Je précise d’emblée que cet article ne concerne que les chansons que l’on peut attribuer à l’époque, autour de 1525, et n’évoque pas celles plus connues qui ont été écrites ultérieurement. Deux chansons particulières seront mises en avant : celle du Rosemont, en langue comtoise et celle dite des Armagnacs sur le siège de Wattwiller, en langue germanique.
La chanson du Rosemont
Chant de Rosemont pdf
(Sourcé : Georges Bischoff : Le Chant du Rosemont et l’insurrection paysanne de 1525 dans les Vosges méridionales, de l’amnésie à l’histoire. En ligne).
Sur la colonne de gauche, se trouve le texte tel que publié par Henri Bardy : Les Suédois dans le Sundgau (in Revue d’Alsace, 1853, p. 27-29). Il existe une variante de Auguste Corret : Le chant du Rosemont ou les Suédois (in Histoire pittoresque et anecdotique de Belfort et de ses environs, Belfort, J.-B. Clerc, 1855, p. 46-49). A droite, la traduction en français moderne.
Le Rosemont se situe sur le versant franc-comtois du Ballon d’Alsace dans les Vosges et aujourd’hui dans le territoire de Belfort. La seigneurie du Rosemont était passée à la couronne d’Autriche après avoir appartenu au comte de Ferrette. La chanson du Rosemont est l’un des plus anciens textes en langue franc-comtoise. Elle montre que la « guerre des paysans » a débordé les pays de langue germanique. Son auteur est inconnu.
A l’exception de la première et de la dernière, bien évidemment, chaque strophe sur l’ensemble des 17 quatrains, reprend les deux derniers vers de la précédente. La version, recueillie au 19ème siècle, avait d’abord été interprétée comme un soulèvement contre les Suédois. Oublions les, ils séviront plus tard, dans la région. Je passe aussi sur les considérants mémoriels et la démonstration de méthodologie que vous retrouverez dans la référence citée. Il a pu être établi, à partir d’un faisceau d’indices linguistiques, historiques et géographiques que Jean Neuri de Vessemon, cité d’entrée comme le personnage de l’épopée, est très probablement Jean André de Chaux, capitaine des bandes du Rosemont et que la chanson parle de la « guerre des paysans ».
« Les bandes qui se sont formées dans le Rosemont et autour de Montreux, sous l’appellation de moncels (équivalent welsche de Haufen) contrôlent de la trouée de Belfort jusqu’aux environs de Montbéliard ; elles sont des satellites du « gros moncel » du Sundgau, du fait même de leur appartenance aux Pays antérieurs [de la Maison d’Autriche] »
(Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p.67)
La dernière strophe :
« S’ils avaient passé par Angeot, / En revenant par Larivière,/ Tous les enfants du Rosemont, / Seraient devenus des seigneurs ».
souligne à la fois l’élan insurrectionnel de l’action, en même temps qu’elle contient l’idée d’une erreur tactique, d’une fausse manœuvre, en l’occurrence la dispersion du moncel, qui a empêché « les enfants du Rosemont » d’opérer un renversement de l’ordre féodal et de devenir à leur tour des seigneurs.
C’est une des rares chansons favorable aux insurgés. Il n’en va pas de même de la plupart des autres qui sont en général écrites du point de vue des vainqueurs. Ainsi celle intitulée Geckenkrieg et traduite par « guerre des Armagnacs »
La chanson de Wattwiller
Geckenkrieg de Lienhart OTTDaniel Muringer a composé une musique pour cette chanson. Il l’a interprétée pour la première fois lors d’une soirée commémorative à Wattwiller, le 16 octobre dernier, au cours d’une conférence en compagnie de l’historien médiéviste Georges Bischoff. Je remercie Daniel Muringer pour cet extrait de l’enregistrement réalisé par Patrick Osowiecki. Il couvre les six premiers couplets. Vous pouvez donc l’écouter tout en suivant le texte tel qu’il est présenté sur la première page du document ci-dessus.
Comme le précise Jean-Baptiste Weckerlin dans sa courte présentation, la source du texte en langue germanique est le collectage du poète Ludwig Uhland, dans son recueil de Chansons populaires anciennes en haut et bas allemand (1844-1845). Il lui a donné son titre de Geckenkrieg. La version française est de Weckerlin. D’après Thomas Kaufmann, il semblerait qu’il y ait eu une édition originale à Strasbourg, autour de 1525, chez l’imprimeur strasbourgeois Thiebold Berger avec comme titre : Ein new lied vom Bauren Krieg, wie sie die statt Wattwyler im Obern Elsass gestürmb haben…am zinstag vor unser Frawn Geburt tag im jar MDXXV…. . . Avec ce titre, la chanson nous dit comment ils ont pris d’assaut la ville de Wattwiller, le jour du paiement des intérêts avant la nativité de Marie. Celle-ci se fête le 8 septembre.
