, le soldat en tira ses conclusions et mourut la mort des héros.
Mais la guerre n’était pas finie. Aussi l’Empereur fut-il désolé que son soldat soit mort car il avait encore besoin de lui.
L’été passa sur les tombes, le soldat dormait déjà quand une nuit arriva une Commission médicale militaire.
La commission médicale parvint jusqu’au champ sacré où, munie d’une bêche bénie, elle déterra le soldat mort.
Et le docteur examina attentivement le soldat du moins ce qu’il en restait et conclut qu’il était apte au service et qu’il tirait au flanc par peur du danger.
Ils emportèrent aussitôt le soldat. La nuit était belle et bleue, on pouvait même, en enlevant son casque, voir les étoiles de son pays.
Ils déversèrent un schnaps à réveiller les morts dans son corps putride, accrochèrent à ses bras deux soeurs et une femme à moitié nue.
Et comme le soldat puait le cadavre en décomposition, on plaça un curé devant qui, clopinant, balançait son encensoir pour effacer la puanteur.
En tête, la musique, zim bam boum, joue une marche entraînante, et le soldat, comme on le lui avait appris, bougea son cul et mit ses jambes en cadence.
Deux infirmiers le soutenaient fraternellement car il risquerait de s’affaler dans la boue, et cela ne devait pas arriver.
Ils peignirent sur la chemise mortuaire les couleurs noir-rouge-or du drapeau et l’agitèrent devant lui pour que les couleurs cachent la merde.
Un monsieur en habit s’avance aussi, le plastron empesé. En bon allemand qu’il était, il savait où était son devoir.
Avec des zim bam boum, ils descendirent la sombre chaussée, entraînant le soldat titubant comme dans la tempête le flocon.
Les chats les chiens se mettent à crier, les rats dans les champs couinent sauvagement, ils ne veulent pas devenir français, ce serait la honte.
Et quand ils traversaient les villages, toutes les femmes étaient là, les arbres s’inclinaient, la lune pleine brillait, tout criait : hourrah !
Avec des zim bam boum et des saluts d’adieu, des femmes, des chiens et le cureton ! Et le soldat mort au milieu, comme un singe ivre.
Et quand ils traversaient les villages, il arrivait que personne ne le voyait tant il y avait de monde autour avec des zim bam boum et des hourrah.
Il y avait tant de monde à danser et à chanter que personne ne le voyait. On ne pouvait plus le voir que d’en haut, et là haut, il n’y a que les étoiles.
Mais les étoiles ne sont pas toujours là, l’aube arrive, et le soldat comme il l’a appris s’en va vers la mort du héros.
En s’appuyant sur des éléments très concrets et sur un dicton populaire, Brecht se livre à une satire non seulement du jusqu’au boutisme guerrier mais également de la religion. On le ressuscite parce qu’on a encore besoin de lui. La dédicace signalant que le soldat est mort au cours de la semaine sainte est sans ambiguïté à cet égard. La résurrection se prolonge dans une parodie grotesque de procession.
Brecht a lui-même laissé le commentaire suivant :
«  La légende du soldat mort a été écrite pendant la guerre. Au printemps 1918, le général Ludendorff ratissait une ultime fois toute l’Allemagne de la Meuse au Niemen, de l’Adige au Détroit [référence au Deutschlandslied, l’hymne allemand] à la recherche de matériel humain pour sa grande offensive. Les uns avaient 17 ans, les autres la cinquantaine quand ils furent équipés d’un uniforme et poussés au front. Le mot kv, kriegsverwendungsfähig, apte au service effraya une fois encore des millions de familles. Le peuple disait : on déterre déjà les morts pour le service de la guerre ».
La légende du soldat mort marque un tournant radical chez Brecht qui avait commis auparavant comme tant d’autres des poèmes patriotiques. Elle sera popularisée par la chanson. Mise en musique par Kurt Weil, elle sera interprétée par Ernst Busch. On peut en entendre un extrait ici.

Bernard Umbrecht

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