Max Weber et le spectre du religieux dans l’armure du capitalisme

Quand je me suis attelé à la relecture du « livre» de l’économiste et sociologue allemand Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, je ne m’attendais pas à y trouver un spectre (Gespenst). Il m’avait jusqu’à présent échappé. Mais n’est-ce pas le propre des spectres ? Commençons par l’extrait où il en est question :

Max Weber (1864-1920) en 1918

« Der Puritaner wollte Berufsmensch sein, – wir müssen es sein. Denn indem die Askese aus den Mönchszellen heraus in das Berufsleben übertragen wurde und die innerweltliche Sittlichkeit zu beherrschen begann, half sie an ihrem Teile mit daran, jenen mächtigen Kosmos der modernen, an die technischen und ökonomischen Voraussetzungen mechanisch-maschineller Produktion gebundenen, Wirtschaftsordnung erbauen, der heute den Lebensstil aller einzelnen, die in dies Triebwerk hineingeboren werden – nicht nur der direkt ökonomisch Erwerbstätigen –, mit überwältigendem Zwange bestimmt und vielleicht bestimmen wird, bis der letzte Zentner fossilen Brennstoffs verglüht ist. Nur wie »ein dünner Mantel, den man jederzeit abwerfen könnte«, sollte nach Baxters Ansicht die Sorge um die äußeren Güter um die Schultern seiner Heiligen liegen. Aber aus dem Mantel ließ das Verhängnis ein stahlhartes Gehäuse werden. Indem die Askese die Welt umzubauen und in der Welt sich auszuwirken unternahm, gewannen die äußeren Güter dieser Welt zunehmende und schließlich unentrinnbare Macht über den Menschen, wie niemals zuvor in der Geschichte. Heute ist ihr Geist – ob endgültig, wer weiß es? – aus diesem Gehäuse entwichen. Der siegreiche Kapitalismus jedenfalls bedarf, seit er auf mechanischer Grundlage ruht, dieser Stütze nicht mehr. Auch die rosige Stimmung ihrer lachenden Erbin: der Aufklärung, scheint endgültig im Verbleichen und als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Wo die »Berufserfüllung« nicht direkt zu den höchsten geistigen Kulturwerten in Beziehung gesetzt werden kann – oder wo nicht umgekehrt sie auch subjektiv einfach als ökonomischer Zwang empfunden werden muss –, da verzichtet der einzelne heute meist auf ihre Ausdeutung überhaupt. Auf dem Gebiet seiner höchsten Entfesselung, in den Vereinigten Staaten, neigt das seines religiös-ethischen Sinnes entkleidete Erwerbsstreben heute dazu, sich mit rein agonalen Leidenschaften zu assoziieren, die ihm nicht selten geradezu den Charakter des Sports aufprägen. Niemand weiß noch, wer künftig in jenem Gehäuse wohnen wird und ob am Ende dieser ungeheuren Entwicklung ganz neue Propheten oder eine mächtige Wiedergeburt alter Gedanken und Ideale stehen werden, oder aber – wenn keins von beiden – mechanisierte Versteinerung, mit einer Art von krampfhaftem Sich-wichtig-nehmen verbrämt. Dann allerdings könnte für die »letzten Menschen« dieser Kulturentwicklung das Wort zur Wahrheit werden: »Fachmenschen ohne Geist, Genussmenschen ohne Herz: dies Nichts bildet sich ein, eine nie vorher erreichte Stufe des Menschentums erstiegen zu haben« –“

Max Weber: Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie. Band 1, Tübingen 1986

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« Le puritain voulait être un homme de la profession-vocation [Berufsmensch]; nous sommes contraints de l’être, En effet, en passant des cellules monacales dans la vie professionnelle et en commençant à dominer la moralité intramondaine, l’ascèse a contribué, pour sa part, à édifier le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui avec une force contraignante irrésistible, le style de vie des individus qui naissent au sein de cette machinerie [Triebwerk = machine motrice] – et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il, jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé. Aux yeux de Baxter*, le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que comme « un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant », Mais la fatalité [das Verhängnis) le malheur a fait que ce manteau est devenu un habitacle dur comme l’acier [stahlhartes Gehäuse = une dure carapace/chape d’acier]. Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans l’histoire. Aujourd’hui, l’esprit de cette ascèse s’est échappé de cet habitacle — définitivement ? Le sait-on ? Dans tous les cas, depuis qu’il repose sur une base mécanique, le capitalisme vainqueur n’a plus besoin de cet étai. L’humeur rayonnante de sa riante héritière, l’Aufklärung, semble elle-même pâlir définitivement et l’idée du « devoir ordonné à la profession » [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux.
Lorsque « l’accomplissement de la profession »[Berufserfüllung] ne peut être mis en relation avec les valeurs spirituelles suprêmes de la culture [höchsten geistigen Kulturwerten] ou lorsque ( ce qui n’est pas l’inverse) il ne peut être perçu, également au plan subjectif, que comme une simple contrainte économique, l’individu renonce généralement, aujourd’hui à toute interprétation. Aux États-Unis, là où elle connait un déchainement extrême, la recherche du gain, dépouillée de son sens éthico-religieux (ou métaphysique), a tendance aujourd’hui à s’associer à des passions purement agonistiques [i.e. de compétition], qui précisément lui impriment assez souvent le caractère d’un sport. Personne ne sait encore qui, à l’avenir, logera dans cette cage ; et si, au terme de ce prodigieux développement, nous verrons surgir des prophètes entièrement nouveaux ou une puissante renaissance de pensées et d’idéaux anciens, voire – si rien de tout cela ne se produit – une pétrification mécanisée, parée d’une sorte de prétention crispée. Dans ce cas, à coup sûr, pour les « derniers hommes » de ce développement culturel, la formule qui suit pourrait se tourner en vérité : « Spécialistes sans esprit, jouisseurs sans cœur : ce néant s’imagine s’être élevé un degré de l’humanité encore jamais atteint ».

