Anselm Kiefer, lecteur de Faust et alchimiste.

Cette toile d’Anselm Kiefer, artiste plasticien allemand contemporain, visible au musée Würth d’Erstein (67) jusqu’au 25 septembre 2011, est intitulée Le dormeur du Val et date de 2010.
Contrairement à ce qu’il en est dans le poème de Rimbaud, le dormeur avec “deux trous rouges au côté droit” ne se trouve pas dans le tableau. Pas plus d’ailleurs que la mère avec “au cœur une blessure de plomb” (Paul Celan) n’est présente dans celui qui est intitulé Tremble évoquant un autre “paysage” d’après catastrophe en Ukraine.
Le dormeur du Val est un tableau impressionnant. Il a même quelque chose de vertigineux. On a l’impression de pouvoir y pénétrer par creuser la lourde terre labourée parsemée de sang et de fleurs, coquelicots. Elle n’évoque pas seulement la guerre franco prussienne comme chez Rimbaud mais bien d’autres guerres comme celle par exemple d’Afghanistan aujourd’hui (pavot).

Un mot d’abord sur le lieu où se tient l’exposition

La ville d’Erstein se trouve en Alsace, au sud de Strasbourg, à une vingtaine de minutes en train. Après la gare, on peut se rendre à pied au musée en évitant le ballet des gros camions car il se trouve, en pleine zone industrielle. Le Musée Würth a ouvert ses portes en janvier 2008 à côté du siège social de l’entreprise Würth France, une entreprise spécialisé dans les matériels de fixation en tout genre. Que serait l’art contemporain sans la visserie ? La collection Würth, serait l’une des plus importantes collections d’entreprise d’art moderne et contemporain en Europe. Elle possède un fonds particulièrement riche des œuvres de l’artiste allemand, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à aujourd’hui.
A l’entrée du musée, à l’extérieur, nous sommes “accueillis” par une œuvre intitulée Bibliothèque (avec météorites), 1991, Livres en plomb, pierre en plomb, fil métallique et fer, Collection Würth.
Elle situe d’emblée les productions de l’esprit dans leur pleine matérialité à une époque où de beaux esprits nous peignent la culture en mauve pour nous vendre leur croyance en l’immatérielle conception
Le plomb présent dans de nombreuses œuvres de cette exposition (Jason, Batailles navales, la dernière charettée, Merkaba, etc) est vraiment du plomb et pas une image de plomb tout comme le plâtre, la paille, les branches, la chaise pliante y figurent en tant que tels et donnent aux tableaux une troisième dimension.
Le plomb évoque dans le cas de la Bibliothèque celui de l’imprimerie, cette magie noire à l’époque de son invention qui est aussi celle du vrai Dr Faust, et plus généralement l’alchimie, la transformation de la matière. Anselm Kiefer l’alchimiste. L’alchimie n’est pas une spéculation mais un travail comme il le dit lui-même : “Oui, c’est un travail, l’alchimie. C’est une transformation, un métabolisme. Les alchimistes ne font rien de plus que la nature, mais ils le font plus vite ”.

J’évacue une partie de l’exposition parce que si je peux comprendre la démarche, je n’arrive pas à me situer par rapport aux œuvres qu’elle a produites. Dans les années 1960, Anselm Kiefer veut “expérimenter physiquement le nazisme” avec un voyage “d’occupation” à travers la France, l’Italie et la Suisse, et il crée une série d’œuvres photos, des autoportraits dans lesquels il effectue le salut nazi.

On peut se demander en comparaison avec le reste si elles ne devraient pas plutôt figurer comme en annexe dans une salle de documentation. Car elles documentent effectivement quelque chose, la volonté d’Anselm Kiefer d’endosser une histoire qu’il n’a pas vécue, ce qui fait de son œuvre un travail de “mémoire sans souvenir”. L’histoire est “une sorte de carrière” d’où l’on peut extraire un matériau à façonner. Anselm Kiefer est né, en 1945 dans une Allemagne dévastée dans laquelle s’amoncelle les ruines matérielles et morales. Ses œuvres tournées vers le recommencement après la catastrophe, ne sont pas sans évoquer le travail dans lequel est engagé le Faust de Goethe dont l’artiste plasticien est un lecteur assidu. Peut-être a-t-il entendu, comme le Docteur Faust, dans son cabinet, le chœur des esprits invisibles, les “petits” chérubins de Méphistophélès :

FAUST I. Cabinet d’études 2

Chœur d’esprits invisible

Par malheur, hélas,
Tu l’as détruit
Ce beau monde
De ton poing (Faust) puissant
Il s’effondre, il s’écroule
Sous les coups d’un demi-dieu.
Nous en précipitons les débris dans le néant
Et nous pleurons sa beauté perdue.
Oh le plus grand des enfants de la terre,
Viens le reconstruire
Plus splendide encore.
Reconstruis-le dans ton cœur !
Recommence une nouvelle vie
L’esprit clair
Et de nouveaux chants
Résonneront pour t’accompagner

Les débris du monde détruit jetés dans le néant, un monde à reconstruire par celui-là même qui l’a détruit, Rosa Luxemburg cite le passage souligné en rouge dans un texte intitulé Ruines qui lui est attribué et qui est paru en septembre 1914 dans la Correspondance social-démocrate n°112. Elle y souligne avec beaucoup de force l’énorme paradoxe du capitalisme tout à la fois capable de créer des œuvres les plus sublimes pour les détruire ensuite à une vitesse vertigineuse. Et recommencer.
“ Le capitalisme moderne, écrit-elle, fait triompher son chant satanique dans l’actuel ouragan mondial. Il n’y a que lui pour accumuler en quelques décennies autant de richesses scintillantes et les œuvres culturelles les plus brillantes pour les transformer en quelques mois en champs de ruines avec les moyens les plus raffinés. Il n’y a que le capitalisme pour réussir à faire de l’homme le prince des terres, des mers et des airs, un demi-dieu joyeux, maître des éléments pour ensuite le laisser crever dans la misère, dans les débris de sa propre splendeur dans des souffrances qu’il a lui-même produites”.
Cet homme concret, prince et/ou miséreux, est absent des tableaux d’Anselm Kiefer mais non les avions, les bateaux de guerre, instruments de la destruction qu’il a construit.

Dans le texte cité, Rosa Luxemburg relève encore combien les valeurs spirituelles rejoignent l’amas de débris matériel et souligne, c’est le sens de l’utilisation qu’elle fait de la citation de Goethe, que la reconstruction passe par le cœur et l’esprit, la remobilisation du patrimoine culturel de l’humanité pour produire une nouvelle alchimie. J’ai l’impression que ce programme, Anselm Kiefer l’a fait sien, une guerre mondiale plus tard.

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