Comment passe-t-on de Geckenkrieg à « guerre des Armagnacs ». Geck signifie au départ idiot, fou. Les Armagnacs, en allemand Armagnaken, désignaient en Alsace ceux que l’on appelait ailleurs les écorcheurs, c’est à dire les mercenaires commandés par le connétable Bernard D’armagnac au service du roi de France. Ils étaient venus à plusieurs reprises en Alsace pour y laisser un très mauvais souvenir de frayeurs. L’allemand Armagnaken a donné par analogie phonétique et par dérision armer Jacken puis armer Gecken, pauvre fou, pauvre idiot. La chanson utilise pour désigner les insurgés de manière particulièrement péjorative le mot de gecken pour inspirer l’effroi. Gecken avait été traduit par René Biéry et Joseph Rémy, quand ils ont publié « Le chant de Léonard Ott sur l’assaut de Wattwiller et la prise d’Uffholtz (4-6 septembre 1525) » dans l’Annuaire de la Société d’Histoire des régions de Thann-Guebwiller,(1948-1950), par les gueux, ce qui n’est pas inintéressant. Le mot perd sa connotation de folie mais reste péjoratif ce qui répond à la volonté de l’auteur.
Selon le Littré, gueux désigne un « nécessiteux, réduit à mendier (ce qui se dit avec un sens de dédain plutôt que de pitié) ». Le même dictionnaire précise :
« Les gueux, nom que prirent au seizième siècle les huguenots des Flandres, à l’occasion du discours peu mesuré de Marguerite de Parme, gouvernante des Pays-Bas, qui avait dit en parlant des seigneurs calvinistes que c’était des gueux qu’elle ne redoutait pas.
Gueux de mer, s’est dit des marins hollandais qui armèrent à la Brielle, en 1572, pour faire la course contre les Espagnols.
Gueux des bois, s’est dit, à la même époque, des paysans armés qui commencèrent à faire la guerre en partisans, pour fonder l’indépendance des Provinces-Unies »
Gueux est par ailleurs relativement modéré si on compare ce terme à ceux qui ont été utilisés par une chanson, dans le royaume de France. Elle traite ceux que l’on appelait les luthériens de « pourceaulx fangeux », comme on le verra plus loin.
La chanson de Lienhart Ott décrit la défense de la petite ville de Wattwiller assiégée par la bande du Sundgau, le 6 septembre 1525. Son auteur était instituteur. Il précise, dans le texte, qu’il y a lui-même pris part. Les meneurs des Sundgoviens sont nommément désignés : [Heinrich] Wetzel qualifié tour à tour d’empereur et de commandant en chef du Sundgau et de la haute-Alsace (oberster Hauptmann uber Suntgaw und ober Elsässen). Il est accompagné de son lieutenant Hans von der Matten. Wetzel avait, après la rupture de la trêve dans le Sundgau par l’archiduc d’Autriche, lancé une seconde insurrection vers le Piémont des Vosges. En quête d’une place forte, après avoir échoué à Soultz, il assiège Wattwiller.
« Malgré le genre épique qui l’anime et une certaine tendance à l’hyperbole, la geste des habitants de la petite ville fourmille d’informations de première main : les insurgés sont correctement identifiés tandis que leur action est décrite avec un luxe de détails qui fait défaut à la plupart des récits ».
(Bischoff : (Georges Bischoff : « Ils veulent être libres ». La révolution de 1525 entre Vosges et Jura. Société d’Histoire du Sundgau. 2025. p. 217)
J’ajoute quelques éléments. Dans les documents de l’époque, il est rare que l’on parle de la présence des femmes. Ici, c’est le cas, à deux reprises. Une première fois comme messagère des insurgés, ce qui choque profondément l’auteur de la chanson :
C’est une grand honte pour les Armagnacs :
N’ont-ils pas de messager dans leur pays
Pour faire porter leurs lettres par des femmes ?
En vérité c’est une chose misérable,
De faire parler d’eux de cette façon.
La messagère dut être remplacée par deux hommes. La seconde évocation est un hommage à la participation des femmes dans la défense de la ville contre les assaillants.
Je loue aussi toutes les femmes
Qui, jeunes et vieilles, portaient des pierres
Sur la muraille et les remparts ;
On les jetait à maint Armagnac,
Auquel les yeux tournaient aussitôt.
