Victor Klemperer (LTI) : fanatique, fanatisme

Un mot fait actuellement flores dans les commentaires et analyses, celui de fanatique. Mais quel est le sens de ce mot ? C’est l’occasion de mettre en ligne le troisième et dernier volet consacré à la  LTI, la langue du IIIème Reich de Victor Klemperer consacré précisément aux mots fanatique, fanatisme. Ils ont connu des renversements de valeur décrits par le philologue allemand. Connotés négativement par les Lumières avec la nuance de taille due à Jean-Jacques Rousseau, ils ont pénétré tardivement dans la langue allemande où, même dans le discours nazi, ils restent parfois connotés négativement mais dans un contexte dans lequel globalement son emploi est marqué positivement. Il finira par perdre de sa vigueur. Il a donné l’anglicisme fan = admirateur. Traiter quelqu’un de fanatique n’est pas à ses yeux une insulte. Et dire que l’on lutte contre le fanatisme risque de signifier si l’on n’y prend garde donner des coups d’épée dans l’eau. Pour un peu on rajouterait au mot fanatisme l’épithète radical. “La” radicalisation désigne le mal. Radicalisation de qui, de quoi ? On ne le saura pas. Radicalisation, point. Le Larousse définit le mot radicaliser de la façon suivante : «Rendre un groupe, son action, plus intransigeants, plus durs, en particulier en matière politique ou sociale » et donne comme exemple : En déclenchant la grève, le syndicat radicalise ses revendications. Contre quelle radicalisation veut-on se battre ? Une pensée radicale c’est à dire qui prend les choses à leur racine, est-ce là l’ennemi ? J’ai vu apparaître dans un journal le décompte d’un nombre de radicalisés. Nous avons maintenant «le» radicalisé = le méchant formaté voire bientôt pré-formaté. Le mot ne veut rien dire, c’est un néologisme douteux. Sa généralisation a pour fonction d’empêcher de penser. Il fait partie du lexique, de la langue de létat d’urgence.