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Édité, traduit et présenté par Jean-Pierre Grossein. Tel Gallimard. p. 250-251)

* Richard Baxter, théologien puritain anglais du 17ème siècle.

Dans ses deux études rassemblées sous le titre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber analyse avec minutie le rôle qu’a joué un certain esprit nouveau initié par la Réforme protestante dans le passage au capitalisme qu’il précise des Temps modernes, c’est à dire industriel, « mécanique et machiniste ». Il y a d’autres capitalismes ailleurs et dans l’histoire. Mais ce qui l’intéresse c’est l’« ethos spécifique » de celui de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. Comment cette « inclination spécifique au rationalisme économique » de certaines dimensions du protestantisme va devenir une force motrice spirituelle. Il étudie la manière dont ses traits religieux disparaissent de ses motivations tout en revenant hanter la vie, tel un spectre dans l’armure d’une rationalisation méthodique déconnectée de finalités supérieures. Car elles ne sont plus mises en relation avec «  les valeurs spirituelles suprêmes de la culture ». L’extrait ci-dessus est tiré de la fin de L’Éthique protestante… et la résume en quelque sorte sans toutefois nous permettre de faire l’économie d’une lecture attentive de l’ensemble du texte et d’autres. Et il nous faut commencer par le Berufsmensch, terme forgé à partir de la notion de Beruf.

Beruf

Par Beruf, ici traduit par « profession-vocation », Martin Luther a transposé, dans la Bible, deux notions fort différentes C’est, d’une part, la tâche assignée par Dieu (en grec Klesis, en anglais calling). Von Gott geruffet signifie être appelé par Dieu. Le mouvement par lequel on se sent appelé se nomme vocation. D’autre part, il transpose dans le Livre du Siracide (L’Ecclésiaste), le ponos grec, le labeur (labor), la besogne, en Beruf, alors qu’ailleurs il traduit ergon (travail, Werk, work ) en Geschäft, business. Ainsi dans la Bible de Luther :

„Bleibe bei dem, was dir anvertraut ist, und übe dich darin, und halt aus in deinem Beruf, und lass dich nicht davon beirren, wie die Gottlosen zu Geld kommen, sondern vertraue du Gott und bleibe in deinem Beruf; denn dem Herrn ist es ein Leichtes, einen Armen plötzlich reich zu machen. Der Segen Gottes ist der Lohn des Frommen, und in kurzer Zeit gibt er schönstes Gedeihen“.

(Siracide 11, 21-23)

Les traductions françaises sont très confuses quand elles y figurent. J’ai trouvé celle-ci qui se rapproche de celle de Luther :

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien et vieillis dans ton travail. N’admire pas les œuvres du pécheur, confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. Car c’est chose facile aux yeux du Seigneur, rapidement, en un instant, d’enrichir un pauvre. La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant Dieu fait fleurir sa bénédiction ».

La nouvelle traduction de la Bible qui, en cette période de conflit sur les retraites, révèle le spectre d’anciens contenus religieux absorbé dans le dogme libéral, dit ceci :

« Suis ta contrainte
insiste en elle
Vieillis sur ton ouvrage

Ne va pas admirer celui de l’égaré
fie-toi au Maître
et peine encore
car : le Maître peut aisément<
enrichir un homme de peine
car : Le Maître bénit le pieux dans son salaire »

(Siracide 11, 21-23. Trad. Pierre Alferi, Jean Jacques Lavoie in La Bible/ Nouvelle traduction. Fayard. 2001)

Vieillis sur ton ouvrage  pourrait être traduit par ne prends pas de retraite.

