Heiner Müller : Transitraum (1)

Extérieur/Intérieur de l'entrée de la Bibliothèque de Heiner Müller à l'Université Humbold de Berlin

Extérieur/Intérieur de l’entrée de la Bibliothèque de Heiner Müller à l’Université Humboldt de Berlin. Bibliothèque, écriture et mise en scène

Cela se situe au quatrième étage de la Faculté philosophique de l’Université Humboldt de Berlin qui héberge l’Institut de littérature allemande. En sortant de l’ascenseur à droite se trouve l’accès à un espace qui porte le nom de Heiner Müller Archiv / Transitraum, que j’appellerai tout simplement par la suite Transitraum littéralement lieu, espace, zone de transit. Si la lourde porte est ouverte, et à fortiori si vous avez rendez-vous, vous y rencontrerez une jeune femme élancée, maîtresse du lieu, Kristin Schulz, poétesse et professeure de littérature allemande, coéditrice des œuvres complètes de Heiner Müller. L’espace dans lequel on pénètre est lui-même décomposé en deux parties. La porte de droite donne accès à deux pièces contenant ce qui fut la bibliothèque de Heiner Müller. Une pièce annexe à gauche tient plus de l’espace de travail pour professeurs et étudiants.
Au mur de cette dernière, une immense photographie de Brigitte Maria Mayer avec Heiner Müller dans la Villa Aurora à Santa Monica (Los-Angeles) où se sont croisés de nombreux écrivains et compositeurs exilés ayant fui l’Allemagne nazie et où Müller avait séjourné de janvier à mars 1995 pour mettre la dernière main à sa dernière pièce Germania 3 – Les Spectres du Mort-homme, Sont présents sur la photographie dans le living-room de la villa «tapissé» dans la partie basse d’étagères de livres, au fond, à gauche près de la sortie de secours, adossé à une bibliothèque basse, l’écrivain vêtu de noir, un cigare à la main, dans la scène tout en l’observant ; au centre, en pantalon et veste de jeans, la tête tournée vers l’objectif, regardant celui qui regarde, et semblant jouer au peintre évaluant les proportions du portrait posé devant lui, le metteur en scène Peter Sellars ; à droite, assise dans un fauteuil en robe longue violette, la mécène Betty Freeman, avec, debout à ses côtés sur le tapis recouvrant le sol dallé, une enfant en marinière, Anna Müller alors que l’on aperçoit dans un miroir posé à terre le reflet de la photographe en pull blanc. Le portrait posé sur l’étagère du fond est celui de Hitler, personnage de Germania 3. Le tout évoque et détourne Les Ménines de Velasquez. Au-dessus de la porte donnant sur l’extérieur à côté de laquelle se trouve Heiner Müller l’inscription EXIT fait de ce lieu un espace de transit, Transitraum. Checkpoint Santa Monica.
(Il faut toujours se ménager une porte de sortie, une possibilité de sortir y compris de soi-même. Je ne serais peut-être pas – sans doute pas – parvenu à ces conclusions si j’avais reproduit l’image plutôt que de la décrire.)
Divers autres objets, photographies et buste de l’auteur sont visibles dans cette pièce ainsi qu’un exemplaire dédicacé d’une œuvre de Rebecca Horn, Les Funérailles des instruments, un poème tapuscrit surmonté d’un dessin aux encres de Chine noire et rouge : un grillon prend le relais d’instruments agonisants, s’y épuise lui-même, une «petite machine» se met alors à imiter le grillon. C’est presque une métaphore du travail dans la bibliothèque. On y prend le relais des livres anciens pour qu’une nouvelle machine s’en fasse l’écho.
Dans la bibliothèque proprement dite qui contient un peu plus de huit mille documents pour l’essentiel des livres classés selon un «ordre secret» pas ou peu alphabétique se trouve aussi le pupitre sur lequel Heiner Müller écrivait pour le théâtre car les dialogues ne peuvent, disait-il, que s’écrire debout, ils impliquent la participation du corps entier, ainsi que sa machine à écrire, une traveller de luxe.
