Réformes : l’ubris des indulgences

Ce magnifique parchemin, exemple d’une lettre d’« indulgence » scellée par un groupe de cardinaux et d’évêques dont le vice-chancelier de l’Église Rodrigue Borgia, futur pape Alexandre VI, a été présenté dans le cadre de l’exposition Vent de la Réforme à la BNU de Strasbourg.
Le billet de rémission de peine a été accordé aux membres de la confrérie de Saint Sébastien, attachée à l’église des frères carmes de Strasbourg (Finkwiller), le 27 mai 1488. Elle permettait aux membres de la confrérie d’être dispensés de pénitence. Ce qui frappe évidemment c’est l’impression de luxe et le nombre de sceaux nécessaire pour que la garantie y soit. Pour y croire ?

Ablassbrief

Je mets le mot couramment employé d’indulgence(s) entre guillemets ou en italique. Il réclame en effet quelques explications. Son sens moderne prête à confusion. Quoi de plus humain, bien sûr, que d’être indulgent, compréhensif, de trouver des excuses, des circonstances atténuantes, d’atténuer les peines. Le mot allemand est Ablass. Il signifie remise, réduction, rabais. Il s’agit d’une rémission totale (indulgence plénière) ou partielle (indulgence partielle) des peines temporelles dues aux péchés déjà pardonnés, accordée par l’Église. Au début, le mot désignait la réduction des pénitences imposées par l’église sous forme de peines moins lourdes puis accordées par l’accomplissement de bonnes œuvres tels des jeûnes, prières, pèlerinages, aumônes, actes de charité, dons en argent. Jusqu’au XIè siècle, il ne s’agissait que de rémission partielle au cas par cas. A partir des croisades, – la participation à celle-ci passaient particulièrement méritoire et l’église en promettait une rémission complète – s’est instaurée la coutume d’associer la rémission plénière à certaines œuvres. La justification dogmatique reposait sur l’existence d’un trésor dont disposerait l’Église :
« le Christ et les saints auraient satisfait de façon surabondante à la justice de Dieu, et leurs mérites auraient valeur de compensation, qui permettrait de suppléer aux satisfactions incomplètes des autres membres du Corps mystique du Christ, voire de remplacer la pénitence exigée de ceux-ci. L’Église hiérarchique disposait de ce trésor à l’image d’un supérieur ayant le pouvoir de gérer les biens de sa communauté ».
(Marc Lienhard : Notice explicative sur la Controverse destinée à montrer la vertu des indulgences que l’on appelle plus couramment Les quatre-vingt-quinze thèses in Luther Œuvres I Pléiade
La plus-value du trésor est à disposition de la hiérarchie de l’Église. Au départ modeste soulagement, le phénomène enfle jusqu’à la démesure en raison des besoins d’argent. Je reviens plus loin sur l’hybris qui s’est déclenchée à partir de ce dispositif
Une autre magnifique lettre de rémission que l’on peut voir à Stuttgart :

Elle est contresignée par dix cardinaux de Rome pour l’église paroissiale Sankt Maria à Altshausen au Nord du lac de Constance, ancienne résidence de l’ordre Teutonique et la confrérie de Saint Sébastien. Les cardinaux accordent chacun 100 jours (au total 1000 jours) de rémissions de péchés pour tous les croyants qui, les jours désignés, se rendent à l’Église et contribuent par leurs œuvres pieuses à sa construction et son équipement. De quoi rassembler une belle somme !
Sur la composition luxueuse du parchemin, le Landesarchiv de Bade-Württemberg précise : Le rebord du parchemin est galonné de lignes rouges et montre des fleurs et des vrilles en rouge, vert et bleu avec de l’or. Dans l’initiale ‘R’ en haut à gauche, le blason du pape Innocent VIII, en haut à droite dans le cercle vert, le blason du Commandeur de l’ordre Wolfgang von Klingenberg [au demeurant Commandeur de la province de Souabe-Alsace-Bourgogne de l’ordre teutonique]. Au centre de la frange est représenté le martyre de Saint Sébastien reconnaissable au corps percé de flèches.
(On peut effectuer une visite virtuelle de l’exposition Réformation dans le Württemberg )
En voici une autre, sortie, elle, de l’imprimerie de Gutenberg

Paulinus Chappe: « Indulgence » pour le combat contre les Turcs et pour la défense de Chypre sortie de l’imprimerie de Gutenberg en 1454. Pour récolter de l’argent pour la guerre contre les Turcs, Paulinus Chappe, envoyé du roi de Chypre, a fait imprimer à partir de 1452 un grand nombre de lettre de rémission de pénitences qui avaient été consacrées par le Pape Nicolas V, l’année précédente. Un texte standard imprimé sur parchemin. Il fallait, après y avoir porté son nom, la date et la signature, remettre le chèque certificat au prêtre pour obtenir une rémission des peines de pénitence.
Une dernière enfin toujours sortie de l’imprimerie a été présentée dans l’exposition Le Vent de la Réforme à la BNU de Strasbourg