Pour Max Weber, cette notion de Beruf exprime «  le dogme central de toutes les dénominations protestantes », en ce qu’il considère qu’une vie agréable à Dieu ne se trouve pas dans l’ascèse monastique mais dans une profession comme tâche assignée par Dieu dans le monde sécularisé, dans la profession-vocation. « La qualification morale de la vie dans une profession séculière [a] été l’une des réalisations de la Réforme les plus lourdes de conséquences ». L’ascèse a été transférée de la cellule du moine à la profession-vocation. Bien sûr, l’habit de l’innovation linguistique à elle seule ne fait pas le moine salarié. Weber est très précis sur ce point distinguant le protestantisme ancien de « l’esprit du capitalisme » dépouillé de ses  »étais » religieux et « illustré » par un personnage comme Benjamin Franklin dont les préceptes datent de 1736 et 1748, soit 200 ans après la première Bible complète en allemand qui parait en 1535. Il faut avoir à l’esprit un temps long.

« Songe que le temps, c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail gagner 10 shillings par jour, mais se promène ou paresse dans sa chambre la moitié du temps, celui-là ne doit pas seulement prendre en compte, même si c’est le cas, le fait qu’il ne dépense que 6 pence pour son plaisir : il a en effet aussi dépensé ou dilapidé, 5 autres schillings.
Songe que le crédit, c’est de l’argent. Si quelqu’un laisse chez moi son argent après que celui-ci est devenu remboursable, il me fait don des intérêts ou l’équivalent de ce que je peux faire de son argent faire de son argent durant ce temps. Si un homme a un bon et un grand crédit et s’il en fait bon usage, la somme rapportée peut-être considérable.
[…]
[Avoir] tes dettes en mémoire, cela te donne à voir comme un homme honnête autant que consciencieux, ce qui accroit ton crédit.[…] »

(Benjamin Franklin : « Advice to a Young Tradesman (1748, Œuvres, Sparks, II, p. 87). Cité dans Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. p.21-23.

De telles maximes auraient été impensables au Moyen-âge, elles n’auraient pu être celles d’un banquier comme Jacob Fugger, souligne Weber. Elles forment un ethos. C’est en ce sens spécifique qu’il parle d’esprit, de « motif conducteur », du capitalisme. Cet esprit n’est pas un effet de superstructure. Pour lui, quand l’esprit est là, on se procure l’argent. Ce n’est la disponibilité de réserves monétaires qui est motrice. Il aura fallu encore diverses étapes pour en arriver là : le calvinisme et sa doctrine de la prédestination, le piétisme, les sectes puritaines, la diaspora huguenote qui déteindront sur l’ensemble de la vie sociale, formant un « cosmos », qu’il faudrait préciser réifié, « chosifié » (“versachlicht“), dans lequel nous sommes « contraints » de vivre. Ce qui était au départ un choix est devenu une contrainte.

« L’ordre économique capitaliste actuel [i.e. celui du début du 20è siècle] est un immense cosmos dans lequel l’individu est immergé en naissant et qui, pour lui, au moins en tant qu’individu, est donné comme un habitacle [Gehäuse, carcan] de fait et immuable [= qu’il ne peut transformer individuellement] dans lequel il lui faut vivre. Dans la mesure où l’individu est intriqué dans le réseau du marché, l’ordre économique lui impose les normes de son agir économique. Le fabricant qui s’oppose durablement à ces normes est, au plan économique éliminé, tout comme le travailleur qui ne peut ou ne veut s’y adapter se retrouve à la rue sans travail ». (O.c. p.28-29)

Petit à petit, un processus de rationalisation a achevé d’incorporer les contenus magiques et religieux, c’est ce que Weber nomme le « désenchantement ». Au final, « c’est homme qui est rapporté au gain comme finalité de sa vie et non plus le gain à l’homme comme moyen de satisfaction de ses besoins vitaux ». (O.c. p.27).

Et, il faudra voir, suggèrera, après Weber, Walter Benjamin, dans le capitalisme,

«  une religion, c.-à-d. que le capitalisme sert essentiellement à apaiser les mêmes soucis, les mêmes tourments et les mêmes inquiétudes auxquels ce qu’il est convenu d’appeler religions donnait autrefois une réponse »

(Walter Benjamin : Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires. Édités par Rolf Tiedann et Hermann Schweppefrhauser . Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlann et Jean-François Poirier. Presses Universitaires de France)

Le même Walter Benjamin, dans la citation suivante très proche de Weber, relève, en 1940, en lisant le programme de Gotha du parti social-démocrate allemand, combien le contenu religieux de la profession-vocation (Beruf) y est réapparu, ce qui caractérise le spectre, et s’est incrusté dans les corps et les mentalités des travailleurs allemands :

