4 Septembre 1913 : Ernst Wagner, instituteur, auteur dramatique, incendiaire et tueur de masse passe à l’acte

"Une" du journal de Stuttgart du 6 septembre 1913. « L’effroyable bain de sang de Degerloch et de Mülhausen sur l’Ens. Il a tué sa propre femme et ses quatre enfants + A Mulhausen, il a mis le feu à quatre endroit + 10 morts par balle, 9 gravement blessés – Fou ou lucide ? » Image scannée à partir du livre de Anne Marie Vindras « Ernst Wagner, Robert Gaupp / un monstre et son psychiatre » (E.P.E.L.)

Dans le livre dont j’ai rendu compte en début d’année, « 1913, l’été du siècle » , Florian Illies évoque pour cette année-là, en Allemagne, deux cas de folie meurtrière. Ils concernent tous les deux des enseignants.

 

« 20 juin 1913, à l’heure de midi, Ernst Friedrich Schmidt, trente ans, enseignant au chômage, pénètre dans l’école Sainte Marie à Brême.  Il porte avec lui au moins six révolvers chargés et pénètre dans les salles de classe. Il vide le chargeur d’un premier révolver avant de passer au suivant. 5 petites filles entre 7 et 8ans meurent. 16 enfants et 5 adultes sont grièvement blessés. Il est maîtrisé par des passants. Aux enquêteurs il déclare avoir voulu protester parce qu’il ne trouvait pas de travail comme enseignant »

 

Ernst Auguste Wagner lui aussi était enseignant.

 

«  Le 4 septembre, Ernst Auguste Wagner tue sa femme et ses quatre enfants car il veut leur épargner les conséquences de sa course meurtrière. Il se rend à bicyclette à Stuttgart. Là il prend un train pour Mühlhausen. Là il met le feu à quatre maisons et attend que les habitants en sortent fuyant les flammes et la fumée. Ensuite, il les tue avec son arme, douze personnes meurent, huit autres sont grièvement blessées. Finalement, il est maîtrisé par la police. Ses intentions pour le reste de la nuit avaient été de se rendre à Ludwigsburg pour y incendier le château et de mourir dans les flammes sur le lit de la duchesse ».

 

J’avais promis de revenir sur ce dernier cas dans la mesure où il fait l’objet d’une documentation importante. Une partie de ce volumineux dossier est disponible en français grâce à Anne-Marie Vindras qui y a consacré deux livres. Le premier : Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge et le second déjà cité « Ernst Wagner, Robert Gaupp / un monstre et son psychiatre » (E.P.E.L.)

La catastrophe survient dans l’Allemagne wilhelmienne qui se militarise. Elle est grosse des autres catastrophes qui vont suivre.

Je suivrai la recommandation faite par Anne-Marie Vindras de commencer par la lecture d’un texte qu’elle a traduit pour le premier volume cité. Intitulé «L’incendiaire meurtrier, Ernst Wagner, son terrifiant crime et une explication sur la manière dont cela a pu arriver ». Il est signé par Bernhard Waag qui est l’auteur de plusieurs petits livres documentaires écrits « à chaud » comme on dit, dans la proximité des évènements, parus aux éditions Karl Rohm. Outre l’ouvrage cité, il en a écrit un sur le naufrage du Titanic (1912), l’autre sur celui de l’Empress of Ireland (1914), un troisième intitulé La guerre mondiale 1914.

« L’intérêt de ce texte, écrit Anne-Marie Vindras réside dans son style journalistique, grand public, qui nous permet de voir se dérouler devant nous le film fantastique de la folie meurtrière d’E. Wagner et du retentissement de ces heures d’épouvante sur la population de ces deux villages alors situés très à l’écart dans la campagne du Wurtemberg ». Un document d’époque.

