Wolfgang Engler : Le calme apparent en Allemagne rappelle les dernières années de la RDA

Parmi les intellectuels allemands singuliers que je lis toujours avec grand intérêt se trouve le sociologue Wolfgang Engler.  Il est peu connu en France. Parmi ses particularités, il a celles d’être un connaisseur pertinent de l’ancienne Allemagne de l’Est et d’être le recteur de la célèbre École d’art dramatique Ernst Busch de Berlin. A ce titre il se bat actuellement pour que le Sénat de Berlin tienne ses engagements sur le financement du réaménagement de l’école. Il est l’auteur notamment de Les Allemands de l’Est comme avant-garde, de Citoyens, sans travail, de Mensonge comme principe, la sincérité dans le capitalisme.

J’ai traduit ci-dessous quelques extraits d’un récent entretien mis en ligne par la revue Theater der Zeit.

Sur le contrôle des affects et le salaire de la peur

« De l’Afrique du Nord à l’Amérique du Nord mais aussi au Sud de l’Europe, des processus sont à l’œuvre qui signalent un notable assouplissement de l’autodiscipline. Cela est certainement à mettre en relation avec le fait que les primes délivrées par le système pour un large contrôle des affects sont distribuées de manière de plus en plus parcimonieuse quand elles le sont. Les jeunes gens précisément semblent avoir rompu avec la forme dominante actuelle du capitalisme et ne plus être disposés à accepter les règles du jeu établies. Quand on vit dans des États où le chômage des jeunes atteint jusqu’à 40% et que malgré tous les efforts, on ne trouve pas de place dans la société, pourquoi devrait-on rester calme ? En Allemagne sur ce plan là la situation est meilleure mais les zones d’irritation qui invitent expressément à l’affaiblissement de la soumission intérieure il en existe suffisamment chez nous. En attendant, des gouvernements sont démis ou installés par ce que l’on appelle les marchés et les nouveaux venus aux affaires s’empressent de décréter des réductions drastiques dans les dépenses publiques. Plus blessante encore que ces mesures est la façon dont le politique rampe et cela n’est pas sans conséquence, y compris en Allemagne. Le calme civil ici me rappelle les dernières années de la RDA, cette grotesque simulation d’une île des bienheureux au milieu d’une mer démontée. Nous savons ce qu’il en advint. On ne peut cependant pas prévoir la suite dans les pays où les protestations sont massives. Ce que nous voyons ce sont des gens prêts à aller jusqu’au bout pour obtenir la liberté telle qu’ils la conçoivent. . L’action collective imprègne les corps et les tend, nous voyons des scènes pathétiques des gestes héroïques et nous sentons que l’ironie qui nous fait en plaisanter n’est solide qu’en apparence et intérieurement creuse »

L’engloutissement, après la lente érosion de ses fondements, de l’ « île des bienheureux » dont parle Wolfgang Engler est le thème du grand roman  d’Uwe Tellkamp, La tour dont j’ai fait une présentation dans le Monde diplomatique de ce mois. Le succès du livre pourrait bien tenir précisément au fait que les lecteurs pressentent qu’il  parle de leur situation à eux autant que de celle révolue de la RDA. Ce n’est pas un roman historique.

Revenons à Wolfgang Engler. Pour le sociologue allemand on peut observer une certaine civilité des forces dites de l’ordre qui tranche avec l’incivilité du capitalisme.

Sur l’absurde mise en scène théâtrale des sommets censés faire croire que les politiques domptent la finance

Wolfgang Engler : « Nous observons un retrait du politique, une délégation des décisions importantes à des instances sans légitimation démocratique  qui répondent exclusivement aux votes des « marchés ». Pour masquer ce déficit, les gouvernants organisent un absurde théâtre de la tromperie sur la capacité et la compétence d’agir. Ce cirque ambulant met en scène de l’activisme et masque en même temps le point décisif : l’obstination avec laquelle les gouvernants refusent de  s’attaquer aux diktats de l’économie. Nous vivons au milieu d’une domination à peine encore masquée d’une minorité sur la majorité et bien des choses indiquent que cette forme de dictature seule une majorité peut y mettre fin selon la devise de Büchner : où règne la violence, seule la violence peut aider. Aussi peu souhaitable que puisse être pour moi cette issue, je n’y vois pas d’alternative ».