Jean-Luc Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, raconte son désir d’un atelier de création dans lequel il pourrait «travailler un peu, comme un romancier» :
«Mais un romancier qui a besoin à la fois d’avoir une bibliothèque pour savoir ce qui s’est fait, pour pouvoir accueillir d’autres livres de gens, pour pouvoir ne pas lire que ses propres livres; et en même temps, une bibliothèque qui serait une imprimerie aussi, pour pouvoir savoir ce que c’est qu’imprimer; et pour moi, un atelier, un studio de cinéma est quelque chose qui est en même temps une bibliothèque et une imprimerie pour un romancier. »
(Jean Luc Godard Introduction à une véritable histoire du cinéma Tome 1 Editions Albatros page 35)
En ce sens, le Transitraum constitue aussi la trace de l’espace organologique de l’écrivain, dirait Bernard Stiegler qui cite le passage de Godard dans son dernier livre La société automatique.
Organologie = du grec «organon» : outil, appareil. Dans le vocabulaire d’Ars industrialis, le mot désigne l’ensemble des techniques que nous utilisons, ici pour écrire, exercer son métier d’écrivain. J’essayerai de montrer aussi au cours de ce travail que Müller était conscient de l’impact de la technique d’écriture sur la manière d’écrire. On n’écrit pas de la même façon selon qu’on le fasse à la main, ou, pour son époque, avec une machine à écrire, serait-ce que par les limites qu’imposent les caractères de la dite machine ou des possibilités de corrections. Les lettres et les mots ne s’effacent pas comme dans l’écriture numérique. Il fallait être plus attentif d’une part, et porter les corrections à la main.
Heiner Müller était un auteur dramatique. Il faut inclure dans son dispositif organologique la possibilité d’expérimenter avec d’autres ses textes dans un studio de répétition même si pendant toute une période, pour des raisons politiques, il a été tenu éloigné des scènes. Le point commun avec le cinéaste qu’il appréciait et qu’il avait rencontré est de produire une œuvre directement en prise et en interaction avec un public, la société, la politique. L’autre particularité de l’auteur dramatique est d’écrire des mots qui sont destinés à être prononcés. (Pour moi cela reste toujours d’abord une écriture littéraire même si elle implique son oralité). Dernier point commun que Godard n’évoque pas : se trouvent là un humidificateur de cigare et un cendrier. J’ignore si cela participe ou non et comment de l’organologie car c’est indispensable au travail, bien entendu.
(Aujourd’hui la question de Godard se pose différemment, son romancier et même le cinéaste pouvant être son propre éditeur. Cela reste différent pour le spectacle vivant qui implique la présence physique des corps). Il manque une référence. Si mes souvenirs sont bon,  il y avait aussi un poste de télévision dans la bibliothèque de l’écrivain.
La bibliothèque, archives des lectures de Heiner Müller a été séparée des archives de l’écriture qui se trouvent à l’Académie des arts de Berlin alors que bien entendu lire et écrire ne se séparent pas. Il y a nécessité pour l’explorateur de se mettre en transit entre l’une et l’autre. Il fallait trouver à ces archives de lecture un nom autre, qui les distingue, d’où le nom de Transitraum. Il a été inspiré du lieu où la bibliothèque se trouvait d’abord dans la Zimmerstrasse, pas loin de Checkpoint Charlie, lieu de passage dans le mur entre Berlin-Est et Berlin-Ouest entre 1961 et 1989. Ce n’était certes pas le point de passage qu’empruntait Heiner Müller, il passait Friedrichstrasse, mais l’idée de franchissement de frontières, d’homme en transit provient de là. Au delà de sa dimension topographique, le mot évoque aussi le fait que «toute lecture ouvre vers un espace de transit» à ne pas confondre avec l’évasion.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme de transit. Une plongée dans ce bon vieux Gaffiot autour des dérivés du verbe latin transeo nous ouvre sur transitio, transitus et différentes formes de passage : le passage à l’ennemi, la trahison, le changement d’ordre social, le conduit auditif permettant le passage des sons, (je passe le transit intestinal), la fin de l’orage, passage à l’accalmie, la contagion, passage d’un corps à un autre, une belle polysémie qui colle bien à notre auteur. La trahison est un de ses thèmes, la guerre des virus un de ses textes alors que l’écoute de soi et des autres traverse son œuvre poétique.
