Pour Ulrich Beck, l’industrie nucléaire fait de la planète un laboratoire

Le tremblement de terre de Kanto de 1923 vu par le caricaturiste Rakuten Kitazawa, qui passe pour le précurseur du manga japonais. Via Le dessin suggère déjà que la catastrophe n’est plus si naturelle que cela.
“La notion de catastrophe naturelle est fausse. La nature ne connaît pas de catastrophe. Un tsunami ou un tremblement de terre ne deviennent catastrophes qu’à l’horizon de la civilisation humaine” U. Beck

L’énergie nucléaire est une expérimentation qui se déroule à l’échelle mondiale. Ses conséquences sont planétaires. 25 ans après la catastrophe de Tchernobyl et 25 ans après la publication du livre qui l’a rendu célèbre, La société du risque, paru en Allemagne (1) peu avant la catastrophe, Ulrich Beck, qui n’a cessé de plaider pour une politique intérieure mondiale, analyse pour les médias allemands ce qui s’est passé à Fukushima. En regroupant l’article qu’il a lui-même écrit et les entretiens dans la presse écrite et à la radio se dégage la question centrale de savoir comment prendre en compte l’imprévisible. En élargissant son thème, il aborde d’autres sujets comme la façon dont la mondialisation organise l’irresponsabilité.
“L’énergie nucléaire a transformé le monde en laboratoire. Les résultats des analyses sont présents globalement, accessibles à tous. Il faudra en prendre connaissance quel que soit le contexte culturel dans tous les pays du monde. [..] On ne pourra pas considérer ce qui s’est passé au Japon comme un malheur exclusivement et spécifiquement japonais. Certes, on identifiera comme cause le tremblement de terre et la tectonique des plaques. Mais les narrations sécuritaires devront être modifiées. Pour le moment, les questions de sécurité sont appréhendées de manière strictement technique. Les procédures d’agrément sont exclusivement techniques. Nous assistons à l’effondrement d’une telle conception (philosophie) de la sécurité […] ».Frankfurter Rundschau (13 mars 2011)

Comment prendre en compte des scénarios inédits

Dans un entretien avec la Süddeutsche Zeitung, il relève que le point commun à toutes les crises qui semblent suivre le scénario de son livre (le tsunami en Indonésie, Katrina à la Nouvelle Orléans mais aussi la crise financière) est qu’elles passaient pour improbable et qu’à chaque fois “le cadre institutionnel et cognitif a été mis en défaut”. L’idée qu’une prévention des catastrophes à venir puisse reposer sur la perception de celles qui ont déjà eu lieu ne tient plus puisque nous savons désormais que l’impossible est possible. L’inimaginable est ce que la technique exclut comme possible. Or, il faut désormais “prendre en compte l’impensable” explique le sociologue. Il poursuit : “L’une des questions essentielles des débats à venir sera de savoir comment intégrer le non calculable, l’improbable dans les procédures d’agrément”. Pour autant que je puisse en juger, il me semble qu’Ulrich Beck se trouve ici au moins dans une proximité avec le Catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy.
Les risques ne sont pas des objets palpables, précise Ulrich Beck. Ils sont “socialement et culturellement construits avec des moyens scientifiques”. Le sociologue établit, en conclusion de son texte, à l’exemple du Japon, une relation entre la négation des problèmes et l’absence de solutions alternatives. “La tendance à nier les problèmes est d’autant plus véhémente qu’il ne se profile pas d’alternatives”.
Pour l’auteur de La société du risque ? le débat public doit porter sur la question suivante : “quelle culture de la sécurité ou mieux quelle culture de l’insécurité voulons-nous accepter ?

Une commission pour sortir du nucléaire ?

Le message a semble-t-il été entendu à la Chancellerie, Ulrich Beck a été appelé à participer à la commission qu’Angela Merkel vient de mettre en place pour réfléchir à l’avenir du nucléaire. La question qu’on pose à cette assemblée est la suivante : quelle est la pertinence d’une voie de sortie du nucléaire organisant la transition vers des énergies renouvelables. Il y sera en compagnie notamment de Monseigneur Marx, l’évêque qui dialogue avec son homologue Karl dans l’au-delà et qui s’inquiète de l’avènement d’une “civilisation de la mort”.Dans le même temps le lobby nucléaire affute les couteaux et l’on prête à la chancelière dans son propre camp des visées purement électoraliste. Si c’est le cas, c’est raté, pour cette fois Elle avait affirmé que “la catastrophe au Japon marquait un tournant dans l’histoire de la civilisation technique” au sens où il y aura un avant et un après Fukushima. Mais elle ne cesse de rentrer et de sortir, rentrer sortir du nucléaire, ce qui fait que l’on n’est plus très sûr de savoir à quoi se fier.
Notre homme est devenu populaire. J’en veux pour preuve sa présence dans le journal BZ (eh oui ! la presse Springer, encore appelée journal pour poissonniers, pas spécialement portée sur les questions intellectuelles) où il est présenté comme un “prophète des catastrophes”, il élargit son propos : “ l’avancée radicale du développement scientifique sur la base d’intérêt de marchés et de recherche de progrès en fait perdre la maîtrise institutionnelle”.

L’irresponsabilité généralisée

“On peut diviser l’histoire humaine des risques en deux phases ; tout d’abord on a rendu la nature déchaînée et donc Dieu responsable des catastrophes. C’était le cas par exemple pour le tremblement de terre de Lisbonne. On ne pouvait imaginer pourquoi un “Dieu raisonnable” provoque ou laisse se faire une telle catastrophe. Depuis l’industrialisation, nous vivons des dangers et des catastrophes provoqués par les hommes et dont on rend responsables des acteurs sociaux. Le fait de rechercher des personnes responsables provoque une énorme dynamique politique. La discussion en Allemagne sur l’énergie nucléaire en fait partie ». […]
A propos de la catastrophe dans le Golfe du Mexique provoquée par DeepWater Horizont , il avait noté que “BP est aussi peu British que les produits Made in Germany ne sont allemands, rançon de la globalisation”. Il rappelle qu’après la fusion avec Amoco en 1998, l’adjectif “british” a été remplacé « par un petit mot vert d’espérance » beyond de sorte que “le sigle BP signifie Beyond Petroleum – au-delà du pétrole”.
“C’est là que l’on s’aperçoit, poursuit Ulrich Beck,que la politique intérieure mondiale favorise l’irresponsabilité organisée. Qui croit prendre “British” Pétroleum en flagrant délit doit apprendre qu’il s’agit d’une multinationale qui appartient aussi aux Américains, dont les stations de forage sont construites par des Coréens et qui paie ses impôts à Berne en Suisse. (BP pourrait aussi bien signifier Berne Petroleum)”.
Il revient sur la question de l’irresponsabilité dans la BZ: « Quand on pose la question de savoir à qui la faute, on constate immédiatement l’existence d’une sorte d’irresponsabilité organisée. Tout le monde se renvoie la balle. Les techniciens disent n’avoir commis aucune erreur et de s’être tenus à un certain nombre de pronostics. Les hommes politiques disent s’être fiés aux techniciens. Et les responsables des prognostics rejettent la faute sur les techniciens et les hommes politiques.”

(1) La société du risque est paru en France 2001. On peut trouver le livre désormais en édition de poche.
Ulrich Beck né en 1944 a été jusqu’en juillet 2009 Professeur de Sociologie à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich. Il enseigne encore à la London School of Economics et à Harvard.

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