L’interviewer Holger Teschke introduit à cet endroit une citation de Brecht extraire de son Journal de travail

Les dictatures masquent toujours le caractère économique de la violence et les démocraties masquent toujours le caractère violent de l’économie. Bert Brecht

Wolfgang Engler : «  Exact. Mais entre temps, il s’est répandu l’idée que l’action individuelle d’un État n’est d’aucun secours. La concurrence à laquelle se livrent les États pour s’attirer les faveurs des capitaux à la recherche de placements est l’une des principales raisons de la soumission du politique à de soi-disantes contraintes inéluctables. Une politique coordonnée est indispensable mais elle ne modifiera en rien le statu quo aussi longtemps que la pensée unique néolibérale sévira chez les gouvernants. Des contrepropositions existent depuis longtemps, certaines modérées comme la taxe sur les transactions financières, d’autres plus énergiques en visant la suppression des produits  financiers particulièrement indécents,  enfin celles plus radicales en ce sens qu’elles ont pour but la fermeture immédiate de la grande salle de jeu. L’idée d’un revenu de base sans condition pour tous entre dans ce cadre car son introduction verrouillerait le processus de marchandisation de la vie. (…) »

Sur le discours de la confiance des marchés, le sommet de la bêtise, Brecht encore

Wolfgang Engler : «(…) Le discours sur les marchés et leur jugement en apparence sans appel concernant les décisions politiques n’est que de l’idéologie la plus pénétrante. Elle suppose l’existence d’une loyauté, d’une transparence et d’une égalité des chances [entre les acteurs du marché. BU], c’est-à-dire exactement de contraire de ce qui caractérise le capital financier global. Ses acteurs se méfient les uns des autres et de leur voracité de rapaces  premièrement parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, deuxièmement parce qu’ils se transfèrent les uns aux autres les risques de ce non-savoir dans l’espoir de s’en sortir jusqu’au prochain krach. Cela n’a plus rien à voir avec l’idée tranquille jamais pleinement réalisée de marchés libres. Le sommet de l’obscurcissement et de la bêtise est atteint par ces politiques qui font de la dette publique la raison principale de la crise et qui réclament en conséquence une action énergique c’est-à-dire la rigueur pour retrouver la confiance des marchés. La chancelière allemande est passée championne dans le maniement de cette logique. On ne peut que penser à la réaction railleuse de Brecht à l’appel du secrétaire de l’Union des écrivains  qui, après le 17 juin 1953 [soulèvement ouvrier à Berlin Est] qui avait réclamé des ouvriers qu’ils regagnent la confiance perdue du gouvernement en redoublant d’efforts dans le travail. On devrait répondre avec Brecht : ne vaudrait-il pas mieux que les marchés dissolvent les États et leurs populations et s’en élisent de nouvelles ».

Sur les capacités du  nouveau Parti des pirates qui pour la troisième fois consécutive fait son entrée dans un parlement régional.

Wolfgang Engler : « Je pense que cette forme de politique [participation et démocratie directe par Internet] modifiera et modifie déjà la discussion. Le public intéressé par la politique se détourne des interprétations de l’élite médiatique au profit des forums d’échange qu’ils trouvent sur le Net. Si on observe de plus prêt ces forums de discussion, on est frappé par une étonnante capacité à argumenter et par une remarquable connaissance des faits. Ces discours horizontaux renforcent la capacité de jugement de la société et la capacité critique contre les porte-paroles traditionnels de la politique et des médias »

Extraits d’une interview dont l’intégralité a été rendue publique sur le site Internet de la revue Theater der Zeit. Elle fait partie d’un livre d’entretiens et d’écrits sur le théâtre et la société paru chez le même éditeur en avril 2012

 

 

 

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