Disruption et bien-pensance

Les mots, sont importants, certains saoulent, d’autres pense[nt]à ta place, les uns sont toxiques, les autres apportent quelques lumières, les uns permettent de penser, les autres empêchent de penser. Parfois un même mot se conçoit différemment selon son emploi et qui l’emploie. Il y a les mots aimables et les mots insultes. Des mots poisons, des mots remèdes. Les mots se manipulent. Tout comme les images. Ils s’agencent parfois de manière étrange. Un exemple tout récent relevé dans un quotidien local : «L’homme abattu jeudi alors qu’il attaquait un poste de police à Paris, dont l’identité est toujours incertaine, était dûment enregistré comme demandeur d’asile outre-Rhin» (L’Alsace du 11/01/2015). Voilà qui situe la question de l’identité dûment …postmortem.
Venons-en à notre mot mouton. Où se situe ce nouveau venu, disruption, désigné comme mot «économique» de l’année par la Frankfurter Allgemeine Zeitung ?
Disruption
*Les traductions allemandes proposées : 1) Casse 2) Rupture 3) Déchirure, Division 4) Scission, 5) Fissure 6) Interruption 7) Dislocation, désorganisation 8) Dynamitage, dispersion.
On notera que beaucoup d’équivalents allemands proposés pour traduire le mot anglais disruption sont construits sur la particule verbale zer indiquant la plupart du temps une séparation, une destruction. Les points 7 et 8 sont particulièrement intéressants pour la suite :
Zerrütten = désorganiser, ébranler, bouleverser, disloquer, ruiner s’agissant de l’Etat ou des Finances ; = désunir s’agissant d’un couple ; = ruiner altérer délabrer en parlant de la santé ; = détraquer, déranger à propos de l’esprit.
Sprengen = détruire par explosif, dynamiter mais aussi disperser en parlant d’une manifestation.
Dans le domaine de la physique nucléaire, on appelle disruption l’apparition brutale d’instabilités
Pourquoi ce mot fait-il sniffer les managers ?
Exit la globalisation, on en a assez parlé, et puis elle est devenue une réalité, les sermons sur le développement durable, ça va un temps, rien de neuf, coco ? Disruption, baby, disruption ! Disruption, à prononcer comme il se doit pour tout mot important en wallstreet english. Le quotidien publie un graphique qui permet de suivre son occurrence dans la presse écrite. Les premières datent de 1994-96, le mot est évoqué dans le domaine du marketing et de la microbiologie, on parle en effet de la disruption d’un gêne. Après un petit bond en 1997, le mot est relativement en sommeil jusqu’en 2007 où il commence à se répandre dans un contexte technologique avant d’exploser. L’épithète qui l’accompagne alors le plus fréquemment est digital : disruption digitale.
Parmi les hommes d’affaire en Allemagne, c’est, en 2015, le mot à la mode affirme le quotidien :«Disruption est présent toujours et partout, on l’utilise à tout-va même pour l’épicerie du coin qui se bricole une application et se croit puissamment dans le vent du progrès. Disruptive en somme.»
La Mecque de la disruption se trouve dans la Silicon Valley. On en revient transformé, très rock’n’roll comme le suggère le titre de l’article, avec l’esprit start-up, on transforme son bureau en laboratoire, du moins en appellation, on se débarrasse de sa cravate, et on crée dans son entreprise un poste de «Chief Disruption Officer». Qui ne disrupte pas est disrupté est le nouveau mot d’ordre. Le Dieu de la disruption se nomme Steve Job. Auteur de The innovator’s dilemma, l’Américain Clayton Christensen, professeur à Harvard, est son pape. Tous héritent de la célèbre formule de Schumpeter : la destruction créatrice qui se décline en obsolescence systémique et infidélité massive que l’on cherche à compenser par une inflation de cartes dites de … fidélité.
«Il manque une traduction précise, écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung, mais au moins ils sont tous incroyablement disruptifs : pas de réunion dans les banques, le commerce ou l’industrie, sans disruption » Les champions en sont connus. Ce sont des plate-formes qui se nomment Uber, Airbnb, Alibaba.
Comme à son habitude, la politique singe le vocabulaire de la technique, de l’économie et des marchés. Le quotidien de Francfort attribue à Jens Spahn, Secrétaire d’Etat aux Finances d’avoir été le premier à introduire le mot disruption dans le vocabulaire politique en Allemagne . Et dans un livre sur … la crise des réfugiés. «Nous vivons, écrit-t-il, à ce propos une disruption de notre Etat » Et «hoppla», commente sur le mode ironique le quotidien, voilà l’Etat allemand qui s’est effondré en une nuit. Qui en a acquis la souveraineté ? Google ?
Sans utiliser le mot, j’avais déjà évoqué la question de l’ instrumentalisation ultralibérale des réfugiés pour gagner en agilité comme on dit au Medef. Je citais les propos de David Folkerts-Landau : «les société multiculturelles sont plus vivantes, plus flexibles, plus innovantes, plus adaptatives, plus aptes aux changements». Il y a tout à craindre disait en résumé le chef économiste de la Deutsche Bank. d’une population vieillissante qui a peur du changement. Son poids politique grandissant figera le pays. Dans le cas contraire, grâce à ce que fait bouger l’immigration, l’Allemagne retrouvera aussi à côté de son pouvoir économique sa place centrale en Europe dans le domaine de la science et de la culture.
La disruption veut bousculer les marchés, mettre les salariés en insécurité, transformer les habitudes culturelles, c’est plus que du simple jargon managérial. Le phénomène n’a pas échappé au philosophe Bernard Stiegler qui répondant à la question sur ce qu’il entendait par disruption déclarait : «La disruption est un phénomène d’accélération de l’innovation qui est à la base de la stratégie développée dans la Silicon Valley : il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est une stratégie de tétanisation de l’adversaire ».

