Vers des années de plomb ?

Lorsque, relayée par Laurent Margantin, m’est parvenue la proposition de Robin Huntzinger d’une dissémination exceptionnelle sur l’état d’urgence pour la webassociation des auteurs, je me suis comme d’habitude demandé comment je pourrais y contribuer – car cela allait de soi – tout en restant dans la ligne éditoriale de mon blog consacrée à la culture des pays de langue allemande. Très rapidement s’est imposée la question des années de plomb. Fouinant dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé une anthologie de textes consacrée aux écrivains allemands et leur État. Y figurait un texte de Hans Magnus Enzensberger intitulé Notstand, Etat d’urgence précisément. Il m’a semblé qu’au-delà des différences de situation géographique et historique, il y avait quelque actualité dans cette idée de l’état d’urgence comme conséquence de l’état de panique de la classe politique.
Extrait :
«Qui là roule encore des mécaniques est tout mou dans les genoux. C’est que ça a peur !
Et parce qu’ils ont peur enfermés dans leur bunker, parce qu’ils sont eux-même en état d’urgence à propos duquel ils divaguent, ils trafiquent des paragraphes pour pérenniser l’état d’urgence. «En situation de guerre, dit ce Monsieur Hasselmann, ne pourra fonctionner que ce qui fonctionne déjà en temps de paix». Mais comme cela ne veut pas fonctionner en temps de paix, il sera plus simple de supprimer complètement la paix.
Ce travail est déjà en partie accompli. Quatre lois anticonstitutionnelles ont déjà été promulguées depuis plus d’un an. Mais parce qu’ils ont peur, et peur de leur propre peur, le reste doit rester caché dans les tiroirs.
Nous n’avons plus rien à leur dire. Mais nous réclamons le retour de la raison. Nous demandons à ce que la loi sorte du bunker. Nous réclamons que le Parlement en pleine lumière mette fin à ces apparitions fantomatiques. La république que nous avons, nous est encore nécessaire. Qu’on nous demande notre avis et, à fortiori, quand on ne nous le demande pas : nous ne laisserons pas faire que ce pays soit transformé en république bananière.»
En 1966, un rassemblement de syndicalistes, écrivains, d’hommes d’église et d’universitaires allemands avaient à Frankfort, lieu de refondation de la démocratie allemande, proclamé l’«état d’urgence de la démocratie» pour protester dans un baroud d’honneur contre les projets gouvernementaux de législation d’exception. Ils seront accompagnés de dizaines de milliers de manifestants. L’Allemagne fédérale était alors gouvernée par une grande coalition (celle des Tina there is no alternative que l’on nous prépare en France). La loi sur l’état d’urgence sera proclamée en mai 1968. Le mois précédent un attentat avait été perpétré contre le leader de l’opposition extra-parlementaire Rudi Dutschke déclaré ennemi public n°1 par cet infâme torchon qu’est la Bild Zeitung.
A côté notamment du philosophe Ernst Bloch, parla l’écrivain Hans Magnus Enzensberger. Il m’a semblé qu’il pourrait être intéressant aujourd’hui de rappeler cette idée qu’il avait développée : «Ceux qui se sont enfermés dans leur bunker flageolent des guibolles». J’ai choisi l’extrait du texte tel qu’il est paru dans une anthologie établie par les Éditions Klaus Wagenbach en 1979 : Vaterland, Mutersprache/ Deustche Schrifsteller und ihr Staat von 1945 bis heute (Patrie, langue maternelle / Les écrivains allemands et leur état de 1945 à aujourd’hui.
Je venais de rédiger ces lignes, lundi dernier, quand un retweet de Philippe Aigrain m’a mené vers le texte de Nicolas Kayser-Bril : La logique de l’autoritarisme. Il contient le passage suivant :
«La crise la plus similaire à l’hystérie française de 2015 est l‘Automne Allemand de 1977. A cette époque, un groupe contrôlé depuis l’étranger, aux revendications politiques extrémistes, a mené plusieurs opérations terroristes visant à la fois des cibles symboliques et des cibles “civiles”. Malgré une volonté martiale, les autorités de la RFA n’ont à aucun moment décrété l’état d’urgence» (Source)
C’est vrai formellement mais il faudrait préciser qu’on en était pas loin. C’était même tout comme, C’est en ce sens qu’il faut comprendre la notion d’état d’urgence non déclaré (par Helmut Schmidt) c’est à dire état d’urgence de fait utilisée par Wolfgang Kraushaar [en allemand]
Dans les deux cas toutefois, en Allemagne en 1977 comme en France de 2015, a été mise à l’écart la question de la constitutionnalité des mesures prises. La raison d’état prime sur la Constitution.
Samedi dernier, les militants écologistes d’Alsace ont délocalisé leur manifestation en… Allemagne. Quelques jours plus tard, on apprenait qu’une frégate de la marine allemande vient «protéger» le Charles de Gaulle. Un tournant majeur. L’histoire fait de ces contorsions ! Et le plus étonnant est que cela n’étonne même plus.
Allons nous vers des années de plomb ?
Le point d’interrogation n’est-il pas déjà superflu ?

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Une réponse à Vers des années de plomb ?

  1. X dit :

    Je crois bien que nous y allons, oui, à des années de plomb. Ou que nous y sommes déjà. Ajoutons les tristes perspectives électorales qui nous échoient. On projette d’inscrire dans la Constitution ce droit de proclamer l’état d’urgence. Il sera gravé dans le marbre. Il fera grandement les affaires de ce vol noir qui se lève à l’horizon.

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