A l’époque de Luther, les lettres d’indulgences sont imprimées en grande quantité. La planche à billet déjà ! Elles précisent les conditions dans lesquelles on peut acquérir une indulgence, ainsi que sa portée. L’image est celle d’une déclinaison aux Pays Bas de l’indulgence plénière renouvelée par Léon X en 1515. Le document est conservé au WLB Stuttgart.
On observe à mesure de l’avancée de l’imprimerie, combien les indulgences se dévalorisent. Individualisées et marquées de dix sceaux, au début, elles finissent dépersonnalisées, un modèle unique imprimé en grand nombre avec des blancs à remplir de son nom et de la date. L’imprimerie est  un pharmakon, aussi bien poison que remède.
L’argent manque, eh bien créez-en, donc ! fait dire Goethe à l’’Empereur dans Faust II Et aussitôt Méphistophélès inventa le papier monnaie, la monnaie fiduciaire : un tel papier au lieu d’or et de perles est si commode ! La monnaie fiduciaire est gagée sur un autre trésor enfoui dans le sol et dont dispose l’Empereur. Cela restera globalement vrai jusqu’à l’abandon par les États-Unis de l’étalon or.
La première mention occidentale d’une forme de monnaie fiduciaire de papier est faite par Marco Polo (1296). Lorsqu’il les découvre en Chine, il écrit : « le Grant Khan fait prendre pour monnoie écorces d’arbres qui semblent chartres » (Le Devisement du monde, chapitre XCVI). (Wikipedia)
En Europe, les premiers billets de banque émis par un établissement bancaire (stricto sensu) sont apparus au début du XVIIè siècle avec la Banque de Stockholm (Riksbank), en 1658 qui avait de fait un statut public, bien que propriété d’actionnaires privés.

Le billet de dollar américain porte l’inscription : In god we trust = « Nous plaçons notre confiance en Dieu » Et non pas nous avons foi en Dieu.
« Le billet de banque constitue une monnaie que l’on appelle fiduciaire, car sa matière, support des signes, ne vaut rien et parce que son pouvoir libératoire (c’est-à-dire l’achat et le remboursement de la dette que l’on peut payer grâce à lui) repose sur la confiance. Il se distingue de la lettre de change de façon nette; la lettre de change était une monnaie professionnelle – même si son usage au XVIIe siècle dépassa la corporation des marchands – et nominale, or le billet, qui fut d’abord un document marqué du nom du bénéficiaire, ne le fut plus au XIXème siècle et passa de main en main, anonymement. La lettre de change est payable à échéance; le billet de banque est immédiatement payable à vue, sur simple présentation. »
(Clarisse Herrenschmidt Les Trois écritures Langue Nombre Code NRF Gallimard 2007)
Confiance. Nous sommes dans le champ lexical de la fiance dont nous avons le mot fiancé(e) envers qui on est engagé par une promesse. fidere « avoir confiance, se confier ». Croyance, foi , confiance :
« Que l’on parle de  crédit  (de creditum, « ce à quoi l’on croit ») ou de monnaie fiduciaire  ( ce en quoi l’on a foi, fides), dans les deux cas, on évoque tout ce qu’un emprunt, un livret d’épargne, un investissement ou un billet de banque doivent à des phénomènes de croyance. Surtout, on a affaire, dans tous ces cas, à des effets parfaitement réels et mesurables de phénomènes d’adhésion imaginaire.
(Yves Citron Esquisse d’une économie politique des affects  in Yves Citton et Frédéric Lordon, Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 45-123)
J’y reviens plus bas.