Il y a aussi la question du Raum, de l’espace. Le paragraphe qui suit a été rédigé à partir d’un échange avec l’artiste Laurent Sauerwein, artiste es déplacements, installé à Berlin pour qui le nom de Transitraum est évocateur et sonne comme une «invitation à l’instabilité». C’est d’abord un espace physique à trois dimensions, un sol, un plafond et des murs dont une bibliothèque a besoin pour s’y adosser. C’est aussi un espace virtuel ou le devient dès lors qu’on y pénètre pour y mettre du dérangement. Lieu où l’on croise les ombres de poètes disparus, l’ange de l’histoire, cette bibliothèque-ci évoque aussi un pays disparu. Elle a appartenu à un poète disparu. Elle entretient un rapport avec la mort, thème cher à Heiner Müller. Je le rependrai plus tard. La notion de transit ne rend cependant pas compte d’une dimension essentielle de ce lieu, à savoir la dimension créative comme nous l’avons vu avec Godard. Il n’y a pas comme chez Christa Wolf, qui avait décrit son transit à Santa Monica dans La ville des anges ou The overcoat of Dr Freud, de pardessus fétiche qui crée des espaces transitionnels dans lesquels se développe la créativité.
A moins que…. Le cigare peut-être ? Entre une question et une réponse, il y avait toujours chez Müller le temps d’une bouffée de cigare, comme si l’improvisation venait de là et qu’elle symbolisait l’alchimie de l’inspiration. L’espace de transit de la bibliothèque devient dès lors un espace transitionnel, c’est à dire de créativité, de création. Car la question de la lecture implique chez Müller celle du devenir artiste, de l’être artiste et du coup aussi celle du devenir du non-artiste, de l’être non créatif. Il ne suffit pas de lire. (On y revient).
Mais qu’en est-il du visiteur de passage, en transit dans le Transitraum ? Qu’est-il venu y faire d’abord ? Au départ y flâner, une promenade, le nez au vent, pour voir. Il avait bien quelques vagues idées derrière la tête. Il s’est vite aperçu que le rangement sur une étagère ne resserrait pas la problématique de l’investigation, bien au contraire. Il savait qu’aucune étude systématique n’avait été faite mais s’est très rapidement rendu compte que seul il n’y arriverait pas, cela nécessite un vaste travail collaboratif. Je me suis donc concentré sur l’idée d’un reportage dans les livres d’auteurs français. Il m’a fallu pour cela pas moins de deux semaines, travail que j’ai réalisé en deux périodes. D’Althusser, Aragon, à Stendhal, Valéry, Virilio en passant par Deleuze, Guattari, Montaigne ou Pascal, il n’en manque pas. Il s’agira de voir où nous mènent ces pages cornées, passages cochés, marque pages de tous ordres contenus dans les livres. Par exemple, que signifie cette dédicace de Jean Baudrillard à Heiner Müller :
Pour Heiner Müller,
L’illusion de la fin [titre du livre]
Pour une grève illimitée de
la fin et du commencement !
( Par devers-moi, cette question : qu’avons-nous fait de nos lectures?)
Cela me permettra de reprendre une vieille idée qui avait eu un commencement de réalisation en 1992, lors d’un colloque international organisé par Christian Klein au département d’Études germaniques de l’Université Stendhal de Grenoble intitulé Heiner Müller, La France et l’Europe. J’y avais planché, moi qui n’ai jamais songé à l’avoir, devant des candidats à l’agrégation d’allemand. Après que François Mitterrand l’eut rencontré à Berlin, Heiner Müller fut décoré de l’ordre des arts et lettres et mis à l’agrégation d’allemand. Mon exposé qui avait pour titre Le tapis blanc de Michel Foucault esquissait une première approche des relations que Heiner Müller entretenait avec la littérature et la pensée françaises. Il n’avait pas été bien reçu, j’avais oublié que les candidats à l’agrégation étaient venus chercher de quoi passer leur examen et rien d’autre. (En fait, ce n’était pas mon problème).
J’avais évoqué Artaud, Lautréamont, Julien Gracq, Michel Foucault et beaucoup Althusser, question qui me préoccupait à l’époque et qui est aujourd’hui de l’histoire. Il en manquait beaucoup. Je reprendrai tout cela auteur par auteur après avoir d’abord, dans les prochains épisodes, dit quelques mots sur l’origine d’un certain nombre de livres, évoqué les relations de la bibliothèque avec la pharmacie de Platon, le rapport de Heiner Müller aux livres et à la lecture qui sera le fil conducteur de ce chantier. Il existe en Allemagne des blogs qui rendent compte régulièrement de l’état d’avancement de certains chantiers. Les chantiers continuent de fasciner. Il en sera de même de celui-ci qui sera mené en parallèle avec celui entamé sur la biographie.
À suivre
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