Guerre des paysans (2) : Les révoltes du Bundschuh

La guerre des paysans n’est pas tombée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été précédée de nombreux signes avant-coureurs. Je ne ferai pas la liste des soulèvements ayant eu lieu dans ce « Moyen-âge rebelle » (Christian Pantle). Je retiendrai deux aspects. Le premier concerne une phrase venue d’Angleterre qui fit florès dans l’aire germanique, le second les pèlerinages de masse de Niklashausen. Puis, il sera question des révoltes du Bundschuh de 1493 puis 1501-1502, 1512-1513, suivi , en 1514, de celle du Pauvre Conrad qui fera l’objet d’ un article ultérieur.

« When Adam delved and Eve span,/Who was then the gentleman »

Cet extrait d’un sermon de John Ball, un prêtre meneur de la révolte paysanne en Angleterre, en 1391 a été popularisé dans sa version allemande : « Als Adam grub und Eva spann, wer (wo) war denn da der Edelmann ? »

« Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où [ou qui] donc était le noble ? »

On la trouve par exemple dans ce poème, un des rares faisant l’éloge de la paysannerie.

Ejn newes gedicht wer der erst Edelman gewest ist. « Nvn wolt ich wissen also geren … » Entstehung Bamberg : Hans [Sporer][ca. 1493] Digitalisiert von Bayerische Staatsbibliothek

Le paysan porte la dîme à un ecclésiastique qui semble compter sur ses doigts pour voir si tout y est, derrière lui un noble. Il porte en titre : un nouveau poème pour savoir qui était le premier noble et comment ses successeurs ont conquis les terres depuis l’époque d’Adam, ce qui fait que le paysan n’est pas libre.. La réponse de l’auteur anonyme est que le premier noble est Nimrod, le premier roi après le Déluge. Le texte cherche à montrer que :

« La subordination des paysans, leur exploitation par un ordre supérieur n’est pas une donnée originelle de la Création mais le résultat d’un péché de dépravation. La noblesse n’existe pas de naissance mais est le résultat d’un comportement vertueux ».

(Cf. Thomas Kaufmann : Der Bauernkrieg. Ein Medienereignis. p. 88).

Hans Behem, le tambourineur (Pauker) de Niklashausen

Die Wallfahrt zum Pfeifer von Niklashausen und dessen Hinrichtung in der Bischofschronik von Lorenz Fries (1489/91-1550). Miniatur aus der für den Würzburger Fürstbischof Julius Echter von Mespelbrunn (reg. 1573-1617) angefertigten Handschrift. (Universitätsbibliothek Würzburg, M.ch.f.760) Le pélerinage du joueur de fifre de Nicklashausen et l’exécution de Hans Behem

En 1476, un jeune pâtre provoqua un mouvement de masse inédit et radical à Niklashausen, en Franconie, dans la région de Würzburg. Il se nommait Hans Behem ou Böhm. Il affirmait que la vierge Marie lui était apparue et lui avait demandé de proclamer ce qu’ordonnait son fils à savoir qu’il ne devait plus y avoir ni empereur, ni pape, ni seigneur, ni aucune autorité profane ou ecclésiastique. Transformé en prédicateur laïc après avoir brûlé ses instruments de musique avec lesquels il animait les danses dans les villages, il réclamait l’abolition de tous cens, redevance, corvée et le libre usage des eaux, des forêts et des prés. Il rassembla autour de lui de plus en plus de gens d’abord des environs puis de plus en plus loin jusqu’en Alsace. Chaque week-end de mai et juin réunissait quelque 10.000 personnes. Et jusqu’à 40 000 personnes en juin 1476 dans un campement autour de l’église mariale de Niklashausen. Hans Behem, qui promettait qu’il serait pardonné à tous ceux qui participeraient aux pèlerinages en l’honneur de Marie et pratiqueraient un mode de vie d’ascèse en renonçant aux parures frivoles, fut accusé par les princes-évêques de Würzburg et Mainz d’être un charlatan, eux qui promettaient la rémission des péchés par l’achat d’indulgences qu’ils voulaient vendre au même endroit. Les pèlerinages furent interdits. Sans succès. Ce qui témoigne de la sensibilité populaire à ce mélange de religieux et de social. Le 12 juillet, l’évêque de Würzburg envoie un commando à Niklashausen pour s’emparer du tambourineur. Lorsque les pèlerins apprirent son arrestation, 16.000 d’entre eux se rassemblèrent devant le château de l’évêque pour réclamer sa libération. Après des tractations d’apaisement, ils se retirèrent et furent pourchassés. Et ce qui n’était que des pèlerinages se termina par 40 morts et plus d’une centaine d’arrestations. Un procès expéditif fut organisé et Hans Behen fut condamné et mis au bûcher comme hérétique. L’évêque fit ensuite raser l’Église mariale de Niklashausen. Ce que semble approuver Sebastian Brant. Il écrit en effet dans le chapitre 11 de la Nef des fous :