Bien-pensance

Hasard de l’entretemps : au moment de la rédaction de cet article tombait le choix sur le mot impropre de l’année. Depuis une vingtaine d’années, une association citoyenne et participative jette un regard critique sur des usages impropres du vocabulaire et veille à préserver la sensibilité à l’importance du choix des mots. C’est l’action «Unwort des Jahres» littéralement «non-mot de l’année», c’est à dire mot à éviter, bannir de son vocabulaire. Elle vient de rendre public son choix pour 2015. Il s’est porté sur les mots «Gutmensch, Gutmenschtum». Wikipedia donne comme équivalent français le «bien-pensant» la «bien-pensance», au sens de Bernanos pour qui les «bien-pensants» désignaient les démocrates libéraux coupables selon lui de vouloir intégrer des citoyens d’origine juive et de diluer l’identité française. C’est en fait une déformation péjorative de l’homme bon en benêt, bonne poire à la générosité naïve. Pour le jury qui a fait ce choix, ce n’est pas le mot lui-même mais son usage qui pose problème. Le mot est de plus en plus utilisé comme une insulte envers les bénévoles qui se sont engagés dans l’aide aux réfugiés et s’opposent aux attaques contre les foyers qui les hébergent. Le mot qui a d’abord figuré dans le vocabulaire de combat de l’extrême droite commence à déborder ce cadre pour se diffuser dans la presse et dans la société. Cela n’empêche pas, bien sûr, que l’enfer puisse être pavé de bonnes intentions.
Y a-t-il un lien entre les deux mots évoqués ? Sans doute, dans la mesure où l’on imagine aisément que dans ce contexte d’affairisme ultra-concurrentiel que caractérise le mot disruption, l’attention à autrui n’ait pas bonne presse.
GutmenschSi le mot Gutmensch est à bannir dans son acception péjorative envers les actes de solidarité, on peut aussi le revendiquer et le porter fièrement. On vient  d’apprendre que le mot avait été déposé, il y a un ans déjà, par le groupe punk rock Tote Hosen. Ayant constaté que le mot servait à discréditer l’engagement social, ils ont eu l’idée de le déposer pour, disent-ils, récupérer du pouvoir d’interprétation. Pour fêter le choix du mot, ils ont décidé qu’une part du prix de vente  du T-shirt cidessus, estampillés Gutmensch, dix euros sur les vingt,  ira une association d’aide aux victimes de la violence raciste d’extrême droite en Saxe.
Pour découvrir le groupe, un de ses titres : Les Toten Hosen se noient

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Une réponse à Disruption et bien-pensance

  1. Merci pour ce billet. Très intéressant. Il va falloir que je me promène plus en profondeur dans votre blog.

    Au début, je pensais que « Disruption » était juste un mot de plus servant à justifier tout et n’importe quoi. Et surtout n’importe quoi.
    Mais je crains que ça ne soit pire que ça.
    « La face cachée de la disruption » est terrifiante. Cf http://wp.me/p2Y5zY-Ad
    Et, vous avez raison, c’est Bernard Stiegler qui en parle le mieux.

    Bonne continuation.

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