Poésie : Achterbahn / Le grand 8 (et inversement)

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Le plus souvent les éditions bilingues portent sur des auteurs plus ou moins classiques. Il en va autrement ici, où sont rassemblés dans les deux langues 8 poètes (+1) allemands et français contemporains.
Je mets en avant le poème d’une auteure française, Valérie Rouzeau, un peu en raison de la période. Mais surtout, parce que je le trouve évocateur et que j’y perçois un souffle néguentropique bien venu dans ce pesant temps d’imaginaire enfantin colonisé et de marchés de Noël hypersécuritaires, où le « père noël » est ministre de l’intérieur. Le langage convenu veut que la période soit mâaâgiiique et de tradition. Sait-on encore de quelle magie et de quelle tradition, il pourrait s’agir. Le texte permet d’interroger cela en même temps que d’apprécier le jeu de langage avec la chanson connue.
L’actualité aurait pu me faire choisir aussi un poème de Jan Wagner, tout récent lauréat du prestigieux prix Georg Büchner, dont le jury a salué la « maîtrise des formes » et le « maniement ludique et jovial de la langue ». Son prof de latin ressemble un peu à celui que j’ai eu au lycée en sixième et, je crois, en cinquième, « ne vivant que de sénèque, catulle et tacite / que de pain noir et de pastilles à la menthe ».
A la différence que le mien est resté dans ma mémoire de bande dessinée en costume, certes élimé et rayé, et cravate avec d’épais verres de lunettes et non « en pantalon de velours et gros pulls tricotés / si larges que tout semblait prétendre à la toge ».
Sans doute une autre époque. Celle des pulls.
Huit poètes allemands et français se sont retrouvés à Paris en mars 2017, après s’être rencontrés à Francfort en juin 2016, puis à Berlin en décembre, pour se traduire réciproquement. Cette aventure poétique bilingue s’est faite à l’initiative de Michael Hohmann et Alain Lance.
Ces 8+1 poètes sont : Claude Adelen, Carolin Callies, Gérard Cartier, Marion Poschmann, Monika Rinck, Valérie Rouzeau, Hélène Sanguinetti, Silke Scheuermann, Jan Wagner. Ils ont bénéficié du travail de traducteurs : Gabriele Wennemer et d’Alexandre Pateau.
Le mot traduction n’est pas ici le plus adéquat, ou du moins mérite-t-il quelques précisions. Ulrich von Hutten, quand il a commencé à changer de langue parlait de transférer [transferieren] certains de ses textes latins en allemand. Il s’agissait d’un travail qu’il effectuait lui-même. Les préfaciers et animateurs des rencontres du grand huit, Michael Hohmann et Alain Lance parlent de « transmutations périlleuses », expression qui a quelque chose d’alchimique ou de Versschmuggel, littéralement de contrebande de vers. En fait une recréation dans une autre langue.
Le texte intégralement cité plus haut n’est pas le plus révélateur de la démarche dont procède l’anthologie et qui fait que « sous le ciel de Paris… » devienne « das ist die Berliner Luft …», la pollution restant la même ou que dans la poème de Monika Rinck Schnauf soit rendu par un Pfff :
Schnauf. Wie körperlich doch die Traurigkeit ist. / Pfff. Étrange, la tristesse, comme elle tient le corps.
Cette réécriture réciproque dans la langue de l’autre ouvre au lecteur bilingue, par le dialogue qu’ entretiennent les langues et les écarts que composent les versions, un espace d’imaginaire et de réflexion plus grand que ne ferait le texte seul même avec une traduction, dans la mesure où la recréation s’inquiète d’avantage de la langue et de la culture du public de l’autre que de la fidélité à l’auteur premier.
Je suis ainsi resté un long moment accroché à la branche dans l’écart entre la pensée feuillue dans la pinède et la pensée arborescente dans la sapinière :
Ich lag in den Kiefernschonung und dachte
in Blättern foliosen Wahn.
Ich dachte in Wuchsformen alter Meister,
dachte in Waldlabyrinthen, die blind
an der Rinde endeten.
J’étais couché dans une sapinière, la pensée
arborescente, folie foliaire.
Je pensais sous la forme végétale des vieux maîtres,
ma pensée perdue dans un labyrinthe sylvestre, en aveugle
se cognait aux écorces.
Marion Poschmann : 7 fragmente
Un temps j’avais oublié que j’étais sur un grand Huit, d’où ce léger trouble. Dans la descente, je me suis raccroché à ce fruit bien commun, lui, aux deux langues : la folie foliaire / folioser Wahn. Cette très belle expression, à retenir, pourrait peut-être même, avec ou sans pli, s’appliquer à la pensée « algorythmée ».
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