« Chez les ouvriers allemands, la vieille éthique protestante du travail réapparut sous une forme sécularisée. Le programme de Gotha porte déjà les traces de cette confusion. Il définit le travail comme “la source de toute richesse et de toute culture“. A quoi Marx, animé d’un sombre pressentiment, objectait que celui qui ne possède d’autre bien que sa force de travail “est nécessairement l’esclave d’autres hommes, qui se sont érigés […] en propriétaires“. Ce qui n’empêche pas la confusion de se répandre de plus en plus, et Joseph Dietzgen* d’annoncer bientôt : “Le travail est le Messie des temps modernes. Dans l’amélioration […] du travail […] réside la richesse qui peut maintenant accomplir ce qu’aucun rédempteur n’a accompli jusqu’à présent“. Cette conception du travail, caractéristique d’un marxisme vulgaire, ne prend guère la peine de se demander en quoi les biens produits profitent aux travailleurs eux-mêmes, tant qu’ils ne peuvent en disposer. Elle n’envisage que les progrès de la maîtrise de la nature, non les régressions de la société »

(Walter Benjamin : Sur le concept d’histoire in W.B. : Œuvres III. Folio Essais. p. 436. La critique du programme de Gotha a pour titre chez Marx : Commentaires en marge du programme du Parti ouvrier allemand. Marx y souligne que ce n’est qu’en tant que l’homme se conduit en propriétaire de la nature, « qu’il la traire comme un objet lui appartenant que son travail devient source de valeurs d’usage et donc de la richesse ».)

* Joseph Dietzgen (1828-1888) : théoricien socialiste allemand, auteur de Die Religion der Sozialdemokratie. Kanzelreden / La religion de la social-démocratie. Sermons.

« Stahlhartes Gehaüse »

La traduction de la métaphore du capitalisme industriel que Weber utilise, celle de« Stahlhartes Gehaüse », dans laquelle nous tombons en naissant, a fait l’objet de controverses depuis que le sociologue américain Telcott Parsons l’avait traduit par iron cage, la cage d’acier. Certes cette traduction durcit l’expression wébérienne autant d’ailleurs que celle d’« habitacle » ici utilisée l’affaiblit. Gehaüse qui contient le mot Haus (habitat) a des acceptions multiples désignant une enveloppe solide aussi bien la coquille de l’escargot que la carapace de la tortue, voire le cercueil. Le français habitacle est à l’origine un terme de marine, un habillage de protection du compas sur le pont d’un navire. Cette carapace d’acier ou dure comme de l’acier – nous sommes à l’époque du capitalisme du charbon et de l’acier – est en relation d’un côté avec la cellule du moine d’où l’ascèse est sortie et la « pétrification mécanisée » de ce qui n’était censé n’être qu’un « léger manteau », qui plus est facile à enlever. L’Aufklärung que Bernard Stiegler tente de traduire par la raison-formée-à-l’époque-des-Lumières pour signaler qu’elle a aussi une histoire (cf son livre États de choc) en a perdu ses couleurs et l’envie de rire. L’image est donc féroce. Quoi qu’il en soit l’important est la solidité, la rigidité, la dureté de cette enveloppe qui enclot la vie, pas seulement économique mais aussi sociale. Elle est, comme chez Hamlet, l’armure du spectre. Ici, ce spectre est celui des « contenus de croyance autrefois religieux » qui, comme profession-vocation, « hante notre vie. Als ein Gespenst ehemals religiöser Glaubensinhalte geht der Gedanke der »Berufspflicht« in unserm Leben um. Dans une note, Max Weber illustre la misère symbolique de cette vie devenue « agonistique », c’est à dire de compétition – on pourrait dire pulsionnelle-, produite par l’aboutissement du processus de « désenchantement du monde »  :

« Le vieux, avec ses 75 000 dollars par an, ne pourrait-il pas prendre sa retraite ?—- Non! la devanture du magasin doit être maintenant portée à 400 pieds. Pourquoi ?— “That beats everything” < Cela passe avant tout >, dit-il. Le soir, quand sa femme et ses filles lisent ensemble, il soupire après son lit ; le dimanche, il regarde sa montre toutes les cinq minutes, pour savoir quand la journée sera finie : — quelle existence gâchée ! »; c’est ainsi que le gendre (immigrant venu d’Allemagne) du dry-good-man < mercier > principal d’une ville sise sur l’Ohio résumait le jugement qu’il portait sur ce dernier — jugement qui, sans aucun doute, serait apparu a son tour au « vieux » comme totalement incompréhensible, comme un symptôme du manque d’énergie des Allemands. »

Il y avait encore des jours fériés sans commerce et pas de télévisions. Encore moins de capitalisme 24h/7.

La profession-vocation est une composante de ce qui allait devenir l’ethos d’un nouvel esprit du capitalisme, celui du « capitalisme bourgeois moderne ». Pour « transfigurer les incitations économiques „individualistes“ », il fallait qu’il y fut adjoint « la méthodique de vie des sectes ascétiques ». Tout homme allait devenir une sorte de moine séculier. Cette conception d’une vie puritaine est portée par les « couches moyennes bourgeoises en voie d’ascension ». Précisons qu’il s’agissait alors d‘un capitalisme d’investissement et non du capitalisme financiarisé, spéculatif et computationnel que nous connaissons aujourd’hui.