L’hubris des indulgences

Pour comprendre ce que Lucien Febvre appelle, dans son livre Martin Luther, un destin (PUF), « l’affaire des indulgences » qu’il qualifie d’ouverture au drame de la Réforme, un certain nombre de considérations doivent être prises en compte. Ce sont les ingrédients d’une crise de confiance, dans un monde où la religion et l’église tenaient une place si essentielle que nous avons du mal à comprendre aujourd’hui et qui faisait
« que les gens de cette époque ressentaient avec la même angoisse le manque de certitude dans la foi que nous, aujourd’hui, l’absence de sécurité des marchés financiers ou de la paix mondiale »
(Heinz Schilling : Luther, un rebelle dans un temps de rupture Salvator p.15)
Sans revenir au contexte général de mondialisation à l’époque, déjà étudié, je retiendrai cependant ici, ceci :
« Avec l’invention de l’imprimerie, les progrès de la métallurgie, l’emploi de la houille blanche, l’utilisation de chariots dans les mines, une nette progression dans la production des métaux et des textiles marque la seconde moitié du XVè siècle; c’est alors que commencent à être fabriqués et utilisés les premiers canons et autres armes à feu; l’amélioration de la construction des caravelles et des techniques de navigation permet l’ouverture de nouvelles routes maritimes.
Des capitaux. des marchandises plus abondantes. des vaisseaux et des armes: voilà les moyens de l’essor du commerce, des découvertes, des conquêtes.
Dans le même mouvement et sur la même base de la décomposition de l’ordre féodal, de grands monarques rassemblent, conquièrent, tissent par les mariages, forgent dans la guerre des empires et des royaumes. Bien avant que soit réalisée l’unité nationale, les États renforcés travaillent à élargir leur autonomie par rapport à la papauté ».
(Michel Béaud : Histoire du capitalisme 1500-2010. Nouvelle édition Points Seuil 2010. p 28)
Décomposition de l’ordre féodal. La morale du Moyen Âge prônait le juste prix et prohibait le prêt à intérêt. Elle commence à être sérieusement ébranlée, ajoute Michel Béaud qui cite à cet endroit Georges Bataille, lequel précise que demander des intérêt revient à faire payer du temps qu’on disait « être la chose de Dieu » :
« Le riche a des réserves : que le pauvre vienne à manquer, le riche qui l’empêche de mourir de faim, sans être lui-même gêné, pourrait-il au remboursement exiger davantage qu’il n’avança ? Ce serait faire payer le temps, qu’au contraire de l’espace, on disait être la chose de Dieu et non des hommes»
(G. Bataille. La Part maudite, p. 166).
Les indulgences sont elles-mêmes aussi une façon d’acheter du temps, de raccourcir le temps terriblement long du purgatoire dont nous avons vu combien il se rapprochait de l’enfer, on pourrait dire aussi un crédit d’impôt à faire valoir dans l’au-delà alors que le prêt cesse d’être une œuvre de charité. C’est pour répondre à la question des taux usuraires que le Concile de Latran en 1515 donne son accord aux Monts de piété en rejetant l’usure tout en entérinant le principe des intérêts.
« En prêtant de l’argent sur gages moyennant un intérêt, le Mont-de-piété ne pratique pas l’usure. Il ne demande rien à ses débiteurs pour l’usage de l’argent prêté et ne poursuit pas le gain à l’occasion du prêt. La cause finale des avances consenties par la banque est la charité. Les personnes qui ont recours à elle, n’ont à rendre en vertu du contrat de prêt que les sommes empruntées. Mais la cause finale de l’intérêt se trouve dans le contrat de louage de service (locatio operarum) qui de par son essence est un contrat à titre onéreux »
(Maurice Weber: Les origines des Monts-de-piété. Rixhem, Strasbourg, 1920. Cité par Guillaume Pastureau : Le Mont-de-piété en France : une réponse économique aux problèmes sociaux de son époque (1462-1919).  Note 2 ; Revue d’histoire de la protection sociale. En ligne )
Dans ce contexte, les ambitions de pouvoir coûtent cher. Les dépenses de prestige et de représentation du Pape avec la reconstruction de la Basilique Saint Pierre à Rome pour laquelle Jules II, pape guerrier, avait édicté une Bulle d’indulgences et les ambitions d’Albert de Brandebourg, candidat Hohenzollern au trône archi-épiscopal de Mayence, forment le « prélude nécessaire à l’affaire des indulgences proprement dites » comme l’écrit Lucien Febvre qui parle d’abus inouï qu’un homme de 24 ans parvienne à cumuler, fait sans précédent et interdit par le droit canon, deux archevêchés et un évêché, moyennant finances empruntées au banquier Fugger. Un scandale sur lequel Luther est resté muet, accuse Lucien Febvre quand bien même on peut admettre qu’il ne connaissait pas l’accord passé par le pape et Albert de Brandebourg laissant à ce dernier la moitié des recettes. Nous sommes en 1514.
En 1515, la Bulle d’indulgences fut renouvelée pour 8 ans, cette fois par Léon X à l’intention des deux provinces ecclésiastiques de Magdebourg; et de Mayence au terme de l’accord de partage moitié pour la Curie, moitié pour Albert de Brandebourg, les intérêts et les frais de gestion pour les banquiers Fugger qui voulaient se faire rembourser les sommes prêtées à l’Archevêque de Mayence, sommes qu’il avait dû verser au Pape afin d’obtenir le cumul des évêchés.
Le commerce des indulgences avait déjà fait l’objet précédemment de critiques. Erasme les met sur le compte de la folie dans son Eloge de la folie paru en 1511. La folie culminera avec l’intervention d’un autre personnage, en 1517 : Le dominicain Johannes Tetzel, sous-commissaire à la vente des indulgences parcoure la province de Mayence et Magdebourg, accompagné par un agent des banquiers Fugger chargé de gérer les finances. Les arguments marketing employés sans vergogne par ce dernier pour vendre sa marchandise formeront la goutte d’eau qui fera déborder le vase.
Dans un texte satirique dont j’ai déjà parlé, Ulrich von Hutten donne la mesure de la démesure en faisant tenir à une bulle papale un discours de marketing en faveur des « indulgences » dont le commerce autorise tous les crimes :