L’incendiaire meurtrier, Ernst Wagner (Extraits)

« Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1913 un attentat des plus horribles s’est déroulé à Mühlhausen an der Enz, dans le Wurtemberg. Un acte qui est vraiment unique dans l’histoire criminelle, unique par son effroyable ampleur, unique dans sa préparation et son exécution faite de sang-froid. En effet, qu’un homme dans sa maturité, occupant dans la vie une position bien assurée, un père de famille, sans raison notable, puisse prendre la décision d’assassiner toute sa famille et les habitants de tout un village et, en plus, d’incendier ce village; qu’il puisse concevoir une pensée aussi terrible et monstrueuse, que cette pensée lui arrive, même pas dans un état d’excitation ou d’ivresse ou à la suite d’un sentiment d’honneur blessé, pensée qui aurait pu être alors immédiatement rejetée après un temps de réflexion, comme un absurde produit de son imagination maladive, bien plus, qu’une telle pensée puisse être nourrie par un instituteur pendant six ans; que la décision de passer à l’acte s’affermisse en prenant forme, et l’exécution projetée dans ses moindres détails et préparée en fonction de cela; que la réussite de l’acte dépende finalement du sang-froid et de l’insensibilité de cet homme mau­vais; et qu’enfin le criminel, sans excitation, sans se dégriser, sans horreur ait pu regarder son épouse qui lui a donné quatre charmants enfants, et ses quatre enfants eux-mêmes qu’il a bercés dans ses bras, dont il a entendu le premier babil, qui l’ont appelé « papa» pour sa plus grande joie, qui se pendaient à lui avec amour en le regardant pleins de confiance: qu’il ait pu voir le sang de ses enfants, la pâleur de leur visage, les derniers tressaillements de leurs yeux et de leurs corps sans être saisi d’horreur par son acte; et qu’il ait pu passer, considérant tout cela comme des préparatifs nécessaires, à l’exécution des meurtres plus importants, le cœur absolument froid, cela est unique dans l’histoire mondiale.

(…)

Wagner s’est rendu jeudi soir par train à Großsachsenheim. De là, il s’est dirigé à bicyclette vers Mühlhausen. Au carrefour, là où le chemin vers Mühlhausen s’écarte de la route, Wagner a laissé sa bicyclette, son chapeau de feutre noir et son sac à dos, il a mis une casquette d’automobiliste à laquelle il avait fixé un voile noir pour se cacher le visage. Ainsi méconnaissable, il s’est rendu au village. Seul un cheminot, questionné, aurait aperçu un inconnu dans la rue qu’il aurait remarqué par son allure louche. Juste avant onze heures et demie, un cri d’horreur résonna dans le village: « Au feu! », En haut du village, les flammes d’une grange en feu éclairaient le ciel. Pleins d’angoisse les habitants se précipitèrent dans la rue pour porter secours. Tout semble encore paralysé par la peur, quand retentissent des environs de l’auberge A l’aigle, les mêmes cris d’effroi devant l’incendie. Wagner avait incendié entre-temps la grange de son propre beau-père. De là, le fou furieux s’est dépêché à travers la rue de l’école où il a mis aussi le feu, après l’auberge Au Bœuf. Il fut surpris, là, par des gens qui voulaient mettre leurs bêtes en sécurité dans l’étable de l’auberge, alors qu’il était en train d’œuvrer, une lampe de poche à la main. Wagner se précipita dans la cour et tira sur ceux qui le suivaient d’innombrables coups avec les deux revolvers de l’armée qu’il s’était attachés aux poignets avec des ficelles. Il essaya d’arriver à l’auberge. Heureusement, on avait eu la présence d’esprit de fermer les portes à clé. Alors, Wagner se précipita en montant la rue et fit feu à travers les fenêtres éclairées de l’auberge où il toucha plusieurs personnes. Dans la maison voisine, l’homme à la fenêtre voulut voir l’origine de ces coups de feu, il s’écroula sans un mot, touché par une balle, mort dans les bras de son fils qui mettait ses chaussures derrière lui.