Il y a une dimension que Max Weber n’aborde pas et qui est en lien avec la Réforme, à savoir le fait que cette dernière est « fille tout autant de la langue vernaculaire » [et donc de la traduction et de la lecture] que de l’imprimerie » (Matthieu Arnold : Luther. Fayard. p.325). A partir de ce que Sylvain Auroux appela une « révolution technologique de la grammatisation ». Ce découpage en unités reproductibles, s’étendra à la grammatisation machinique des gestes du travail. Le livre imprimé est aussi une nouvelle technique de mémoire (hypomnèse).

« sans l’imprimerie, le protestantisme n’aurait pu rendre effectif un « sacerdoce de tous les croyants ». Mais en même temps, la nouvelle technique a également joué un rôle cristallisateur. Elle a été cet « enchantement » par lequel un obscur théologien de Wittenberg a réussi à ébranler le trône de Saint Pierre »

(Elizabeth L . Eisenstein : La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne. La Découverte 1991 pp 187-188)

Parenthèse sur la Réforme

La Réforme, c’est aussi autre chose. Bernard Stiegler l’interprète, entre autre, comme une thérapeutique de la lecture. « Luther est un moine qui vient affirmer la possibilité d’un otium du peuple, soutenant qu’il faut que les fidèles sachent lire parce c’est dans un rapport direct au texte, dans la confrontation directe avec la parole du Christ, que la créature peut être et rester fidèle »(Cf.). L’otium dont il parle n’est pas ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, en ce qu’il ne s’agit pas d’un temps de consommation mais d’un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi ». Ce quelque chose de plus grand que soi peut s’appeler Dieu, ou tout autre chose dès lors qu’il désigne une pratique d’existence, souvent liée à des rituels, qui aille au-delà de la simple subsistance. L’otium du peuple, expression qui  s’amuse de l’opium du peuple que serait pour certains la religion, est à la fois historiquement l’accès du peuple à la lecture de la bible et une pratique collective, celle de l’assemblée. Cet otium sera phagocyté par le négotium.

Pour Bernard Stiegler,

«  … la Réforme installe une nouvelle conception de la foi. Lorsqu’ advient l’imprimerie, et qu’elle se combine avec la crise de foi que provoque en Luther la pratique des indulgences, et sa perte de la foi non pas en Dieu, mais en son représentant sur Terre, le pape, c’est-à-dire le père, un nouveau stade de l’écriture advient qui conduira aussi au papier monnaie, aux billets de banque, aux lettres de change, aux assignats, et finalement au dollar, sur lequel il est écrit cette devise: « ln God we trust ».

(Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels Fyp Editions p23)

ln God we trust », « nous avons confiance en Dieu », comme il est écrit sur la dollar américain, et non plus « In God we believe » « nous avons foi en Dieu »

La confiance se substitue à la croyance et fait l’objet d’un calcul.

L’alchimie économique

La magie est transférée à l’économie. N’attribue-t-on pas à la machine à produire des textes, ChatGPT, des propriétés magiques . Elles seraient « bluffantes ». Et la fameuse « main invisible du marché » ne fait-elle pas des tours de magie ? Dans le Faust de Goethe, dans la scène de création du papier monnaie, les billets de banque sont qualifiés de « feuilles magiques » par le Fou de l’Empereur et de « fantôme[s] en papier de florins » par Méphistophélès. Pour Hans Christoph Binswanger, l’intelligence économique de Goethe, qui fut ministre de l’économie, se trouve d’abord dans sa perception du caractère alchimique de l’économie moderne. Pour l’économiste suisse, dans son livre Argent et magie, Goethe montre que l’économie moderne dans laquelle la création monétaire joue un rôle central est la continuation de l’alchimie par d’autres moyens. Plus besoin donc de chercher à transformer le plomb en or, puisque l’on a réussi à transformer le papier en argent et cet argent « force chimique de la société », selon Marx (Manuscrits de 1844) peut circuler. Cette création monétaire est toutefois à double tranchant. D’un côté, elle permet les investissements, des actions créatrices produisant un élan économique explique Binswanger, de l’autre, dans Faust, interviennent trois ruffians tout droit issus du 7ème cercle de l’Enfer de Dante, Fauchevite, Hâtepilleuse et Grippedur symbolisation de la violence, la cupidité et l’avarice. (J’en ai parlé plus en détails ici). Aujourd’hui, la nouvelle « magie » est celle des cryptomannaies.

Rationalisation et désenchantement du monde

Examinons maintenant plus avant le couple désenchantement/rationalisation  tel que le décrit Max Weber. Je commencerai par le premier : qu’est ce que, selon Max Weber, le désenchantement du monde ? J’expliquerai plus loin pourquoi je garde le terme de désenchantement pour traduire Entzauberung.

