Alain Lance en diariste intermittent

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Train Parsifal entre Liège et Düsseldorf
Par la fenêtre du wagon-restaurant, il scrute le ciel sombre. La seule lumière semble monter des champs enneigés. Trois uniformes ouest-allemands s’attardent à contrôler les papiers, le billet, les devises d’un voyageur pakistanais. Au bout d’un certain temps, le monsieur, qui parle anglais avec son accent favori, leur demande poliment la raison de toutes ces vérifications. «Because it is not normal to make a journey without luggage», lui répond le plus jeune des trois. Eh bien , voilà justement ce dont-il rêve toujours : voyager sans bagages et les mains dans les poches. Au fur et à mesure qu’on pénètre à l’intérieur de l’Allemagne, la couche de neige sur les branches est de plus en plus épaisse. On imagine un train roulant vers l’est, s’enfonçant toujours d’avantage dans une neige formant de chaque côté de la voie deux murailles qui s’élèvent régulièrement , puis le convoi finirait par se dissoudre totalement dans le blanc. Le Pakistanais l’observe en train d’écrire. A chacun son suspect .(p24-25)
Les coupures de temps commencent en 1983 et durent jusqu’en 1987 Elles se terminent sur la période où leur auteur dirigeait l’Institut français de Francfort, après avoir été refusé par l’ambassadeur au Centre culturel français Berlin-Est. Il avait lui-même décliné l’offre de Tübingen. Période d’intenses échanges littéraires entre la France et l’Allemagne, de l’Est en particulier dans ce cas précis, dont Alain Lance est un des pivots. Période aussi où s’amorce le déclin de la gauche et du PCF. Il avait commencé avant déjà. Ayant adhéré au PCF en 1963, il le quitte en 1983 après avoir dans une réunion cité un poème de Brecht auquel ses interlocuteurs ne comprendront rien. Dans cette période, je cherchais de mon côté plutôt du côté de Kafka pour me situer par rapport à ce parti. Période enfin où commence ce qui explose aujourd’hui. Je pense aux élections municipales de Dreux, premier grand choc avec l’entrée de l’extrême droite dans un Conseil municipal. C’était il y a plus de trente ans. Depuis nous allons de choc en choc tous les lundis matins d’élections. Le Pen commence à percer et les «intellectuels» à démissionner dans la critique de l’idéologie alors que l’on voyait poindre le fait que «la barbarie libérale avancée était prête à s’acoquiner avec l’extrême droite».
On voit aussi virevolter les membres de sa famille bien sûr, sa femme Renate et sa fille Amélia, les amis, toute la galaxie des poètes français que je connais peu et surtout celle des poètes allemands de l’Est – mais pas que – comme Volker Braun, Stephan Hermlin, Christa Wolf que je connais mieux. S’ils ont été en RDA face à des difficultés d’édition de leurs œuvres et face à des dirigeants incapables de comprendre la littérature produite par leur pays, ils ne sont pas les «dissidents» que souhaitent publier les éditeurs français qui raisonnaient en termes binaires. Ils n’étaient pas les seuls. C’est aussi ce que Heiner Müller reprochera à Michel Foucault. Il y a donc dans ces notes des bribes d’histoire d’un pays disparu, dissous par ses propres dirigeants – ici c’est moi qui extrapole. D’autres dissolutions suivront y compris chez nous aujourd’hui. Sont évoqués là des moments auxquels j’ai participé, d’autres où j’aurais sans doute du être, peut-être l’étais-je d’ailleurs sans m’en souvenir. J’ai croisé dans le texte d’Alain Lance toute une série de personnes que je retrouve certaines avec plus d’émotion que d’autres, je pense à Fritz Rudolf Fries, le plus espagnol des écrivains allemands chez qui j’ai passé un 31 décembre mémorable ou sur un autre plan Claude Prévost, germaniste et chroniqueur littéraire à l’Humanité du temps où j’y travaillais et plus tard encore. On ne dira jamais assez combien il a fait lire et aimer la littérature. Alain Lance lui rend d’ailleurs hommage dans un précédent livre, Longtemps, l’Allemagne dans lequel il raconte comment il en est venu à l’Allemagne, aux Allemagnes.
Les coupures de temps sont aussi un journal au sens plus traditionnel quoique son auteur ne soit pas un diariste assidu. A côté des jeux de mots d’Amélia, des bouts de rêves et de récits, les doutes d’un auteur, des anecdotes.
En voici une amusante qui raconte l’arrivée en Hongrie et sortant de RDA :
Aux toilettes : un papier de bonne qualité, qui ne vous râpe pas les fesses comme celui de la RDA, que Volker [Braun] considère comme inhumain.
Les poètes ont le derrière délicat.
Une autre :
Retour à Paris. Pour la seconde fois, Zazie dans le métro dégringole d’une étagère à livres et entraîne L’enfant miroir dans sa chute. Quelle sale gosse.
Ces fragments de temps tournent autour de la littérature, lire, écrire, traduire, publier, éditer, en plus de son activité d’enseignement, sans être agrégé ni fonctionnaire. Il est question de l’édition de son propre recueil : Ouvert pour inventaire. Il est presque logique qu’on le retrouve finalement en poste de directeur du Centre culturel français de Francfort, ville des banques et du livre où il fera venir nombre d’auteurs français. Je n’entre pas dans les détails, c’est ce mouvement d’échange dans les deux sens qui caractérise Alain Lance.
Le tout est émaillé de poèmes comment en serait-ce autrement : Brecht déjà évoqué, Andreas Gryphius, Henri Michaux, d’autres. Et bien sûr l’auteur lui-même. Il est normal que ce soit par lui que je termine. Et puisque nous approchons de la date, va pour le 27 décembre :
27 décembre
Bribes squames esquilles
Ce que le jour en biseau
Ourdit
Dans le vaguement noir
Les pas crissent en rond
Alain Lance
Coupures de temps
Tarabuste Editeur
220 pages
15 euros
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