Mais cela n’était pas encore assez. Il semble que le meurtrier prit alors la rue du château et rencontra le tonnelier Jakob Knorzele qu’il blessa grièvement d’un coup à l’abdomen. Tout de suite après, il ouvrit le feu sur Friedrich Müller, âgé de dix-huit ans, fils du cheminot Tobias Müller, et le blessa sévèrement à la cuisse. Continuant son parcours d’horreur, il tira sur l’aubergiste de cinquante sept ans, Heinrich Knorzele, qui regardait par la fenêtre. Une balle bien visée dans la région du cœur l’allongea par terre. Dans la maison d’à côté, il toucha Jakob Schmierer, ouvrier du bâtiment de trente-sept ans, employé à Pforzheim. Encore un coup et l’homme tomba mort. Là-dessus, il passa à côté du berger Christian Imagier qui était sur le pas de sa porte. Le coup claqua et l’homme, touché à la poitrine, tomba mort au bas des marches. Alors le meurtrier, connaissant parfaitement les lieux, sortit du village et revint à nouveau du côté de l’école. Il rencontra l’aubergiste Friedrich Geißinger qui voulait mettre ses bêtes à l’abri parce que la grange juste à côté de chez lui était en flammes.

Quelques coups claquèrent, dont un qui atteignit une vache, et un autre qui coûta encore une vie humaine. Geißinger s’écroula mort sur le sol. Wagner se rendit alors vers l’habitation du maire. Celui-ci était déjà parti au village sur les lieux des incendies. Sa femme voulait justement le suivre. Un homme tout enveloppé de noir s’approcha d’elle et lui demanda: « Est-ce-que le maire est chez lui? » Apeurée, la femme se réfugia dans le jardin à côté de la maison et lâcha le chien. Elle entend un déclic derrière elle. Le meurtrier, dans son avidité sanguinaire, avait oublié de recharger ses pistolets. La femme du maire doit la vie à cet événement.

Entre-temps, cela s’anime dans cette partie du village. Tout le monde se précipite vers les greniers pour fermer les vasistas qui étaient ouverts pour finir le séchage du foin, et pour réajuster des tuiles comme protection contre les étincelles qui volaient çà et là.

Le charron [Wagner en allemand.B.U.] Bader, avec son fils, est en train justement de fermer avec des planches une ouverture, dans la cloison de sa grange.

Sa fille de onze ans se tient tout près et les regarde tous les deux. Le fils remarque alors un homme au visage recouvert de noir qui saute dans le jardin du voisin. A peine l’a-t-il vu que résonne un tir accéléré. Le père tombe de son échelle, touché grièvement, la fillette de onze ans est étendue sans un son, dans une flaque de sang, la bouche traversée par le coup.

Le fou furieux part rapidement dans la direction de l’auberge A l’aigle, tirant à droite et à gauche, de telle sorte qu’on retrouvera après, des deux côtés de la rue, des morts et des blessés. Le meurtrier se tourna alors de nouveau vers le haut du village où il avait allumé le premier incendie. Il y rencontra le maçon de trente-sept ans, Christian Müller, chef de famille nombreuse et le blessa grièvement de quatre coups. Plus loin, il tira dans le bras du tailleur, Martini, il tira deux fois sur la fille de onze ans du cheminot Friedrich Bauer, dans l’abdomen, et sur le cheminot Karl Benz de soixante-deux ans, dans les deux bras. Les actes d’horreur prirent fin avec deux morts au même endroit: l’épicier Friedrich Bauer de cinquante-quatre ans et le journalier de cinquante-quatre ans aussi, Georg Müller.

Wagner aurait pu s’enfuir sans être reconnu grâce à son déguisement si le cheminot Bührle – honneur soit rendu au brave – ne s’était pas approché de lui et ne lui avait pas donné un coup violent sur la tête qui le fit chanceler. Au même moment, le policier Kintsch – encore un exemple courageux de devoir accompli- se jeta contre lui et lui donna un coup de sabre dans le visage pendant que le fou furieux tirait encore deux fois. Il atteignit le courageux policier. Mais dans la mêlée qui s’ensuivit, Wagner s’écroula. Après qu’il fut maîtrisé, la population très excitée, qui s’était rassemblée, lui fit passer un mauvais quart d’heure. On lui arracha une main et pas un centimètre de son visage ne fut épargné. Ce n’est que lorsqu’il resta sans connaissance sur le sol, que la foule le laissa.