Victor Klemperer (LTI) : Fanatique

(…) Fanatique* et fanatisme * sont des mots qui sont toujours employés dans un sens extrêmement réprobateur par les philosophes des Lumières, et ce, pour une double raison. À l’origine, la racine est dans fanum, le sanctuaire, le temple -, un fanatique est un homme qui se trouve dans le ravissement religieux, dans des états convulsifs et extatiques. Or, les philosophes des Lumières luttent contre tout ce qui conduit au trouble ou à l’élimination de la pensée. Ennemis de l’Église, ils combattent le délire religieux avec un acharnement particulier, le fanatique signifie pour leur rationalisme l’adversaire par excellence. Le type du fanatique* à leurs yeux, c’est Ravaillac qui, par fanatisme religieux, assassine le bon roi Henri IV. Si les adversaires des Lumières retournent l’accusation de fanatisme contre les philosophes, ceux-ci s’en défendent au nom du zèle de la raison menant avec ses armes propres le combat contre les ennemis de la raison. Où que pénètrent les idées des Lumières, un sentiment d’aversion est attaché au concept de fanatique.
Comme tous les autres penseurs des Lumières qui, en tant que philosophes et encyclopédistes, étaient ses «camarades de parti» avant qu’il fit cavalier seul et commençât à les haïr, Rousseau emploie lui aussi «fanatique» dans un sens péjoratif. Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, il est dit de l’apparition de Jésus parmi les zélateurs juifs: «Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre (1). » Mais peu après, quand le vicaire, en porte-parole de Jean-Jacques, s’en prend presque plus violemment à l’intolérance des encyclopédistes qu’à celle de l’Église, on peut lire dans une longue note :
«Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme, et cela est incontestable; mais ce qu’il n’a eu garde de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus: au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, attaché à la vie, efféminé, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société (2).»
Ici, le renversement de valeur qui fait du fanatisme une vertu est déjà un fait acquis. Mais, en dépit de la renommée universelle de Rousseau, il est resté sans effet, isolé dans cette note. Dans le romantisme, la glorification non pas du fanatisme mais de la passion sous toutes ses formes et pour toutes les causes relevait de Rousseau. À Paris, près du Louvre, se trouve un ravissant petit monument qui représente un tout jeune tambour qui s’élance. Il bat la générale, il réveille la ferveur avec les roulements de son tambour, il est représentatif de l’enthousiasme de la Révolution française et du siècle qui l’a suivie. Ce n’est qu’en 1932 que la figure caricaturale de ce frère de l’enthousiasme qu’est le fanatisme passa la porte de Brandebourg pour la première fois. Jusque-là, le fanatisme était demeuré, malgré cet éloge discret, une qualité réprouvée, quelque chose qui tenait le milieu entre la maladie et le crime.
En allemand, il n’existe pas de substitut pleinement valable pour ce mot, même quand on le dégage de son emploi cultuel originel. «Faire preuve de zèle» [Eifern] est une expression plus anodine, on se représente un zélateur plutôt comme un prédicateur passionné que comme quelqu’un sur le point de commettre un acte de violence. La «possession» [Besessenheit] désigne davantage un état morbide, et par là excusable ou digne de pitié, qu’une action mettant la collectivité en danger. «Exalté» [Schwärmer] est d’un ton infiniment plus clair. Bien sûr, aux yeux de Lessing qui se bat pour la clarté, l’exaltation est déjà suspecte. « Ne le livre pas en proie, écrit-il dans Nathan, aux exaltés de ton peuple. Mais qu’on se pose une fois la question de savoir si, dans les combinaisons éculées telles que «sombre fanatique» et «aimable exalté», les épithètes sont permutables, si on peut vraiment parler d’un sombre exalté et d’un aimable fanatique. Le sentiment linguistique s’y refuse. Un exalté ne s’entête pas, au contraire, il se détache de la terre ferme, n’en voit pas les conditions réelles et son imagination s’exalte jusqu’à quelque hauteur céleste. Pour le roi Philippe qui est ému, Posa (3) est un «étrange exalté».
Voilà donc le mot «fanatique» en allemand: intraduisible et irremplaçable, et il est toujours, en tant qu’expression d’une valeur, pourvu d’une forte charge négative, il désigne un attribut menaçant et répulsif; même quand, occasionnellement, il nous arrive de lire dans la nécrologie d’un chercheur ou d’un artiste cette formule toute faite selon laquelle il s’agissait d’un fanatique de la science ou de l’art, dans cet éloge cependant résonne toujours l’idée d’un quant à soi hérissé de piquants, d’une inaccessibilité fâcheuse. Jamais, avant le Troisième Reich, il ne serait venu à l’esprit de personne d’employer «fanatique» avec une valeur positive. Et le sens négatif est si indissolublement attache à ce mot que la LTI elle-même l’emploie parfois négativement. Hitler parle avec dédain, dans Mein Kampf, des «fanatiques de l’objectivité»,
Dans un ouvrage qui est paru à l’époque de gloire du Troisième Reich et dont le style n’est qu’une suite ininterrompue de clichés linguistiques nazis, je veux parler de la monographie hymnique de Erich Gritzbach (4) : Hermann Göring, l’Œuvre et l’Homme, il est dit, au sujet du communisme haï, qu’il s’est avéré que cette hérésie pouvait, grâce à l’éducation, changer les hommes en fanatiques. Mais voilà déjà un écart de langage presque comique, une rechute tout à fait impossible dans l’usage d’une époque révolue, comme, il est vrai, cela arrive, dans des cas isolés, même au maître de la LTI ; car c’est bien chez Goebbels qu’il est encore question en décembre 1944 (sans doute sur le modèle du passage de Hitler cité plus haut) du «fanatisme échevelé de quelques Allemands incorrigibles ».