A propos des moyens de défense, la chanson cite des flèches de Saint-Etienne, c’est à dire des pierres de lapidation, l’eau bouillante et les ruches d’abeilles.
La grande majorité des chansons germanophones, et celle de Wattwiller ne fait pas exception, sont de la propagande dissuasive contre toute forme de révolte. A l’intérieur de ce corpus, une partie se distingue par la présence d’un minimum d’empathie envers les victimes. C’est un petit peu le cas ici, à partir des veuves :
Ils commencèrent le troisième assaut,
Cela coûtera la vie à bien des hommes,
qui furent tués là à coups de feu :
Que de femmes armagnacques les pleureront !
Elles n’en auront pas joui longtemps
Et bien entendu, les chansons voyaient la main de dieu dans les plus petits succès remportés contre les insurgés : Dieu tienne toujours le prince sous sa protection !
La « guerre des paysans » dans la chanson germanophone
Thomas Kaufmann, dans son livre sur la « guerre des paysans » examinée sous l’angle médiatique, consacre un chapitre à la chanson. A commencer par Der Baurenn krieg. Ein schönes lyed / wie es inn allem Teutschenn landt mit den Baurenn erganngen ist … . La guerre des paysans. Une belle chanson [qui raconte] ce qu’il est arrivé aux paysans dans tout le pays allemand. Elle a été éditée, en 1525, chez un imprimeur de Bamberg. Elle regroupe pour la première fois, en 47 strophes, une description chronologique des évènements rassemblés sous l’expression unificatrice et à connotation négative de « guerre des paysans ». Elle ne contient absolument rien sur les aspirations populaires. La longue liste des défaites paysannes devait servir d’avertissement dissuasif comme le souligne clairement la dernière phrase : « quoi que tu fasses, pense à ce qui arrivera à la fin ». La mélodie était celle d’un chant de la Réforme : Es geht ein frischer Sommer daher.
« A la différence des fifres et tambours qui, dans le contexte du conflit guerrier, ouvraient de nouveaux sons et occupaient de nouveaux espaces sonores en attaquant acoustiquement l’ordre existant, les chansons comme Der Baurenn krieg servaient à stabiliser musicalement l’ordre social existant »
(Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis [La guerre des paysans. Un événement médiatique] Verlag Herder. 2024. S. 236-237)
La chanson permettait une communication orale pour une majorité ne sachant encore ni lire ni écrire. Elle était destinée à être colportée par des chanteurs ambulants (Bänkelsänger). Il s’agissait de formater la mémoire des évènements du point de vue des vainqueurs. L’idée générale était de montrer que les insurgés ont commis un crime d’hérésie envers l’ordre divin et que leur défaite est une punition de dieu. Et de leur rappeler leur devoir de soumission à leurs seigneurs. Une chanson publiée anonymement à Speyer et qui évoque les soulèvements en Souabe et en Alsace reproche aux insurgés d’avoir voulu devenir eux-mêmes des seigneurs et de s’être inspirés des Suisses. Une autre de Franconie les qualifie de « pauvres Judas ». Bien entendu des maladresses sont exploitées pour dénigrer ces « piètres guerriers » (was das für kriegsleut seind), etc…
Il est intéressant de remarquer la proximité des auteurs de ces chansons avec les partisans de la Réforme :
« La tendance générale des publications de chansons consistait en un rejet de la révolte paysanne, la plupart des auteurs de chansons étaient proches de la Réforme et voyaient dans la répression des soulèvements une juste punition divine. Les chansons ont enfoncé le clou. Le fait que les paysans se soient servis, à l’occasion, de l’imprimerie pour articuler leurs doléances était considéré par leurs adversaires comme une insupportable arrogance. L’on approuvait et scellait la restauration de l’ordre ancien voulu par dieu, on se répandit à travers le pays avec les chansons imprimées qui louaient les seigneurs vainqueurs et prenaient acte de la juste punition infligée aux paysans. En ce sens les chansons correspondaient à la volonté restaurative de l’éthique politique de Luther et de ses partisans ». (Thomas Kaufmann : oc. p.242)
Toute une production littéraire a accompagné voire influencé la « guerre des paysans ». Et cela, des deux côtés. Mais, après la défaite des insurgés, les vainqueurs ont repris, par l’édition et la censure, le contrôle de la mémoire des événements avec peu de considération sur les réalités factuelles.
