Heiner Müller/Essai biographique (1) : Naissance

 J’ai choisi d’honorer le 20ème anniversaire de la mort de Heiner Müller, le 30 décembre 1995, par l’évocation de sa naissance, le 9 janvier 1929. Les institutions théâtrales et notamment celle qu’il a dirigée ont dédaigné cet anniversaire, dédaigné de montrer que son œuvre était vivante. Honte au Berliner Ensemble ! Mais nous n’avons pas besoin d’elles. Heiner Müller nous avait dit que c’est dans les microstructures que se construit l’avenir du moins dans un premier temps.
Maison natale de Heiner Müller à Eppendorf en Saxe. Les parents et grands parents occupaient le premier étage.

Sur le côté droit de la rue, Freiberger Straße, une plaque signale la maison natale de Heiner Müller à Eppendorf en Saxe. Les parents et grands parents occupaient le rez-de-chaussée.

«Et Heiner ne voulait pas venir »

«Ich war eine schwere Geburt. Sie hat lange gedauert, von früh bis neun Uhr abends. 9 Januar 1929»
Je fus une naissance laborieuse. Elle a duré longtemps, du matin tôt à neuf heures du soir. 9 janvier 1929
Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Eine Leben in zwei Diktaturen Suhrkamp Verlag
Laborieux. Il ne voulait carrément pas naître, dit sa maman dont nous avons le témoignage :
 … 1929, en janvier. A vrai dire le plus terrible hiver qu’il n’y a jamais eu. Il neigeait dru. Kurt et moi, nous vivions encore chez nos parents. Nous y avions une pièce à vivre et une chambre à coucher.
Ma mère a fait du feu. Elle a chauffé très tôt, toute la journée, la nuit. Un froid terrible. Et Heiner ne voulait pas venir. Cela a commencé tôt le matin à huit heures jusqu’au soir à neuf heures. Toujours pas. Il ne voulait pas venir au monde. Moi, j’ai gémi, gémi, ah, il ne voulait pas et moi je voulais mourir. La sage-femme m’a engueulée, que je devais avoir honte et être contente d’avoir un enfant. J’ai eu honte ensuite, mais il ne voulait pas et les douleurs et tout. Puis le soir à dix heures, neuf livres et demie. Mon dieu. J’étais pourtant petite et frêle !
Il était blond, un enfant blond, tout tendre tout mou devant toute chose. Il l’a toujours été, toute son enfance.
Qu’est-ce que j’en ai raconté des contes et des contes et encore des contes, il n’était jamais rassasié. Et puis il y a ce conte avec l’enfant du roi. Mais l’enfant du roi ne devait pas mourir. Et quand on racontait à nouveau le conte, il fallait faire comme si.. . Non, il ne devait pas mourir.
Ella Müller. Erinnerung der Mutter (Souvenir de la mère) recueilli par Thomas Heise in Explosion of a memory. Heiner Müller DDR Ein Arbeitsbuch Edité par Wolfgang Storch Edition Entrich Berlin 1988 page 247
Je reviens sur l’incipit de l’autobiographie de Heiner Müller : Ich war eine schwere Geburt que j’ai essayé de traduire ; je fus une naissance laborieuse plutôt que j’ai eu une naissance difficile. Qu’elle qu’ait été l’intention de l’auteur, je pars de mon ressenti de lecteur, on verra bien où cela nous mènera. Et si la phrase avait une dimension plus métaphorique que banale ? Testons l’hypothèse. Et voilà que j’apprends que jusqu’à Hannah Arendt la question de la naissance a peu intéressé les philosophes. On affirme rarement sa singularité dans la natalité qui est généralement donnée au passé et au passif. Je suis né, venu au monde. Ma naissance fut difficile. Beckett dit que ce n’est pas lui qui est né mais un autre que lui. On naît sans savoir qui est celui qui naît. Arriver dans un monde qui est déjà là est la condition d’une vita activa. Le nouveau né est appelé parce que nouveau à transformer ce qui existe, même les contes, à œuvrer, agir. C’est ce que Hannah Arendt oppose à la métaphysique de la mort et qu’elle appelle politique. Heiner Müller y ajoute le travail de la naissance elle même : je fus une naissance difficile, laborieuse. Comme si ce n’était pas seulement le travail de sa mère mais aussi le sien. La maman lui confère d’ailleurs dans son récit une part des réticences à naître. Au début était l’action. On vient au monde. La vie est travail.
Lieu de naissance : Eppendorf en Saxe. Déclaré à l’État civil sous le nom de Reimund Heiner Müller. Il y a dans ce prénom de Heiner quelque chose qui dit ce monde dans lequel il arrive. Son biographe, Jan-Christoph Hauschild, nous apprend que le prénom provient d’une des chansons préférées de son père, Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent). Cet air extrait d’une opérette de Leo Fall, der fidele Bauer, (Le joyeux paysan) met en scène – on imagine une fête foraine – le dialogue d’un enfant qui demande à sa mère de lui acheter quelque chose, une sucrerie ou un accès à une attraction et sa mère qui a chaque requête répond : Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent). L’air varie le thème. A un moment elle dit : Quand j’aurais de l’argent rien ne sera trop beau pour mon petit. / Mais quand auras-tu de l’argent ? / Je ne le sais pas.
Nous verrons dans un prochain épisode le rôle, assez proche de la chanson, que cette question de l’argent a joué dans l’enfance de Heiner Müller. Avec le texte ci-dessus débute en effet sur le Sauterhin, le feuilleton de cet essai biographique qui nous occupera tout le long de l’année prochaine et peut-être même au-delà. Feuilleton, car cela m’apparaît de plus en plus comme la forme adéquate au web permettant de resserrer en éléments courts, concentrés et ouverts, un plus long récit. La brièveté est une condition pour espérer être lu.
Au commencement était l’action, au commencement était le mot. Le monde dans lequel on vient est aussi un monde dans lequel existent déjà des livres. Ils occupent une place importante chez les Müller. L’appartement dans lequel Heiner est né, dans la maison photographiée ci-dessus en 2015, «était constitué de deux pièces et demie, au rez-de-chaussée, une cuisine, une chambre à coucher et une petite pièce principalement occupée par les livres de Kurt Müller. Les deux autres pièces sont occupées par les grands parents Ruhland (1)», les grands parents maternels. «Chez le père de Heiner, la chose principale était toujours, des livres, des livres, des livres» s’est souvenu une voisine citée par Jan-Christoph Hauschild (1). Ces livres que les nazis jetèrent à terre lors de son arrestation sous le regard de l’enfant de quatre ans.
Et voici annoncé le second feuilleton consacré à Heiner Müller l’année prochaine,son rapport aux livres et à la lecture. Qu’est-ce que lire ?
À suivre
(1) Jan-Christoph Hauschild : Heiner Müller oder das Prinzip Zweifel Eine Biographie Aufbau Verlag
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2 réponses à Heiner Müller/Essai biographique (1) : Naissance

  1. Merci pour ce fragment biographique et ces réflexions autour de la naissance de Heiner Müller et des incidences avec son oeuvre à venir.

    S’il existe un groupe ou une association qui permette d’échanger autour de la pensée de cet immense écrivain, j’aimerais en faire partie.

    J’ai incarné Heiner Müller dans un très beau spectacle dirigé par Simon Delétang et présenté au Théâtre Les ateliers à Lyon en 2009 et ses textes m’accompagnent depuis très longtemps…

    Bien cordialement.
    Christian TAPONARD
    Comédien et metteur en scène

  2. Bernard UMBRECHT dit :

    S’il existe un groupe Heiner Müller ? A ma connaissance non. Ce serait à créer

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