Le policier indique qu’il a remonté la rue, qu’il a vu deux personnes à terre et, en s’approchant, une autre qui courait et que pendant ce temps-là des coups de feu partaient à droite et à gauche. En voyant s’approcher le policier, Wagner a rebroussé chemin. Le policier est entré dans une cour pour laisser passer le meurtrier; il a tiré sa baïonnette et, Wagner une fois passé, il s’est jeté sur lui par derrière. C’est ainsi qu’il a reçu un coup dans la cuisse, ce dont il ne s’est pas tout de suite rendu compte. Ce n’est que lorsque d’autres personnes sont arrivées en courant pour l’aider et qu’il était affaibli par la perte de sang, qu’il remarqua la blessure. Le policier a frappé Wagner par derrière, sur la tête, avec sa baïonnette. Wagner s’est retourné juste à cet instant de telle sorte qu’il a été tailladé en travers du visage. Des témoins oculaires rapportent que Wagner était terriblement abîmé. En plus de l’entaille faite par la baïonnette, il a reçu plusieurs blessures à la tête, et celle-ci a tellement enflé qu’elle est devenue comme une boule informe.

Pour faire de la place aux opérations d’extinction des incendies, on jeta le meurtrier, considéré comme mort, dans le caniveau où il resta deux heures durant, pendant que l’eau des tuyaux d’incendie dévalait sur lui. Que Wagner ait pu supporter ces épreuves sans tomber sérieusement malade, témoigne d’une bonne santé.

Quand Wagner fut enfin terrassé et qu’il perdit connaissance, la foule excitée s’arrêta de le maltraiter parce qu’elle le croyait mort, sans cela elle l’aurait complètement achevé. Pourtant Wagner continua à faire le mort quand il reprit connaissance car il avait bien remarqué l’attitude menaçante de la foule. Il donna le premier signe de vie une heure et demie après avoir été terrassé quand le chien d’un fonctionnaire le renifla. Wagner ne fut reconnu par la foule qu’après être resté pendant deux heures dans le caniveau, et il fut transporté, comme mort, dans l’hospice voisin. Il donna un autre signe de vie en relevant la tête quand on le ramassa tandis que ces porteurs allaient le laisser retomber. Quand il fut persuadé du contraire, il fit à nouveau le mort. Il arrêta de faire semblant seulement quand il fut à l’hospice sous la protection d’un policier.

Quand on fouilla les affaires de l’instituteur Wagner, on trouva dans son sac à dos un papier écrit et daté de six ans auparavant. (…)

Ce n’est pas fini. Ou plutôt l’auteur de cette monographie a fait le choix de commencer par la fin. Il y a un début : le massacre de sa propre famille non au pistolet –un Mauser C96 dont la production en série a été lancée en 1896 – mais à la massue et au couteau. Avant d’y venir, localisons un peu la région dans laquelle la catastrophe s’est produite : aux environs de Stuttgart.

Pour une meilleure lecture vous pouvez cliquer sur l’image. Le village de Mülhausen a depuis été intégré à la commune de Mühlacker. Winnenden est le lieu où Wagner sera interné et mourra en 1938. La région faisait à l’époque partie du Würtemberg, aujourd’hui dans le Land de Bade Würtemberg. Une région marquée par le piétisme, une forme de fondamentalisme protestant, et une forte présence de Souabes – ce n’est pas la Souabe proprement dite – qui parlaient un dialecte alémanique que le criminel honnissait.