« Allons, qui que tu sois, que tu sois excommunié ou maudit, pour quelque raison que ce soit, pour n’importe quel crime, qui relève du droit, du droit canon, ou des hommes ; qui que tu sois, toi qui as commis un inceste ou un adultère, toi qui as violé des vierges, souillé des mères de famille ; qui que tu sois, toi qui t’es parjuré, qui as commis un meurtre, qui as quitté la religion, plusieurs fois ; toi qui as tué un prêtre, ou qui as transgressé les lois humaines et divines, sois absous et retrouve l’innocence ; toi qui as pris les objets sacrés, qui as pillé les églises, qu’il te soit permis de jouir pour toujours de ces biens, et tu n’auras pas à rendre ce que tu as pris. Écoutez-moi, où que vous soyez, contempteurs de Dieu, hommes privés de toute humanité : en échange de ce petit service, vous pourrez balayer toute l’ordure immonde des plus terribles crimes : le meurtre de cet homme sera suffisant, et n’importe qui peut le commettre impunément »
(Traduction du latin : Brigitte Gauvin in Citations, motifs, sujets : quelques types d’emprunt dans l’œuvre d’Ulrich von Hutten)
Lucien Febvre rappelle d’ailleurs que le propos prêté à Tetzel selon lequel dès que de l’argent sonne dans la caisse l’âme s’envole du purgatoire n’est pas spécifiquement allemand. Pareils propos ont été tenu en France également. On en a témoignage par les condamnations de la Sorbonne.
Comment se passaient ces campagnes de démarchage en quelque sorte à domicile ?
« En grande pompe, le sous-commissaire allait d’un lieu à l’autre. Son action, considérée comme prioritaire, reléguait au second rang la prédication et les cérémonies habituelles. Les confesseurs, dans le cadre de cette campagne, disposaient de pouvoirs exceptionnels, y compris pour des péchés dont l’absolution était réservée d’habitude aux évêques, voire au pape. L’acquisition d’une indulgence coûtait un demi-florin aux petites gens [Au XVIè siècle, un artisan gagnait en moyenne 1 florin par semaine] et au moins vingt-trois aux souverains, aux archevêques et aux évêques. Les indigents pouvaient, dans une certaine mesure, apporter leur contribution sous forme de prières et de jeûne. A côté de l’indulgence proprement dite, les fidèles pouvaient acquérir d’autres grâces : une lettre pour le confessionnal qu’on pouvait, par la suite, en cas de danger de mort par exemple, présenter une fois au confesseur pour obtenir à nouveau l’absolution générale et l’indulgence plénière, Tout cela, avec d’autres avantages à acquérir moyennant paiement, était précisé dans l’ Instruction sommaire de quarante-quatre pages publiée en 1517 au nom d’Albert de Brandebourg »
(Marc Lienhard : oc)
Il est important de noter que c’est d’abord la démesure de cette forme de recettes spirituelles du Vatican qui a choqué Luther et ses contemporains. Luther avait lui-même acquis, pour des parents défunts, des indulgences lors de son séjour à Rome. Il en existe au moins une qui porte son nom. Elle avait été accordée au couvent dont il était moine. Le moine de Wittenberg n’a pas eu de contact direct avec les  marchands de rémissions car le Prince électeur Frédéric de Saxe dont la religion de la grâce passait par une considérable collection de reliques leur avait interdit sur son territoire pour cause de concurrence. « La concurrence spirituelle se doublait d’une concurrence dynastique » avec Albert de Brandebourg, écrit Mathieu Arnold, qui apporte une précision historique :
« Toutefois, si l’indulgence n’était pas prêchée en Saxe, les ouailles de Luther n’eurent aucune peine à l’acquérir loin de là […]. Il n’est pas rare que des biographes de Luther relient sa réaction à certaines expériences pastorales amères qu’il aurait faite : ses paroissiens auraient refusé de faire pénitence, brandissant les indulgences qu’il avait acquises auprès de Tetzel. Certes, même si Luther n’était pas le pasteur de la paroisse de Wittenberg, il pouvait être amené à en confesser les fidèles ; toutefois nulle part il n’a écrit – ni même rapporté dans ses propos de table – avoir observé, dans le cadre de la confession, les effets délétères de la prédiction des indulgences sur ses ouailles »
(Matthieu Arnold Luther Fayard p. 108)
Tout est ci-dessus dans l’incise dans le cadre de la confession. Certes, il l’a peut-être entendu par ailleurs, hors cadre de la confession. C’est très curieux ce refus de toute impulsion extérieure. Il faut absolument que Luther soit poussé par une force purement intérieure qui ne doit rien à un vieux monde qui s’écroule, comme si l’une pouvait être séparée de l’autre. Faire le lien ne signifie pas nier la crise propre au moine et à l’homme Luther. Son effroi et ses angoisses. Par effroi, il était devenu moine avant de constater qu’il n’avait trouvé dans le couvent où régnait une piété comptable (H. Schilling oc p 92) la bonne réponse à ses angoisses. Un propos de table rapporte que Luther avait entendu que pour son business, Tetzel n’hésitait pas à affirmer que même quelqu’un qui aurait séduit et engrossé la Vierge Marie pouvait être délivré du Purgatoire en achetant un bout de papier. Il est difficile de faire le tri entre ce qu’a dit et pas dit Luther. Il n’a ainsi jamais écrit ni même rapporté dans ses propos de table qu’il a affiché des thèses sur les portes d’une église, ce qui vu l’importance qu’on lui accordera plus tard est tout de même curieux.
La focalisation sur la question des indulgences ne doit pas faire oublier d’autres phénomènes produisant des effets délétères sur les chrétiens de l’époque : l’état de corruption du clergé qui explique l’accueil rapide et bien venu d’un nouveau souffle dans l’Église. Parmi les éléments de la crise de confiance : l’anticléricalisme qui s’était développé en raison de comportements peu vertueux des gens d’église. Je prendrai, ici, l’exemple de la Ville de Mulhouse dans laquelle la Réforme fut proclamée en juillet 1523, assez tôt, donc. Examinant les causes qui permirent au parti de la Réforme d’établir et de consolider sa prépondérance, celui qui en fut l’archiviste de 1924 à 1961 évoque « le défaut d’ordre et le manque de discipline qui se manifestait ouvertement » laissant les croyants livrés à eux-mêmes ainsi qu’ « un certain relâchement des mœurs parmi les clercs séculiers », bref le dis-crédit qui frappe le clergé