Nun hat man doch der Schrift so viel
Vom Alten und vom Neuen Bund,
Kein ander Zeugnis zu der Stund
Braucht man, noch Kapell und Klausen
Des Sackpfeifers von Nickelshausen

Maintenant, nous avons tant d’Écritures
De l’ancien et du nouveau temps
On n’a plus besoin de témoignage supplémentaire
Ni besoin de la chapelle et de l’ermitage
Du cornemuseux de Niklashausen

Aussitôt exécuté, le prince évêque lança une campagne pour discréditer celui que la population nommait le saint jouvenceau et passa commande d’une ballade sous forme de complainte. Son frontispice le représente ainsi :

17 années plus tard commençait, en Alsace, la révolte du Bundschuh.

Des paysans rebelles avec un drapeau Bundschuh entourent un chevalier. Gravure sur bois du Maître de Pétrarque dans le Miroir de la Consolation (Trostspiegel), de Pétrarque. 1539.

Le Bundschuh, le plus souvent traduit par soulier à lacets, est tout simplement une chaussure en cuir nouée au-dessus de la cheville par un lacet. Elle distingue socialement ceux qui les portent des chaussures des nobles et des bourgeois dont les modes changent. Son existence est attestée dès le 13ème siècle. Le point sur lequel il faut insister est la présence dans le terme du mot Bund qui signifie ce qui lie, fédère, « le mot bunt étant immédiatement associé à conspirantz, la conspiration ». La chaussure à lacet deviendra l’emblème des révoltes des hommes du commun à la fin du 15ème siècle. On en trouve un exemplaire ici :

Bundschuh (Leder), Um 1500, Kloster Alpirsbach, Staatliche Schlösser und Gärten Baden-Württemberg, K-12-8-20

« Les premières occurrences du mot seraient liées à des actes de résistance contre les Armagnacs (1439) ou de révolte contre des abus seigneuriaux (Schliengen, contre l’évêque de Bâle en 1443). Elles sont vraisemblablement issues d’une expression imagée (« faire Bundschuh » cité à Bergheim en 1430), qui associe les notions de lien (Bund : alliance, par extension serment) et de signal de départ. La bannière frappée de cet emblème (Bundschuhfahne) est attestée en 1502, et devient dès lors un signe de reconnaissance de la paysannerie jusqu’à l’insurrection générale de 1525 ».

(Georges Bischoff : Bundschuh. L’autre nom de la subversion in Dictionnaire de la Guerre des paysans en Alsace et au-delà. La Nuée bleue. 2025. p.123)

Tout commence en Alsace et par un pique-nique clandestin au sommet de l’Ungersberg près de Sélestat, le 23 mars 1493. Cela constitue un premier épisode de ce que l’on appellera le Bundschuh. Il y en aura plusieurs localisés en Alsace et en Forêt noire. Ce 23 mars, une trentaine de conjurés partagent le pain et les pommes au sommet du massif, à 900 mètres d’altitude. Ils sont issus d’une dizaine de localités appartenant à différentes juridictions, les unes relevant directement de l’Empire, d’autres de l’Évêque de Strasbourg ou de seigneurs locaux. Ils se prêtent mutuellement serment et adoptent un programme commun. Parmi eux Jabob Hanser, le prévôt (Schultheiss) de Blienschwiller, Conrad Schutz d’Andlau, Hans Ullmann, un boucher, ancien bourgmestre de Sélestat et Nikolaus Ziegler de Stotzheim.

« [Ils] conspirèrent contre les actions des cours strasbourgeoises [tribunal diocésain qui s’immisce dans les procédures civiles], contre la chambre de Rottwell [cours d’appel impériale en Pays de Bade] et contre toute la justice dont ils disaient qu’elle ne devait pas être éloignée d’eux. Ils faisaient aussi mention du cumul des bénéfices estimant scandaleux qu’un seul homme en reçût un nombre tel qu’il aurait pu être distribué entre quatre ou cinq honorables et bons serviteurs du Christ [Cumul des bénéfices ecclésiastiques]»

(Jakob Wimpheling : Argentinensium Episcoporum Cathalogus. Strasbourg 1508. cité dans Goerges Bischoff : La guerre des paysans. L’Alsace et la révolution du Bundschuh.1493-1525. La Nuée Blueue. 2010.p . 90)

Commentant cet extrait de l’histoire des évêques de Strasbourg, G. Bischoff note un oubli dans le récit de l’humaniste de Sélestat : la demande d’expulsion des communautés juives.