J’appelle cela une rechute comique; car, le national-socialisme étant fondé sur le fanatisme et pratiquant par tous les moyens l’éducation au fanatisme, «fanatique» a été durant toute l’ère du Troisième Reich un adjectif marquant, au superlatif, une reconnaissance officielle, Il signifie une surenchère par rapport aux concepts de témérité, de dévouement et d’opiniâtreté, ou, plus exactement, une énonciation globale qui amalgame glorieusement toutes ces vertus. Toute connotation péjorative, même la plus discrète, a disparu dans l’usage courant que la LTI fait de ce mot. Les jours de cérémonie, lors de l’anniversaire de Hitler par exemple ou le jour anniversaire de la prise du pouvoir, il n’y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations, pas un appel à quelque partie de la troupe ou quelque organisation, qui ne comprît un «éloge fanatique» ou une «profession de foi fanatique » et qui ne témoignât d’une «foi fanatique» en la pérennité [ewige Dauer] du Troisième Reich. Et pendant la guerre plus que jamais, et qui plus est quand les défaites furent impossibles à maquiller! Plus la situation s’assombrissait, plus la «foi fanatique dans la victoire finale», dans le Führer, ou la confiance dans le fanatisme du peuple comme dans une vertu fondamentale des Allemands étaient exprimées souvent. Dans la presse quotidienne,le mot fut employé sans plus de limites à la suite de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler: on rencontre ce mot dans pratiquement chacun des innombrables serments de fidélité envers le Führer.
Cette fréquence du mot dans le champ politique allait de pair avec son emploi dans d’autres domaines, chez des nouvellistes et dans la conversation quotidienne. Là où, autrefois, on aurait dit ou écrit par exemple «passionnément», on trouvait à présent «fanatiquement». Ainsi apparut nécessairement un certain relâchement, une espèce d’avilissement du concept. Dans ladite monographie consacrée à Göring, le maréchal du Reich est célébré, entre autres choses, comme un «ami fanatique des animaux», (Toute connotation critique de l’expression est ici totalement annulée, puisque Göring est toujours dépeint comme l’homme le plus avenant et le plus sociable qui soit.)
Reste à savoir si, en perdant de sa vigueur, le mot a aussi perdu de son poison. On pourrait répondre affirmativement en alléguant que le vocable «fanatique» s’est désormais chargé inconsidérément d’un sens nouveau, qu’il est mis à désigner un heureux mélange de bravoure et de dévouement passionné. Mais il n’en est rien. «Langue qui poétise et pense à ta place… » Poison que tu bois sans le savoir et qui fait son effet – on ne le signalera jamais assez.
Mais pour celui qui était, en matière de langue, à la tête du Troisième Reich, et dont le premier souci était l’effet optimal du poison galvanisant, l’usure de ce mot dut apparaître comme un affaiblissement interne. Et, ainsi, Goebbels fut poussé à cette absurdité qui consistait à tenter de renchérir sur ce qui ne pouvait plus faire l’objet d’aucune surenchère. Dans le Reich du 13 novembre 1944, il écrivit que la situation ne pouvait être sauvée que «par un fanatisme sauvage». Comme si la sauvagerie n’était pas l’état nécessaire du fanatique, comme s’il pouvait y avoir un fanatique apprivoisé.
Ce passage marque le déclin du mot.
Quatre mois auparavant, il avait fêté son suprême triomphe d’une certaine façon il avait eu sa part du suprême honneur que le Troisième Reich pouvait accorder, à savoir l’honneur militaire.
C’est une tâche très particulière que de suivre comment la traditionnelle objectivité et presque coquette sobriété de la langue militaire officielle, surtout des bulletins de guerre quotidien , fut progressivement balayée par l’emphase du style de la propagande goebbelsienne. Le 26 juillet 1944, et pour la première fois dan. un communiqué de l’armée, l’adjectif «fanatique» fut employé dans un sens laudatif à propos de régiments allemands : nos «troupes qui combattent fanatiquement» en Normandie. Nulle part la distance infinie qui sépare le point de vue militaire de la Première Guerre mondiale de celui de la Seconde n’est aussi terriblement évidente qu’ici.
Un an après l’effondrement du Troisième Reich, déjà, on peut apporter une preuve particulièrement solide de ce que l’emploi excessif de «fanatique», ce mot clé du nazisme, ne lui a jamais réellement fait perdre de sa nocivité. Car, tandis que des bribes de LTI prennent partout leurs aises dans la langue actuelle, «fanatique» a disparu. De cela on peut conclure avec certitude que, dans la conscience ou dans le subconscient populaire, la vérité – à savoir que l’on a fait passer un état mental trouble pour une vérité suprême -, cette vérité est restée bel et bien vivante pendant ces douze années.
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich Albin Michel
Traduit et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat
Pocket pages 89-94
*en français dans le texte
(1) Emile ou de l’éducation Garnier Flammarion 1966 p 402-403
(2) ibidem p 408-409
(3) Le marquis Rodrigue de Posa, personnage du drame de Schiller Don Carlos (1787) incarnant les 1 valeurs de désintéressement et d’humanité, et dont le roi Philippe Il cherche en vain à gagner la confiance.
(4) Erich Gritzbach, conseiller de Göring.

Liens vers les deux précédents :

Victor Klemperer(LTI) : la toxicité des mots
Victor Klemperer(LTI) : Le premier mot nazi

 

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