L’écho en chansons de la « guerre des paysans » dans le royaume de France
Dans le royaume de France, on ne savait pas grand-chose à l’époque de ce qu’il se passait dans l’espace germanique. Toutefois, « les citadins de grandes villes, Paris et Lyon en particulier, ont appris la nouvelle du soulèvement des gens de commun en Alsace, se réclamant de Luther, probablement en même temps que le succès de sa répression par le duc Antoine de Lorraine, en mai-juin 1525 ». Outre le texte, déjà évoqué dans l’article précédent, de Nicolas Volcyr de Sérouville, deux chansons ont été composées à Lyon. Ces productions « ne s’intéressent qu’aux événements alsaciens et lorrains, accentuent l’interprétation religieuse de la révolte et gomment son volet antiseigneurial ». C‘est ce que nous apprend Tatiana Debbagi-Baranova dans une étude intitulée Les échos de la guerre des Paysans (1525) en France. Le texte, disponible en ligne, me servira de source pour ce qui suit. Je me contenterai d’en prendre quelques extraits issus du chapitre concernant spécifiquement la chanson.
« Les chansons qui se chantent à Lyon après le retour victorieux du comte de Guise auprès de Louise de Savoie avertissent les Français que tant que l’hérésie n’est pas exterminée dans leur royaume, celui-ci reste en danger. La chanson de la deffaicte des luthériens faicte par le noble duc de Lorraine et ses fraires, auec layde de leurs amys francoys et guerdoys est une chanson de guerre typique. Elle dénigre l’ennemi et célèbre le courage des chefs nobiliaires et la solidarité des troupes, récompensée par un bon butin. Son auteur semble être un sujet du duc de Lorraine, mais il peut tout à fait s’agir d’un positionnement fictif. La mélodie de la chanson est indiquée par référence à l’air d’une autre chanson militaire, supposée connue : Ô bons francoys loyaulx et preux. Cet air avait déjà donné la mélodie à un chant de noël lyonnais, la chanson a donc probablement été écrite à Lyon » (Tatiana Debbagi-Baranova)
L’insistance sur l’hérésie luthérienne est liée à l’emprisonnement de François 1er en Espagne. Contre ce qui était considéré comme un châtiment divin, seule la fermeté contre l’hérésie en France permettrait le retour du roi. La deuxième chanson a été publiée entre août et novembre 1525 dans la plaquette La balade des leutheriens auec la chanson.
La première pièce de la plaquette, « ne parle pas de la révolte, mais condamne l’erreur luthérienne en termes généraux ». Elle transforme les « hérétiques luthériens » en « inhumaine semence ». en animaux que l’on peut abattre :
Meschans pervers dheresies assesduitz
Q’un fantosme diabolique a seduictz
Voyez vous point vostre folle credence
Vous a erreur aux bas enfers conduictz
Respondez nous : dont vient lintelligence
Leutheriens inhumaine semence
Damnes monstres : felons bouquins sauvages
Pourceaulx fangeux : on punist vostre offence
Dieu tout puissant a chascun rent ses gaiges.
Dans cette même édition se trouve La chanson des luthériens qui « s’inscrit dans la continuité » de ce que l’on vient de lire.
« Elle établit une connexion entre les événements en Alsace et le contexte français. Elle raconte que les hérétiques ont voulu piller les églises et les prêtres en Lorraine et en Picardie. Cette région a effectivement connu quelques incidents iconoclastes dans ces années-là » ( Tatiana Debbagi-Baranova)
Il y a enfin cette curiosité : une « chanson composée contre les luthériens de Strasbourg » en 1525. Elle s’intitule chanson nouvelle augurative de Strasbourg. Elle est écrite par un certain Joannes Dulcis, qui se dit clerc « du pays de Chartres ». Il augure que la ville est menacée des foudres de Cerbère et de Rhadamante si elle ne revient pas au catholicisme. Étrange utilisation de la mythologie grecque contre le protestantisme. Dans le 6ème couplet, la chanson rappelle aux Strasbourgeois le massacre des insurgés par le « bon » duc Antoine de Lorraine.
Source : Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, Paris, 1860, p. 381. Copie d’écran.
« À Lyon, comme à Strasbourg, les chansons prétendent traduire la volonté de Dieu et de la faire résonner dans les rues, par la bouche des chanteurs, matérialisant ainsi l’adage Vox populi, vox dei. La rébellion alsacienne devient une sorte d’épouvantail brandi devant les luthériens et les malsentants de la foi pour leur montrer le destin inévitable de celui qui se lève contre Dieu. Certes, ceux qui les chantent, n’apprennent pas grand-chose sur la rébellion alsacienne ou sur le contenu des idées luthériennes, mais ils cultivent la haine contre un ennemi aux contours flous, qui n’en est pas moins menaçant ». (Tatiana Debbagi-Baranova)
Prochain et avant-dernier article : Traumgesicht / Vision de rêve d’Albrecht Dürer

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