Mais d’abord la suite du récit :

« (…) Au premier interrogatoire, le meurtrier s’est refusé à faire toute déclaration et il a expliqué qu’il avait laissé chez lui des notes écrites qui entraient dans le détail à propos des mobiles de ses actes. Là-dessus, le poste de Vaihinger s’est adressé à la direction de police de Stuttgart, les a informés des événements qui s’étaient déroulés dans la nuit atroce de Mühlhausen et les a priés de faire une recherche de ces prétendues notes dans l’appartement de Wa­gner à Degerloch. Un commissaire de police de Stuttgart s’est rendu immédiatement sur les lieux avec d’autres officiers de police. Trouvant la porte vitrée de l’appartement fermée et personne ne répondant après plusieurs appels, le commissaire fit chercher un serrurier pour enfoncer la porte. En entrant dans l’appartement, l’agent de police sentit immédiatement une très forte odeur de cadavre. Ils pénétrèrent dans la pièce suivante, la chambre des deux filles, les deux aînées des enfants de Wagner. Le lit était recouvert et quand la couverture fut rabattue, ce qui s’offrit à la vue du policier, qui était endurci à l’égard de telles impressions, le bouleversa très profondément.

Les deux fillettes reposaient étroitement liées l’une à l’autre. Le cou de chacune était atrocement coupé et poignardé. Le sang avait dû couler longtemps des horribles blessures car il avait pénétré profondément dans le lit qui avait absorbé, depuis le moment du crime, le flot qui s’écoulait depuis un jour et demi.

Ils pénétrèrent alors dans la chambre des deux garçons. Là aussi c’était le même tableau. La couverture du lit était refermée et quand on la rabattit les deux garçons étaient étendus, morts, l’un à côté de l’autre, le plus jeune de cinq ans reposait sur le côté comme s’il dormait. Les deux avaient des blessures au cou comme les filles. Et le sang qui s’était écoulé des blessures mortelles avait imprégné aussi tout le lit.

Dans la chambre des époux, le lit de l’homme était en désordre ou sommairement arrangé, et, à côté, gisait la femme, le cou poignardé et coupé. Il n’y avait nulle trace qui aurait pu laisser supposer un combat. Seule la femme semble avoir essayé de se lever plusieurs fois avant de mourir. En fouillant l’appartement la police a saisi une lettre que Wagner devait avoir écrite juste avant de partir et qui n’indique absolument pas ‘que l’auteur serait malade mental. La police a saisi aussi le poignard qui avait été utilisé pour commettre les actes. Wagner semble avoir été en possession de ce poignard depuis des années. C’est une arme meurtrière assez inhabituelle. Wagner l’avait probablement d’abord achetée en tant qu’amateur. La lame du poignard est fixée à une poignée richement décorée. Ce poignard ressemble à un objet artisanal fabriqué avec un soin particulier mais pas à un instrument de mort. La lame était recouverte d’une épaisse croûte de sang. La police a saisi des photos du meurtrier et de ses enfants. (…)

Bernhard Waag, Der Mordbrenner Wagner, sein furchtbares Verbrechen und eine Erklärung, wie solches möglich war, Lorch (Wurtemberg), Verlag von Karl Rohm, 1913. Traduction de A.-M. Vindras paru dans Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge

L’expression Mordbrenner – incendiaire meurtier – utilisée par l’auteur se trouve dans une des lectures favorites d’Ernst Wagner, Les brigands de Schiller :

« Regarde autour de toi incendiaire meurtrier »  dit le moine à Karl Moor, le capitaine des Brigands qui met le feu à la ville. On retrouve aussi cette haine du lieu assimilé à Sodome et Gomorrhe.

«  Il a depuis longtemps une dent contre elle parce qu’elle est pleine de bigots ». Et maintenant, « la ville est là comme Sodome et Gomorrhe », en flammes.

Wagner recherche expressément le maire du village veillant à ce qu’il fasse partie des victimes. Ce n’est pas sans nous rappeler le massacre du Conseil municipal de Nanterre par Richard Durns en 2002. Je renvoie à l’analyse qu’en fit Bernard Stiegler dans son livre Aimer, s’aimer, nous aimer. D’autres aspects font penser à Breivik

Les citations de Schiller se trouvent dans la scène 2 de l’acte 3 des Brigands. Avec cet autre petit extrait :

«Le monde entier une famille, et un père là haut – pas mon père – Moi seul rejeté, moi seul exclu du nombre des Purs – pas pour moi le doux nom d’enfant – plus jamais pour moi le regard langoureux de la bien-aimée – plus jamais, plus jamais l’accolade d’un ami intime ! Se jetant en arrière d’un air farouche Entouré de meurtriers – encerclé par des vipères – enchainé dans les fers du vice – suspendu par un roseau chancelant au bord du gouffre – au milieu des fleurs de ce monde de joie un abaddon [ange exterminateur B.U.] en larmes »

« Exclu du nombre des Purs »

Il y a deux séries de meurtres qui ne répondent pas tout à fait à la même logique. Il y a d’un côté la punition d’un lieu et de ses habitants masculins. S’il avoue qu’il en aurait volontiers tué plus, Wagner affirmera toujours qu’il ne voulait tuer que les hommes. L’enfant a été touchée par accident. La ville affirmera-t-il dans son délire lui renvoie l’écho de ce qu’il considère comme son propre crime, ses actes de bestialité.

« Ce franchissement de la limite séparant l’homme de l’animal par une jouissance sexuelle l’a rendu indigne de vivre à ses propres yeux », écrit Anne-Marie Vindras.

Citation de Wagner :

«  je suis devenu un animal-humain, un cochon. Un paradigme de la cochonnerie ».

Dans l’autre série de meurtre envers sa femme et ses enfants, convaincu de la « dégénérescence congénitale » de toute sa famille, il supprimera sa descendance. Il appliquera ce qui deviendra plus tard le programme de stérilisation mis en place par les nazis, programme auquel participera activement son psychiatre, Robert Gaupp. Plus tard en 1938, il dira :

« on parle tellement d’eugénisme, moi j’ai agi et réalisé pratiquement l’eugénisme ».

Ernst Wagner a pris soin de laisser à la postérité une importante série d’écrits dont une volumineuse autobiographie qu’il enverra au philosophe et théologien Christophe Schrempf surnommé par Hermann Hesse le « Socrate souabe » ainsi que les pièces de théâtre qu’il avait écrites dont un « Néron ». Cette autobiographie, détruite dans le bombardement des Archives du Tribunal de Heilbronn, nous en connaissons de large extraits malheureusement seuls ceux qui intéressaient son psychiatre. Elle montre combien les projets étaient soigneusement prémédités depuis de nombreuses années. Il en ressort qu’une troisième série d’actes était prévue, l’incendie du Château de Ludwigsburg considéré comme un lieu de perdition.

« Je pourrais donc brûler vif dans le lit de la duchesse…..Le péché a édifié le château, le péché l’a détruit. ».

Il ne mettra pas ce plan à exécution. Il ratera d’ailleurs tous ses projets de suicide antérieurs et postérieurs à ses actes de folie meurtrière.

Wagner avait écrit deux lettres ouvertes au journal Neue Tagblatt à Stuttgart. La première s’adresse à « [son] peuple ». Il y écrit notamment :

« Il y a beaucoup trop de gens sur cette terre, il faudrait en tuer la moitié. A quoi bon leur donner la pâtée puisque leur corps est mauvais. De tous les produits de l’homme, c’est justement l’homme le pire. Si le spectacle navrant que je donne moi-même ne m’en empêchait, je vous dirais combien je suis dégoûté par tous ces gens laids, miséreux et souffreteux. D’où vient la misère du monde? A mon avis, personne ne peut mieux vous le dire que moi. Elle vient des actes sexuels contre-nature. Les deux sexes aujourd’hui sont malades du sexe. Rien n’est plus facile que de me montrer du doigt, mais chacun d’entre nous ferait mieux de penser à sa propre turpitude ».

La seconde est adressée « au corps enseignant »

( …) Pour que vous puissiez vous débarrasser de moi plus facilement, j’annonce par la présente que je démissionne de votre communauté. J’aurais aimé le faire plus tôt mais je voulais éviter tout éclat. Notre inspecteur acceptera volontiers ma demande. Je m’apitoie sur mon sort bien plus que sur celui des enseignants et je ne veux plus vous le cacher: bien des choses ne me plaisaient pas chez vous. Abstenez-vous, s’il vous plaît, de toute indignation, elle ne me serait pas plus sincère que celle des autres gens; montrez plutôt une joie maligne de bon aloi. Mais si l’un ou l’autre d’entre vous peut se résoudre à déplorer mon trépas, qu’il veuille bien accepter mes sincères re­merciements. Comme le Sauveur, je peux rejeter vos larmes car je suis délivré. Mais vous, vous allez devoir continuer à former vos imbéciles, vos souillons et vos lourdauds. Pour vous consoler, je vous lègue mon Maître d’école sous-officier. »

Le Maître d’école sous-officier est un de ses écrits dans lequel il demande la disparition des écoles normales et l’envoi des sous-officiers comme enseignants dans les écoles

Ernst Wagner sera arrêté. Il fera l’objet d’une enquête de police complète mais il ne passera pas en jugement. A son grand dépit. Il en voudra longtemps à l’institution psychiatrique et au Dr Gaupp d’avoir conclu leur expertise psychiatrique par un constat d’irresponsabilité empêchant de ce fait le jugement la condamnation. Il aurait voulu qu’on lui coupât la tête.

Le diagnostic psychiatrique est celui d’une « paranoïa véritable » que l’on distingue de la paranoïa qui se développe dans le cadre d’une schizophrénie. « Le syndrome dont il s’agit, écrit le Dr Gaupp, est le délire de persécution systématique et continu, la paranoïa »

L’autobiographie du meurtrier s’ouvre sur cette phrase :

« j’aimerais d’emblée me délivrer d’un aveu : je suis un sodomite. Ça y est, j’ai réussi à le sortir, mais je n’en dirai pas plus. Que pèsent vos ricanements lubriques face à une seule minute de mépris de soi ».

Personne ne saura jamais rien de plus que ce qui est affirmé ici. Tous les efforts pour obtenir d’avantage de détail s’avèreront vains. On ne saura jamais par exemple avec quel animal, – un ou plusieurs ? – il a forniqué, si un tel acte a été unique ou non. Toute l’expertise repose sur le fait qu’il a été commis. Il est par contre établi que contrairement aux affirmations de Wagner personne n’en a jamais rien su ni ne l’a même soupçonné. Encore que… On peut toujours affirmés que tous les habitants du village se sont tus alors qu’ils savaient. Il est admis que les ricanements supposés des habitants de Mülhausen sont une affabulation. D’où le diagnostic de délire de persécution.

Par « sodomie« , il faut entendre, selon le dictionnaire allemand de psychiatrie que cite Anne-Marie Vindras , « l’accomplissement de l’acte sexuel avec des animaux ». Cela se traduit en français par bestialité. Tout en sachant que c’est un faux-ami, Anne-Marie Vindras a choisi de maintenir le terme « sodomite » pour en garder la connotation biblique. Sodome étant la perversion que Yahvé ne pardonne pas.

Selon Anne-Marie Vindras « le monstre et son psychiatre » forment un couple inséparable.

« On peut parler d’une rencontre tout à fait exceptionnelle, qui s’organisa pu à peu, entre les intérêts majeurs théoriques et cliniques de la psychiatrie allemande du début de ce siècle [le 20ème, le livre est paru en 1996] d’une part, et Wagner qui se constitua, par le type de dialogue qu’il instaura avec son médecin et par l’apport de tous ces écrits, comme objet d’étude idéal pour cette science psychiatrique en plein développement » (page 13).

Témoignant de la première rencontre avec son patient, Gaupp écrit :

« J’attendais un forcené redoutable à la brutalité bestiale, c’est pourquoi j’avais pris des mesures de protections particulières pour qu’il ne puisse pas s’échapper ou mettre en danger des tiers. Quand le 11 novembre, dès mon arrivée ici, on me l’amena dans mon cabinet, je vis tout de suite que je m’étais fourvoyé dans mes hypothèses. J’avais devant moi un homme grave, courbé par le chagrin, digne dans son maintien, courtois, prêt à tout accepter. Tout son comportement révélait un être cultivé »

Les voix imaginaires qui lui renvoient l’écho de son crime sexuel ont encore une autre caractéristique qui renforce le sentiment de sa propre souillure : elles s’expriment en dialecte souabe, langue maternelle, « langue des paysans » par opposition à celle qu’il parle lui, le haut allemand, langue de la Bible et de la Loi. Anne-Marie Vindras construit une partie de son travail sur cette « dichotomie symptomatique ».

« Cette obsession de la souillure et de la haine de soi qu’elle entraîne, son désir de vengeance contre ceux qui ricanent, Wagner les transpose dans sa création dramatique ».

Sa quête de reconnaissance symbolique passe par le théâtre. Dans ce domaine il se prend pour l’égal des plus grands, auteurs dramatiques ou non. Citons parmi ses « compatriotes «  de la région outre Schiller déjà évoqué, Hölderlin, Hegel…La plus importante pièce de théâtre écrite à l’hôpital psychiatrique après la catastrophe meurtrière, s’intitule Délire, et traite des derniers jours de Louis II de Bavière. Elle est intégralement traduite en français. Elle apporte une réponse originale au mystère de la mort de Louis II qui aurait disparu en noyant son psychiatre. Toutes les tentatives de faire admettre l’une de ses pièces par un théâtre échouent. Alors que Franz Werfel réussit à faire jouer au Théâtre de Stuttgart sa pièce Schweiger, L’homme qui se tait, un drame en trois actes, très mal accueilli par son ami Kafka. Il met aussi en scène un fou et un psychiatre. A partir de ce moment-là, Wagner sombre dans un délire de plagiat et dans l’antisémitisme. Nous sommes à la fin des années 1920

« L’histoire singulière de Wagner se conjugue tragiquement avec l’idéologie de son époque » (A-M Vindras).

Celle de son psychiatre aussi. Si Wagner se vante d’avoir été le premier adhérent du parti national socialiste de Winnenden, Robert Gaupp n’a lui jamais adhéré au parti nazi, ni été antisémite. Profondément antiféministe, il a été dès 1910 l’un des dirigeants de la « Société pour l’hygiène raciale ». Il a surtout pris une part active à la préparation intellectuelle de la loi sur la stérilisation des malades mentaux «  pour limiter la reproduction d’individus héréditairement tarés et pour éviter ainsi un mélange de races nuisible »

Si les expertises psychiatriques dont nous avons rendu compte apportent, avec le contexte idéologique, un éclairage important, les mystères du passage à l’acte demeurent.

Ernst Wagner est mort le 28 avril 1938 à Winnenden. Ses 9 victimes, autres que les membres de sa famille, le 4 septembre 1913. Ci-dessous, les stèles commémoratives au cimetière de Mülhausen

Source de l’image

L’ouvrage d’Anne-Marie Vindras, Ernst Wagner, Robert Gaupp : un monstre et son psychiatre, Traductions de Claude Béal, Thierry Longé et Anne-Marie Vindras, Série monographie clinique, Paris, EPEL, 1996, contient outre son propre travail plusieurs études du Dr Robert Gaupp : Psychologie du meurtrier massacreur, l’instituteur de Degerloch ainsi que Le cas Wagner / Une étude catamnestique ainsi qu’une contribution à la théorie de la paranoïa et Maladie et mort du meurtrier massacreur, l’instituteur Wagner / Une conclusion générale sur le cas (1938)

 

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