« L’ordre teutonique, collateur de l’église paroissiale, depuis longtemps n’a plus rempli tous les devoirs que lui imposait sa charge. Il a laissé sans titulaire l’office du curé, parfois pendant des années et a provoqué par cette négligence l’intervention voire les remontrances des autorités civiles. Il n’a pas sévi lorsque les clercs logés dans la commanderie remplissaient nuitamment les rues de la ville de leurs cris et de leurs disputes. C’est à ce manque de surveillance sérieuse qu’on peut imputer tous les excès qui se produisirent et qui furent comblés, le 24 juin 1507, par l’assassinat, dans la commanderie même, du curé Jean Bertsch de la main d’un de ses acolytes.
Il ne semble pas y avoir eu régulièrement de commandeur dans la maison de Mulhouse. Rodolphe d’Andlau l’était de 1499 à 1501, Jean-Sébastien de Stetten de 1509 à 1517 et Georges d’Andlau le devint en 1519. Dans les intervalles, la maison n’avait pas de chef et était administrée par le curé, susdit Jean Bertsch, mentionné en 1502 comme « provisor et vicarius » sous le nom de Jean d’Offenbourg.
Depuis 1512 d’ailleurs, la commanderie teutonique, manquant de frères-prêtres, de son ordre, n’était plus à même de pourvoir la cure d’un des siens et devait par conséquent recourir à des prêtres séculiers, qu’elle salariait et auxquels elle conférait l’office du curé.
Dans ces conditions, les adjoints du curé et les autres clercs séculiers avaient beau jeu, puisque toute surveillance et tout contrôle faisaient défaut.
Enfin, l’opposition des Teutoniques à la consécration du nouveau maître-autel, refus qui indisposait tout autant les chapelains que les fidèles et qui dura de 1508 à 1510, suscita un grand mécontentement dans toute la ville. Tous ces faits réunis firent baisser le dévouement et le respect traditionnels à l’égard du clergé séculier et cela à une époque où les idées et les conceptions créées par l’Humanisme et la Renaissance avaient déjà fortement ébranlé l’édifice de la foi.
A ces griefs formulés contre l’ordre teutonique en tant que tête de la paroisse, s’ajoutaient les reproches qu’on adressait à titre individuel aux chapelains. Nous avons déjà mentionné, sans trop y insister, les très nombreux excès et délits, dont les chapelains se rendaient coupables – fornication, concubinage, coups et blessures – et pour lesquels l’officialité leur infligeait des amendes. Il est évident, que seuls les délits portés à la connaissance des autorités diocésaines se trouvaient punis, alors que bon nombre d’autres excès, restant ignorés d’elles, échappaient à la répression. Mais il est certain que la population de la ville, elle, n’ignorait ni les uns ni les autres et ne se gênait pas de critiquer ouvertement les chapelains fautifs pour leur inconduite, ce qui ne contribuait certes pas à rehausser le prestige du clergé et le respect traditionnel que les fidèles lui devaient.
Ces abus se produisaient d’ailleurs depuis de longues années. L’évêque de Bâle en avait été informé et s’était efforcé de remédier à cet état de choses. N’ayant obtenu aucun succès, il avait décidé d’envoyer à Mulhouse son fiscal et en avait avisé, le 18 juin 1517, les autorités de la ville en précisant que son mandataire devait « mettre fin à la vie licencieuse que mènent les prêtres» et en priant le Magistrat de prêter aide et assistance à son envoyé. De fait, cette nouvelle tentative de supprimer les abus et excès des clercs fautifs n’eut pas le résultat espéré par l’évêque ».
(Marcel Moeder : L’Eglise de Mulhouse au Moyen-Âge Publications de l’Institut des Hautes études alsaciennes. Tome XVI. Editions F.-X. Le Roux Strasbourg-Paris 1957 pp 105-106. N.B. Pour être tout à fait précis, ainsi que me l’écrit l’actuelle responsable des Archives, Marcel Moeder a été nommé en 1924 adjoint de L.G. Werner, archiviste en titre de la ville de Mulhouse et lui a succédé à ce poste en 1950, jusqu’en 1961).
Pas étonnant qu’on ne fasse « plus confiance aux promesses de salut de la caste des prêtres » (H. Schilling). L’évêque conduit à faire appel aux autorités municipales pour mettre au pas les ecclésiastiques qui dépendent de lui, on ne décrit pas mieux l’état de crise qui conduit en même temps à l’affirmation d’un nouveau pouvoir municipal face à un clergé qui se vit dans une extraterritorialité, hors juridiction dans une sorte de contre société qui aurait ses propres lois. La Réforme est aussi un retour à l’ordre, non sans lien avec les villes :
« Avec la Réforme, la discipline ecclésiastique et sociétale devient ensuite un trait fondamental de la chrétienté latine, et ce dans toutes les confessions et tous les États confessionnels ; elle se répandit et fut institutionnalisée spécialement dans le calvinisme, et, à son tour, par l’Eglise romaine à travers la confession et les exercices spirituels des nouveaux ordres religieux, en particuliers celui des Jésuites.»
(Schilling oc p 990)
Il n’y avait pas besoin des « indulgences » pour se sentir mal dans cette société et dans cette église-ci. Elles ne sont que la partie immergée de l’iceberg.
C’est dans ce contexte que celui qui s’appelait encore Martin Luder allait devenir Martinus Eleuthérius, puis Luther. Il était lui aussi dans un processus de mise en question de son engagement monacal. Il gardera longtemps après avoir quitté le couvent ses habits de moine. Il est alors professeur de Bible à l’université récemment créée de Wittenberg. Heinz Schilling a sans doute raison d’insister sur le l’importance du lien entre la Réforme et l’Université. Dans les 95 thèses – en latin – qu’il propose à la discussion universitaire – qui n’aura jamais lieu -, Luther ne s’attaque pas directement aux indulgences mais c’est quand même un peu tout comme. Surtout il procède à un changement de paradigme. Il ne faut pas oublier aussi que Luther avait une vision particulièrement pessimiste de la nature humaine. Voici la première de ses 95 thèses :
Thèse I : En disant « Faites pénitence ( …)[Mt 4,17]», notre Seigneur et Maître Jésus-Christ a voulu que toute la vie des fidèles soit une pénitence.
Matthieu 4,17 : Tut Buße, denn das Himmelreich ist nahe herbeigekommen ! Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche. Les différences de traduction de la Bible sont souvent assez drôles. La nouvelle traduction en français dit : Changez ! Le règne des cieux est proche. Pas tout à fait la même chose. Changer de langue, c’est changer de religion.
Ce que les contemporains de Luther pensaient acheter en acquérant le bout de papier du pape, c’était précisément un rabais sur les pénitences quand ce n’était pas un ticket VIP pour le ciel et la grâce.
Il y a là, dans la référence biblique à Matthieu 4,17, écrit Peter Sloterdijk, « dans la pénitence non défendable, non manipulable, non achetable, tout le programme de la Réformation ». (Peter Sloterdijk Nach Gott /Après Dieu Suhrkamp 2017). Le philosophe assure que, ceci posé, tout le reste en découle aisément. Le démontage des indulgence devient un jeu d’enfant : rien ne saurait en effet remplacer la pénitence, aucun papier fût-il béni par le pape. On peut même dire qu’il n’y a plus rien à disputer. Cela ne le sera d’ailleurs pas. Ni là, ni devant l’Empereur à Worms. Les attaques seront centrées sur ce qui apparaît comme contestant le pape.
Thèse XVI. L’enfer, le purgatoire, le ciel semblent être différents autant que le sont le désespoir, le quasi-désespoir, la tranquillité de l’âme.
En distinguant d’un quasi l’enfer du purgatoire en les comparant à un désespoir et un quasi-désespoir, « desesperatio, prope desesperatio », il ouvre avec ce petit mot latin de prope (= presque, quasi), poursuit Sloterdijk, un espace d’espérance. Une espérance attendue par lui et ses contemporains. On notera que le virtuose en exégèse de la lettre biblique qu’il deviendra ne dit pas (encore) qu’il n’est pas fait mention de purgatoire dans la bible, en tous cas du mot lui-même. Il est encore dans l’ancienne scolastique. A l ‘absence de sécurité qu’offrent des indulgences discréditées, il oppose une nouvelle conception de la foi, de la fidélité, de la croyance.
En disant que toute la vie terrestre est une vie de pénitence, ce qui finira par signifier une vie de travail, il procède, ajoute Sloterdijk, à « un pré-positionnement du purgatoire » dans l’ici-bas en quoi selon lui consiste la Réforme : le purgatoire pour tous et dès maintenant et non post-mortem. Les couvents deviennent dès lors superflus.
Comme le note Bernard Stiegler dans Mécréance et discrédit I, le negotium va se substituer à l’otium. Ce dernier terme désigne le temps consacré à la méditation, au loisir studieux, à des formes d’ascèse. Luther y contribuera par sa condamnation du monachisme (i.e. qu’une vie pieuse ne conduit pas au salut) et par l’introduction de la notion de Beruf.
« Dans la notion de profession-vocation [Beruf] s’exprime […] le dogme central de toutes les dénominations protestantes, lequel réprouve la distinction qu’introduisent les catholiques dans les commandements moraux chrétiens entre praecepta et consilia et lequel reconnaît comme seul moyen de mener une vie agréable à Dieu, non pas de renchérir sur la moralité intramondaine par le moyen de l’ascèse monastique mais exclusivement d’accomplir les devoirs intramondains, tels qu’ils découlent de la position de chaque individu dans la vie ; position qui,  de ce fait, devient sa profession-vocation [Beruf] »
(Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme Traduction Jean Pierre  Grossein. Tel Gallimard pp 66-72)
Je n’entre pas plus avant dans les suites de cette histoire qui se déroule ensuite dans un jeu compliqué de rivalités entre les réformateurs, princes électeurs allemands, l’empereur et le Vatican, s’instrumentalisant les uns, les autres. Luther a bénéficié d’un nombre tellement incroyable de circonstances favorables, que l’on ne peut qu’ être enclin à conclure que son positionnement répondait à son époque. Luther a frappé par sa façon de tenir tête à l’empereur en disant qu’il ne pouvait faire autrement que croire en ce qu’il croit et qu’il tirait de la lettre de la Bible. Il a donné à lire à ses contemporains la Bible en allemand mais il n’a pas été le seul et il faudra encore du temps pour qu’elle entre dans tous les foyers. Avec d’autres, il a apporté une religion de consolation et de salut par le travail et sauvé la chrétienté et le pape. A côté de lui, puis un peu plus tard de Calvin, arrive côté catholique un troisième réformateur : Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des Jésuites.
Cette histoire aujourd’hui présentée comme exclusivement positive a une face très sombre, bien des tâches obscures qu’on ne saurait occulter : pour Luther, antisémitisme et appel au massacre des paysans auxquels personne ne songera à dédier un requiem, à l’exception, dans le domaine de l’architecture, d’Albrecht Dürer, auteur d’un projet de monument, mais aussi avec la Contre Réforme,  mise à l’index et Inquisition, entreprises de colonisation. Aucune des religions désormais divisées n’armera ses fidèles contre la violence, ce que réclamera à la même époque sans cesse Érasme. Pas moins de huit guerres de religion dans la seconde moitié du 16ème siècle. avant que ne commence une autre guerre, celle de Trente ans. L’année du cinq-centenaire de Luther n’est pas encore achevée que l’offensive éditoriale sur le quatre centenaire du début de la guerre de Trente ans a déjà commencé.

Notre époque de mécréance et discrédit

Dans la vitrine de l’Église réformée de Lörrach : « Réformation au lieu de halloween », ‘Des thèses à la place des potirons »

Le pseudo carnaval d’automne concurrence, le 31 octobre, la journée de la Réformation.

Vous prendrez bien un peu de Luthérol ? Ci-dessus, une vitrine avec un ensemble d’objets estampillés Luther, rassemblés par le Musée des Trois frontières de Lörrach dans le cadre de l’exposition les réformes dans le Rhin supérieur
Je reprends le fil du début. Le sous-titre est un clin d’oeil au livre de Bernard Stiegler paru en 2004 aux éditions Galilée Mécréance et discrédit dans lequel il explique, en associant crise de la croyance et du crédit comme caractéristiques de notre époque, que pour que se constitue une nouvelle époque, avec de nouvelles civilités et de nouveaux modes de vie, il faut que la mutation technique se dédouble d’une civilisation réinventée. C’est ce qui s’est passé avec la Réforme au sens large du terme. Si Heinz Schilling amplement cité fait de Luther un rebelle dans un temps de rupture, il oublie d’y associer la rupture qui l’a précédée qui est, elle, technique. Au moins certains aspects y sont en filigrane alors qu’ils sont totalement absents du livre de Matthieu Arnold malgré l’affirmation qu’il ne creuse pas que la Réforme fut la fille le l’imprimerie et de la langue vernaculaire, ce n’est pas rien, tout de même !
Bernard Stiegler :
« … il y a eu le mouvement très important de la Réforme, lié à l’apparition de l’imprimerie, c’est-à-dire une nouvelle forme d’hypomnèse [techniques de mémoire], contexte de la révolte de Luther contre son monastère et de sa nouvelle conception de l’ecclésia [assemblée]. Luther est un moine qui vient affirmer la possibilité d’un otium du peuple, soutenant qu’il faut que les fidèles sachent lire parce c’est dans un rapport direct au texte, dans la confrontation directe avec la parole du Christ, que la créature peut être et rester fidèle. Or, l’église est devenue, aux yeux de Luther, un système fiscal qui éloigne de la foi. Et Luther conçoit ainsi un otium du peuple que la contre-réforme prend rapidement à son compte, à travers Ignace de Loyola, au nom du pape cette fois-ci, et c’est ainsi que les jésuites apparaissent et développent leur discours sur l’alphabétisation, faisant du dimanche, et à travers le missel, le jour d’une pratique hypomnésique pour tous ».
L’entretien dont est extrait ce texte s’intitule significativement il n’y a plus de dimanche possible. A l’ère du capitalisme 24h/24. On n’attend plus des dimanches que l’ouverture des magasins. Dans la zone frontalière où je vis, des que dans l’un des pays il y a un jour férié,  d’origine religieuse ou pas, les gens se précipitent chez le voisin faire des achats.
Bernard Stiegler interprète la Réforme liée à l’imprimerie entre autre comme une thérapetique de la lecture. L’otium dont il parle est une notion qui, ici, s’oppose à ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, en ce qu’il ne s’agit pas d’un temps de consommation mais d’un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi ». Ce quelque chose de plus grand que soi peut s’appeler Dieu, ou le Parti, morts tous les deux, ou tout autre chose dès lors qu’il désigne une pratique d’existence, souvent liée à des rituels, qui aille au-delà de la simple subsistance. L’otium du peuple, expression qui  s’amuse de l’opium du peuple que serait pour certains la religion, est à la fois historiquement l’accès du peuple à la lecture de la bible et une pratique collective, celle de l’assemblée.
Si dans la plupart de ces derniers livres, Bernard Stiegler revient sur ce qu’il s’est produit au moment des ruptures ayant conduit à la Réforme, c’est parce que quelque chose a commencé là qui s’achève aujourd’hui et qu’il faut repenser les questions actuelles d’une certaine façon à la lumière de ce qui s’était passé à l’époque. En 2011, Bernard Stiegler avait intitulé les Entretiens du Nouveau Monde Industriel « Confiances, Défiances et Technologies ». Je m’en souviens d’autant mieux que j’y étais intervenu.
Dans le texte de présentation du colloque il notait :
« Quelle que soit sa forme, une société est avant tout un dispositif de production de fidélité. Croire en l’autre – et non seulement lui faire confiance – veut dire que l’on compte sur lui au-delà même de tout calcul, comme garant d’une inconditionnalité ; c’est à dire comme garantissant des principes, une droiture, une probité, etc. Ce sont les rôles tenus par les parents, les curés, les instituteurs, les agriculteurs, les officiers, etc. Ces personnages sont en cela chargés d’une sorte de mission surmoïque : ceux qui croient en eux investissent en eux – et aussi bien, dans la Nation, dans le Christ, dans la Révolution, mais aussi dans le projet social qu’ils incarnent et que doit aussi incarner tout entrepreneur selon Max Weber »
(in Les entretiens du nouveau monde indusriel 2011)