A la violence judiciaire, au cumul des bénéfices s’ajoute une levée de boucliers contre les impôts et les taxes dans un contexte de mauvaises récoltes, de hausse des prix et de l’endettement qui en découle ainsi que les « charges nouvelles du fait de la guerre menée par Maximilien [d’Autriche, futur empereur] contre le roi de France ».

Le plan des conjurés qui avaient recruté derrière eux des centaines de partisans visait à conquérir un certain nombre de villes dont Sélestat. Mais dix jours après leur ascension à l’Ungersberg, leur projet est éventé, le mouvement décapité. Nikolaus Ziegler et Hans Ullmann sont exécutés, Conrad Schutz mutilé, Jabob Hanser parvient à s’enfuir. De nombreux villageois sont condamnés à des peines d’amendes et peuvent éviter qu’on ne leur coupe la main droite moyennant une amende supplémentaire.

En 1493, Martin Luther avait dix ans et ne joue donc aucun rôle dans cette affaire.

Une caricature hostile au Bundschuh

Les épisodes suivants du Bundschuh débuteront dix ans plus tard et atteindront des dimensions bien plus importantes. Les revendications se précisent aussi. Il émergera un personnage de meneur en la personne de Joss Fritz nommément désigné dans une caricature hostile au Bundschuh.

[Johannes Adelphus:] Narrenschiff vom Bundschuh. Druck: Michel Furter, Basel 1514. Titelholz- schnitt von Urs Graf (Bayerische Staatsbibliothek München, Res/4 P.o.germ. 230-4, Titelblatt)

Frontispice de l’ouvrage de Johannes Adelphus, qui fut médecin à Strasbourg, publié à Bâle en 1514 avec une gravure de Urs Graf. C’est un pamphlet intitulé La nef des fous du Bundschuh, qui rappelle la nef des fous de Sebastian Brant, livre à succès paru en 1494. Le frontispice désigne nommément les meneurs Joss Fritz et Jakob Huser. Ce dernier était le porte-drapeau du mouvement. Il sera capturé à Bâle, torturé et exécuté. La bulle en bas à gauche signale ce qu’il faut comprendre. Elle porte l’inscription : « je sais maintenant que je dois me tenir éloigné de la nef ». Celle-ci ne flotte pas. Elle est bloquée par des chaussures à lacet à l’avant et à l’arrière. Le meneur, Joss Fritz, en haut à droite sur l’image, tient une épée au bout de laquelle se trouve également le symbole de la chaussure à lacet que l’on retrouve aussi à la place du bonnet des fous que l’on voit dans les gravures de l’ouvrage de Sebastian Brant. Le Bundschuh est remplacé sur le drapeau par un scorpion, symbole des tourments de l’enfer. Le théologien catholique alsacien Thomas Murner avait lui aussi publié un pamphlet hostile, en 1512 : le complot des fous (Die Narrenbeschwörung) qui commence par ces mots : les paysans sont devenus infâmes.

«  Le complot mis à jour en avril 1502 dans les environs de Bruchstal [au nord de Karlsruhe] et plus précisément dans le village viticole d’Untergrombach est identifié sans tarder à l’Ungersberg, malgré l’éclipse d’une dizaine d’années qui sépare les deux événements. Pourtant, ses dimensions sont bien plus considérables : les paysans ont des centaines d’adhérents qui disposent d’une organisation militaire véritable et d’un programme politique plus élaboré que celui de leurs prédécesseurs – même si le noyau est le même».

(Bischoff : oc. p.101)

Le projet de s’emparer de Bruchstal et d’autres villages, du château épiscopal et de l’Abbaye de Maulbronn est une nouvelle fois éventé, une centaine de personnes arrêtées et dix d’entre elles exécutées. Le mouvement rebondira en 1513 dans la région de Fribourg en Brisgau, à Lehen. Entre temps, les féodaux se sont concertés lors de trois rencontres à Sélestat et coordonnés : échanges d’informations, préparatifs militaires, surveillance renforcée, interdiction de participer aux processions qui étaient un bon moyen pour les paysans de circuler et de se rencontrer, etc. Mais en face aussi, l’organisation s’améliore par la mise en place d’un réseau militant de mobilisation, l’usage de mots de passe et de systèmes de reconnaissance, l’utilisation de messagers. Le nombre d’insurgés et les localités participant au mouvement croissent. Ils seront des milliers de part et d’autres du Rhin en 1517.