« La démagification du monde [Entzauberung der Welt = désenchantement du monde], c’est-à-dire l’élimination la magie [en allemand Magie] comme moyen de salut, n’avait pas été conduite jusqu’à son terme dans la piété catholique comme elle l’a été dans la religiosité puritaine (et avant elle, seulement dans la religiosité judaïque). Le catholique disposait de la grâce sacramentelle de son Église comme d’un moyen permettant de compenser sa propre insuffisance : le prêtre était un magicien qui accomplissait le miracle de la transsubstantiation et qui détenait le pouvoir des clés. On pouvait se tourner vers lui dans le repentir et la contrition, il dispensait l’expiation, l’espoir de la grâce et la certitude du pardon assurant ainsi le soulagement de la formidable tension, dans laquelle le calviniste, lui, était condamné à vivre par un destin inéluctable et que rien ne pouvait adoucir. Pour celui-ci, ces consolations bienveillantes et humaines n’existaient pas et il ne pouvait pas non plus espérer, comme le catholique, compenser ses heures de faiblesse et d’insouciance en renforçant sa bonne volonté à d’autres heures, comme le catholique et même le luthérien. Le Dieu du calvinisme réclamait des siens non pas des « bonnes œuvres » particulières, mais une sainteté par les œuvres érigée en système. (Pas question du va-et-vient catholique, authentiquement humain, entre le péché, le repentir, la pénitence, le soulagement et à nouveau le péché ; pas question, non plus, que le compte de toute une vie puisse être réglé par des peines temporelles et soldé par les moyens de grâce dispensés par l’Église.) La pratique éthique de l’homme du quotidien fut ainsi dépouillée de son caractère non planifié et non systématique et prit la forme d’une méthode cohérente de la conduite de vie dans son ensemble. Ce n’est pas un hasard si le nom de « méthodistes » est resté attaché aux représentants du dernier grand réveil des idées puritaines au XVIIIème siècle … »

(Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. O.c. p. 132-133)

Je ne saisis pas très bien ce que la traduction par « démagification » apporte de mieux que celle de désenchantement puisqu’il s’agit de la même chose. En quoi serait-elle plus littérale ? Je vois encore moins en quoi « désenchantement » serait « un effet littéraire » comme l’affirme Jean-Pierre Gossein. L’enchantement est une opération magique. Merlin l’enchanteur est en allemand der Zauberer. Weber utilise d’ailleurs le mot Magie qui existe en allemand à côté de Zauber dans Entzauberung sans pour autant créer un néologisme. Je garderai donc le mot de désenchantement qui, en outre, fait moins mal aux oreilles. Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement de « l’élimination de la magie comme moyen de salut ». Cette dernière est la phase finale d’un processus plus large. Le désenchantement concerne aussi le rejet de « tous les éléments sensuels et affectifs au sein de la culture et de la religiosité subjective » et un « évitement absolu de toute culture qui s’adresse aux sens » Très loin, ajoute Weber, de cet « esprit profane et fier » que Machiavel décrit dans son éloge des citoyens de Florence qui, en lutte contre le pape et ses interdits « mettaient plus haut l’amour de la cité natale que l’angoisse pour le salut de leurs âmes ». (oc p 111)

Pour Max Weber, le désenchantement du monde consiste à considérer qu’il n’y a plus de mystagogie, de mystères. Celles-ci ont été refoulées par le calcul. Dans une conférence prononcée en 1917, il souligne :

« Le développement de l’intellectualisation et de la rationalisation n’implique donc pas que tout un chacun connaisse mieux les conditions de vie auxquelles il est soumis. Non, il implique autre chose : la certitude ou la croyance qu’il suffirait de vouloir acquérir cette connaissance pour pouvoir le faire à tout moment, qu’il n’existe donc pas de puissances mystérieuses et imprévisibles dans ce domaine et qu’il est bien plutôt possible – en principe – de maîtriser toute chose par le calcul. (durch Berechnen). Mais cela signifie le désenchantement du monde. A la différence du sauvage pour lequel de telles différences existaient, nous n’avons plus à recourir à des instruments magiques pour maîtriser et solliciter les esprits (Geister). Des moyens techniques et le calcul remplissent cette tâche. C’est cela avant tout que l’intellectualisation implique en tant que telle.
Ce processus de désenchantement, qui s’est poursuivi dans la culture occidentale pendant des millénaires, et, de façon générale, ce « progrès » dont la science fait partie, dont elle est un élément et un moteur, ont-ils cependant un sens quelconque au-delà de ces applications purement pratiques et techniques ? »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29)

Max Weber répond à sa question en s’appuyant sur Léon Tolstoï, auteur qu’il admirait et qui était au moment où il prononçait sa conférence (7 novembre 1917) une figure du pacifisme. Tolstoï se demandait si la mort avait un sens. Prise dans le progrès, la vie de l’individu n’avait pas de fin et, partant, la mort non plus. L’une des caractéristiques fondamentales de l’économie capitaliste, précise la sociologue allemand, est d’être « rationalisée sur la base d’un calcul strictement comptable et d’être froidement planifiée en vue du résultat économique visé ».

Weber associe au terme rationalisation celui d’intellectualisation. Qu’est-ce à dire ? L’« intellectualisation » est, pour Catherine Colliot-Thélène, « un autre nom pour la rationalisation, considérée au plan des images du monde ».

« Un monde intellectualisé, c’est un monde dans lequel règne la conviction que tout ce qui est et advient ici-bas est régi par des lois que la science peut connaître, et la technique scientifique maîtriser ; qu’il n’est rien, en d’autres termes, qui ne soit prévisible. C’est un monde sans magie, sans doute, car il exclut toute intervention du supra-sensible dans l’ordre des choses naturelles et humaines ; mais aussi, Weber y insiste, un monde dépourvu de sens ».

(Catherine Colliot-Thélène : Max Weber et l’histoire. Puf. 1990. p.65)

Le désenchantement est donc produit par la prétention de tout pouvoir maîtriser par le calcul, aujourd’hui les algorithmes réduisant toutes singularités à des moyennes. La question est moins celle du calcul que le fait qu’avec une telle conception plus rien ne relèverait de l’incalculeble. C’est le règne des techno-sciences qu’il ne faut pas confondre avec des savoirs. C’est peut-être la raison pour laquelle Weber met toujours progrès entre guillemets. La rationalisation ne touche pas seulement le travail mais aussi l’organisation des entreprises et celle de la société. L’entreprise rationalisée a besoin d’un droit qui l’est tout autant. On parle beaucoup en ce moment de « parlementarisme rationalisé ». Cette expression englobe tout ce qui permet au « gouvernement » de faire passer des réformes en se dégageant de l’emprise du pouvoir législatif. Il n’est d’ailleurs plus question de gouvernement de citoyens mais de gouvernance, « une gouvernance par les nombres », selon l’expression d’Alain Soupiot

Paul Valéry décrit à sa façon le processus de désenchantement du monde auquel conduira la développement du capitalisme lorsqu’il écrit que les Romains qui disposaient de bien moins de moyens techniques et technologiques que les Européens de son temps, trouvaient, cependant,

« dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».

(Paul Valéry : Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe in Regards sur le monde actuel. Nrf Gallimard. 1945. p.32)

La rationalisation

Pour Weber, la rationalisation est une notion historique. « Les actes motivés par la religion ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels, en particulier sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l’expérience même s’ils ne sont pas nécessairement selon des moyens et des fins… » ( Economie et société. cité par Catherine Colliot-Thélène : O.c. p.56). Les pratiques magiques – « ou mystagogiques », ajoute-t-il ailleurs en citant expressément les mystères d’Eleusis -, avaient comme visée d’influencer les esprits ou les dieux afin d’obtenir, « pour l’individu seul, outre une longue vie, la santé, l’honneur, la descendance et, éventuellement, l’amélioration du destin dans l’au-delà, la richesse comme objectif évident »

« C’est seulement quand la logique de l’économie capitaliste produit d’elle-même les comportements qu’elle requiert pour se perpétuer, que le désenchantement peut être dit accompli ».

( Catherine Colliot-Thélène : oc.p. 66

Le désenchantement rend le monde dépourvu de sens. En évacuant les mystères, l’imprévisible, l’inattendu, l’improbable, au profit d’un tout calculable, il mine la Raison elle-même, qui régresse.

Les anciens dieux sortent de leurs tombes

« Le rationalisme grandiose de la conduite de vie éthique et méthodique que sécrète toute prophétie religieuse a détrôné ces dieux multiples (Vielgötterei) au profit de « l’Unique qui nous est nécessaire » [Einen, das not tut=la seule chose qui nous est nécessaire. Eins aber ist not, dit Jésus]. Et, face aux réalités de la vie extérieure et intérieure, il a été contraint à ces compromis et à ces réserves [Relativierungen = relativisations] que nous connaissons tous dans l’histoire du christianisme. Mais aujourd’hui cette multiplicité de dieux est notre « quotidien » religieux. Les nombreux anciens dieux sortent de leurs tombeaux, désenchantés et par conséquent sous la figure de puissances impersonnelles, ils cherchent à exercer un pouvoir sur nos vies et ils recommencent entre eux leur lutte éternelle. Ce qui est si difficile pour l’homme moderne précisément, et plus encore pour la jeune génération, c’est d’être à la hauteur d’un tel quotidien. Toutes les quêtes éperdues (jagen) de « l’expérience vécue » proviennent de cette faiblesse.Car c’est faiblesse que de ne pouvoir regarder en face le destin de son temps. C’est le destin de notre culture de prendre à nouveau conscience de ce fait, et d’une manière plus claire, après que, durant un millénaire, l’orientation prétendument ou apparemment exclusive sur le pathos grandiose de l’éthique chrétienne nous y a rendus aveugles. »

(Max Weber : Wissenschaft als Beruf. Conférence du 7 novembre 1917. J’ai un peu mélangé les deux traductions. Celle La science profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski. Ed. Agone. p. 28-29 et celle de Catherine Colliot-Thélène La profession et la vocation de savant in Max Weber : Le savant et le politique. La Découverte p.98-99)

Pour Max Weber, les deux tendances, magie et désenchantement / rationalisation, ne commencent pas avec le Beruf qui est, pour lui, plutôt un aboutissement. Elles remontent à plus loin. Au temps où il y avait encore de multiples dieux. Ils ont tous été détrônés par le processus de rationalisation, que Max Weber qualifie ici de « grandiose ». Les spectres des dieux anciens sortent de leurs tombes et reviennent nous hanter. Sous leur aspect « désenchanté », ils régissent nos vies sous forme de règles impersonnelles c’est à dire désindividuées et calculables, effaçant les singularités par définition incalculables, dévorant les désirs et libérant les pulsions.
Avec la « généralisation des techniques de la comptabilité à toutes les activités humaines » (Bernard Stiegler : Réenchanter le monde) y compris les rapports aux dieux, l’épuisement des réserves symboliques et des désirs au profit des pulsions que le capitalisme consumériste et de marketing finira par exploiter, c’est l’Aufklärung qui déchante, la raison devenant calcul (ratio). Nous ne sommes pas à la hauteur des défis de notre temps. A défaut de pouvoir s’y hisser et de réenchanter le monde,  régresse la raison. L’Aufklärung, précisons-le, va de pair avec une  Bildung. Elle est définie ainsi par Immanuel Kant :

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !. Telle est la devise des Lumières ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits). Voir ici.

La rationalisation n’est pas la raison. Son instrumentalisation, aujourd’hui computationnelle, décompose la raison qui devient bêtise à défaut d’être recomposée à chaque mutation technologique et avec elle.

Spectre

Le spectre dont parle Max Weber n’est pas celui du capitalisme au sens où l’évoque l’écrivain américain Don Delillo. Son roman Cosmopolis (Actes sud) raconte le crépuscule d’un golden boy new-yorkais. On le découvre, dans sa luxueuse limousine prise dans des embouteillages et une manifestation qui bloquent Manhattan, en train de spéculer sur la chute du cours du yen. Au bout d’un moment, il voit apparaître, sur l’un des nombreux écrans de son véhicule, l’un des slogans des manifestants : «  un spectre hante le monde, le spectre du capitalisme », variante de la première phrase du Manifeste du parti communiste. Le spectre évoqué par Max Weber n’est pas celui du capitalisme, il se trouve, lui, dans l’armure du capitalisme.
Gespenst en allemand signifie deux choses. C’est, d’une part, l’échafaudage que l’on monte pour une construction puis que l’on enlève une fois le bâti réalisé. Weber semble utiliser cette métaphore lorsqu’il parle dans le premier extrait cité d’« étai », Stütze, quelque chose qui vient en soutien puis que l’on enlève une fois que l’on en a plus besoin. Le capitalisme une fois vainqueur n’avait plus besoin du soutien de l’éthique protestante qui a contribué à sa victoire. Mais ses contenus religieux forment aussi le second sens de Gespenst, celui de spectre d’une spiritualité antérieure. Il est ici en quelque sorte associé au sens précédent. Les étais ne sont pas simplement enlevés, ils sont incorporés dans la construction. L’on sait que Max Weber a lu Marx – et Nietzsche. Catherine Colliot-Thélène, dans son Max Weber et l’histoire consacre un chapitre à leurs rapports. Elle y affirme que Weber a lu Le Capital et le Manifeste du Parti communiste où « le spectre qui hante l’Europe » est celui d’un potentiel futur, il est à venir. Le spectre qu’évoque Max Weber, lui, vient du passé. Il est celui de l’obligation de labeur héritée de l’ascétisme religieux. « Le  devoir ordonné à la profession [Berufspflicht] hante notre vie comme un spectre de contenus de croyance autrefois religieux ». Ces contenus constituent notre passé. Même si nous ne l’avons pas vécu, nous en héritons à la naissance mais sous leur forme désenchantée et tels qu’ils ont accaparés nos vies, notre inconscient. Ils agissent souterrainement. Comme dans l’Hamlet de Shakespeare où le spectre est une taupe. C’est ce spectre qu’il nous faut affronter pour nous en débarrasser. Peut-être en commençant par distinguer labeur (ponos) et travail (ergon). Le ponos est « pure contrainte et servitude » selon Jean-Pierre Vernant alors que le travail, ouvre, fait œuvre.

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