Nous vivons nous aussi dans une démesure financière et ne croyons plus en rien. Non seulement la classe politique est discréditée mais aussi l’industrie (agroalimentaire et pharmaceutique ou encore automobile en particulier), également les institutions scientifiques et de santé, par exemple, ainsi que les organismes de régulation qui ne régulent d’ailleurs pas grand chose, en tous les cas du point de vue citoyen. Nous ne croyons plus au progrès, nous consommons frénétiquement des nouveautés, ce qui n’est pas la même chose. L’inflation de cartes de fidélité sonne comme un témoignage de son manque.
Je me souviens avoir vu en son temps, cela devait être en 1973, dans le cadre des Mercredi du Théâtre, dans une production de la comédie de Caen, la pièce de Dieter Forte aujourd’hui largement décriée en Allemagne et qui s’intitulait : Martin Luther et Thomas Münzer ou les débuts de la comptabilité. J’en ai surtout retenu le dernier aspect qui était l’élément surprenant : les débuts de la comptabilité. Un nouveau type d’écriture se mettait en place, l’écriture comptable qui bénéficiera aussi du développement de l’imprimerie. Le premier traité de comptabilité date de 1494. Nous avons vu comment Copernic en 1517 commençait à poser la nécessité d’une mesure fiable de la monnaie, lui permettant d’être quantifiable afin d’assurer la confiance entre les partenaires commerciaux.
«  … la Réforme installe une nouvelle conception de la foi. Lorsqu’advient l’imprimerie, et qu’elle se combine avec la crise de foi que provoque en Luther la pratique des indulgences, et sa perte de la foi non pas en Dieu, mais en son représentant sur Terre, le pape, c’est-à-dire le père, un nouveau stade de l’écriture advient qui conduira aussi au papier monnaie, aux billets de banque, aux lettres de change, aux assignats, et finalement au dollar, sur lequel il est écrit cette devise: « ln God we trust ».
Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels Fyp Editions p23)
Le capitalisme transforme la fidélité en confiance, laquelle repose sur la calculabilité.
>« …le capitalisme a transformé la nature de l’engagement qui structurait la société occidentale – fondée sur la foi propre à la croyance religieuse monothéiste – en confiance entendue comme calculabilité fiduciaire. Cependant, la crise du capitalisme qui s’est déclenchée en 2007-2008 nous a appris que la transformation de la fidélité en calculabilité opérée par les appareils fiduciaires, a rencontré une limite où le crédit s’est massivement renversé en discrédit. ».
(Les entretiens du nouveau monde indusriel 2011, Doc citée) )
Avec le développement du numérique réapparaissent de grandes questions que posa l’imprimerie, et qui déclenchèrent en grande partie les réformes :
« Lorsque cette imprimerie deviendra électronique, s’écrira dans le silicium et circulera à la vitesse de la lumière – ce que nous vivons aujourd’hui -, elle donnera des instruments financiers de titrisation qui peuvent paraître diaboliques. Avec l’époque de Luther, l’écriture qui forme un nouveau stade de la communauté religieuse des fidèles et une nouvelle forme de cette fidélité qu’est la foi commence, ce qui va engendrer une fiduciarité qui va elle-même conduire à une confiance d’un nouveau type parce que sans foi (sinon sans loi) et même contradictoire avec toute foi. »
Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels Fyp Editions p23)
Ce qui me frappe dans les réformes protestantes qui ne réussiront pas à s’installer à l’échelle de l’Empire germanique (les protestants ne forment aujourd’hui qu’un tiers de la population pour une même proportion de catholiques), c’est la manière dont elles sont fortement liées à la territorialisation et à l’urbanisation. Et à la langue. En Alsace, s’est développé un mélange singulier de luthéranisme et d’humanisme rhénan teinté de calvinisme avec par endroit des zestes de Zwingli. Cela conduira quand le capitalisme s’installera vraiment, c’est-à-dire avec l’industrialisation et la division en classes, à de curieuses inversions avec, par exemple, à Mulhouse, une bourgeoisie protestante francophone et une classe ouvrière, venue des campagnes, catholique et germanophone. Il n’est peut-être pas inutile d’y repenser au moment où se repose la question des territoires qui devrait permettre de renforcer à la fois les singularités et leurs coopérations, les unes n’allant pas sans les autres.

Luther sans fin

La figurine playmobil de Luther avec une plume à la main droite et une bible dans la main gauche avait fait polémique en raison du mot Ende (fin) figurant (à gauche sur l’image) sous les livres de l’ancien testament, ceux en hébreu alors que commence sur l’autre page le nouveau testament.   Une nouvelle édition a supprimé le mot fin (Source) :

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Une réponse à Réformes : l’ubris des indulgences

  1. Breuning Liliane dit :

    Quel travail! C’est clair, concis, passionnant comme d’habitude.
    Soyez infiniment remercié pour le soin que vous apportez à nous éclairer.
    Liliane Breuning

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