A la différence du Manifeste des 12 articles dont je parlerai ultérieurement qui a été élaboré collectivement par ceux du commun et écrit pour être imprimé, les revendication du Bundschuh si elles sont connues, le sont par des dépositions de personnes en état arrestation ou par des rapports tels ceux de la ville de Fribourg. Leurs doléances ont été élaborées et discutées lors d’une rencontre secrète à la Hartmatte, une prairie de pâturage près de Lehen. Leurs aspirations connaissent des variations mais aussi des points communs comme celui de ne vouloir d’autre seigneur et maître que dieu, le pape et l’empereur. Outre les point évoqués plus haut sur les juridictions, les questions sur les charges de la dette y trouvent une place centrale. Ainsi peut-on lire dans la déposition de Kilius Meygers à Bâle, le 18 novembre 1513 en points trois et quatre :

« Zum dritten sollen alle Tilgungen, die so hoch sind, dass sie der Hauptschuld gleichkommen, als abgegolten gelten und der Schuldbrief herausgegeben werden.

Troisièmement, tous les remboursements d’un montant égal à celui de la dette principale doivent être considérés comme acquittés et la reconnaissance de dette doit être restituée.

Zum vierten soll der Tilgungssatz nicht mehr als 5 % betragen; so wollen sie behandelt werden, wie das göttliche Recht anzeigt und vorschreibt.

Quatrièmement, le taux de remboursement ne doit pas dépasser 5 % ; c’est ainsi qu’ils veulent être traités, comme le droit divin l’indique et le prescrit. »

(Source : Ausstellung Bundschuh 1513 à Fribourg)

Georges Bischoff voit dans la question de l’endettement la « clé du Bundschuh ». Et, selon lui, les conjurés y ont apporté une réponse radicale :

« des prêts gratuits à taux zéro au lieu des rentes constituées à 5 %» ou au denier vingt. Cette innovation révolutionnaire consiste à rembourser un capital sous la forme d’un amortissement libéré de toute charge, ou de tout intérêt, sans produit financier. […] La solution exposée à Lehen peut être assimilée à un emprunt forcé visant les riches : en cassant la logique du profit, de l’argent qui génère l’argent, elle s’avère, intrinsèquement, partageuse,et donc totalement subversive.
Si Joss Fritz et se amis s’en étaient arrêtés là, on pourrait conclure à une mesure d’urgence […]. Mais la lecture des articles de Lehen suggère une évolution doctrinale différente. Il ne s’agit plus de corriger des abus, mais de redistribuer les richesses en fonction d’un principe d’utilité commune et de liberté individuelle. Ainsi au lieu de dénoncer le cumul des bénéfices en termes généraux, les Bundschuher veulent imposer la règle d’une seule prébende par prébendier en en plafonnant les ressources à vingt livres par an. De même ils prévoient la suppression d’une partie des maisons religieuses inutiles ou nuisibles et la confiscation des biens superflus au profit d’une caisse commune. Enfin, douze ans avant le programme révolutionnaire des XII articles de 1525, les insurgés annoncent la liberté de la chasse et de la pêche, de l’usage des eaux et des bois »

(Bischoff ; oc. p.106-107)

Dès le début, nous l’avons vu, l élément urbain était présent. En ce début du 16ème siècle,

« une douzaine de villes au moins parmi lesquelles des villes d’Empire telles que Cologne et Speyer, de grandes villes de province comme Erfurt et Braunschweig connurent un enchaînement de soulèvements internes. Le point de départ avait été la question des finances municipales. Le plus souvent les villes était surendettées avec pour conséquence un alourdissement des impôts et des charges. En était responsable avant tout la mauvaise gestion économique et la corruption des dominants ».

(Gerd Schwerhoff : Des Bauerkrieg. Geschichte einer wilden Handlung. C.H. Beck. 2025.p. 32-33)

L’auteur cité voit dans cette massification des soulèvements un « laboratoire de comportements dans la protestation » auxquels les insurgés pourront se référer. Comme si se forgeait ainsi une nouvelle culture de la mémoire grâce à la révolution de l’imprimerie.

Prochain article : Un essai sur le rêve (1515) et le pauvre Conrad

Ce contenu a été publié dans Non classé, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *