Images de femmes autour de l’an 1500

Éros, pouvoir, morale et mort vers 1500

Visite au #Kunstmuseum_Bâle, Exposition #Weibsbilder (jusqu’au 7/01/2018)

L’année de la bataille de Marignan, Hans Baldung dit Grien (1484/85 – 1545), dessinateur, peintre et graveur, qui a passé une grande partie de sa vie à Strasbourg, grave l’image sur bois ci-dessus et l’intitule Aristote et Phyllis. Il s’appuie sur une histoire qui s’était répandue à partir du 13ème siècle, connue par le Lai d’Aristote dont il existe des variantes allemandes. Son origine ne remonte pas à l’antiquité mais à la littérature courtoise. Selon ce récit, Aristote avait fâché Phyllis parce qu’il avait reproché à son amant Alexandre Le Grand d’abandonner ses études au profit d’une courtisane. Cette dernière a entreprit de séduire le philosophe l’obligeant à la promener, à quatre pattes, assise sur lui, sous les yeux de son élève. L’anecdote a inspiré de nombreuses œuvres. La caractéristique de celle de Hans Baldung Grien réside dans la nudité qui, à l’époque, contrairement à aujourd’hui, n’allait pas de soi, et par l’allusion à ce qui pourrait être un pommier et, par le tissus flottant, au serpent, c’est à dire au péché originel. Il y a une inversion de la tradition biblique (« et l’homme [sera] ton maître », dit Dieu à Eve), une inversion comique des rapports de pouvoir. L’image symbolise aussi la relation entre la chair et l’esprit, l’ascendant des pulsions sur l’esprit
Nous sommes dans l’exposition actuellement présentée (jusqu’au 7/01/2018) au Kunstmuseum de Bâle consacrée aux figures féminines (Weibsbilder) autour de 1500, au moment du changement d’époque dont j‘ai déjà parlé à propos des Réformes.
On y apprend que les premières décennies du XVIe siècle constituent une étape importante de l’évolution de l’image de la femme dans l’histoire de l’art : le nombre d’images de femmes augmente rapidement et une multitude de nouveaux thèmes picturaux voient le jour. L’exposition propose une centaine d’œuvres d’artistes tels qu’Albrecht Dürer, Hans Baldung Grien, Urs Graf, Niklaus Manuel Deutsch et Lucas Cranach. Elle présente principalement des dessins et des gravures, mais aussi des peintures et des petites statuettes, ainsi que quelques œuvres rarement montrées au public, voire jamais pour certaines d’entre elles.
Dans ces œuvres, la femme apparaît, de manière nouvelle au début du 16ème siècle, tour à tour sous les traits d’une Vénus séduisante, d’une héroïne de vertu de l’Antiquité ou d’une vanité impérieuse. Elle revêt également l’apparence d’une souveraine rusée dominant l’homme, d’une prostituée sournoise ou d’une sorcière diabolique. Ces motifs apparaissent pour l’essentiel dans le cadre de débats moraux et reflètent les valeurs et les idéaux de l’époque souvent marqués par des stéréotypes négatifs. Certes, la femme était l’incarnation de la sensualité et de la beauté, mais elle suscitait aussi la crainte en raison de sa supposée propension au péché et à la fugacité. On redoutait également que la femme use de ses charmes pour exercer un pouvoir sur l’homme. Le cœur de l’exposition est constitué du remarquable fonds du Cabinet d’estampes du Kunstmuseum Basel complété par des prêts.
Le titre de l’exposition Weibsbilder a été pudiquement traduit en français, dans le communiqué de presse du musée, par féminité. Outre qu’il me semble manquer un pluriel, le terme Weib à l’époque signifiait tout simplement femme avant de se connoter péjorativement. Je parlerai quand à moi tout simplement d’images de femme.
Au départ, il y a la Genèse dont il est bon de rappeler la relation à trois entre Adam, Eve et le serpent qui incite à manger la pomme du jardin, ce qui fait prendre conscience de la nudité. Dieu condamne Eve à être dominée par l’homme et à enfanter dans la douleur, alors que dans le même temps, on oublie souvent de le préciser, l’homme lui est condamné aussi, mais au travail, au dur labeur de la terre.
« Genèse 3.6 La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence; elle prit de son fruit, et en mangea; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. […]
3.11 Et l’Éternel Dieu dit: Qui t’a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ?
3.12, L’homme répondit: La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé.
3.13 Et l’Éternel Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit: Le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé. […]
Il dit à la femme: J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
3.17 Il dit à l’homme: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre: Tu n’en mangeras point ! le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie,
3.18 il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l’herbe des champs.
3.19 C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.
Cela permet de mieux apprécier l’insolence de ce dessin de Albrecht Dürer des environs de 1510 qui présente Adam et Eve, avant la chute, de manière positive, comme deux égaux dans une intimité fusionnelle et complice :

Albrecht Dürer : Le péché originel première (sur 37) xylographie de la série  « Petite Passion »

Vu comme cela, on se demande évidemment où serait le mal.
Sur le même thème, frappante est la représentation proposée par Sébald Beham dans laquelle l’arbre de la connaissance est remplacé par un squelette traversé par un serpent :

Sebald Beham Adam und Eva 1543

Eros et Thanatos. Mais là encore on remarque la complicité de geste vers la pomme de sorte qu’Eve n’apparaît pas comme la seule coupable dans cette ânerie nommée péché originel. Mais surtout, dès le départ, pour le peintre, Dieu a rendu l’homme mortel. Sebald Beham fait partie avec son frère des peintres impies (gottlos = sans dieu, incroyants).
Je ne peux faire défiler toutes les images. Il y a bien des nuances dans l’approche de cette thématique, de ce qui est écrit dans la Bible et de ce qui n’y est pas écrit. La suggestion du serpent comme symbolisant l’organe sexuel masculin ne figure pas dans la Genèse, par exemple. Les variations permettent de montrer que l’image négative de la femme responsable de la faute originelle et de la mortalité que l’on doit au christianisme est une construction théologique.
Il n’y a bien entendu pas que cela. Que les relations entre les sexes ne soient pas qu’harmonie, on le savait à l’époque déjà.
On oublie trop que l’imprimerie sert aussi à diffuser des bêtises. En 1496 ou 97, paraît le marteau des sorcières, le Malleus Maleficarum, écrit par un dominicain originaire de Sélestat en Alsace où il n’y eut pas que des humanistes. Cette scolastique antiféministe affirme que les femmes, à cause de leur faiblesse et de l’infériorité de leur intelligence, seraient par nature prédisposées à céder aux tentations du Diable. On y invente littéralement une étymologie du mot femina (femme) qui dériverait de fides + minus (foi mineure). Tout proviendrait « de leur appétit charnel insatiable ». C’est pourquoi, « elles se livrent aux démons pour satisfaire leurs désirs ».
Il n’est pas certain du tout que cela soit illustré par Hans Baldung Grien comme ci-dessous :

Hans Baldung Green : Sorcière et dragon en forme de poisson (1515)

Qu’est-ce qui fait lien entre la sorcière et le dragon ? Une langue, une flamme, un jet de vapeur ou dans l’autre sens d’urine ? Et que tient-elle entre ses mains Pourquoi est-il dit du dragon qu’il a la forme d’un poisson ? Domine-t-elle le diable ? Les interprétations sont ouvertes. Les germanophones en trouveront une liste non exhaustive ici .
En 1961, encore, les éditions Reclam ont censuré cette image qui devait figurer dans la monographie de Gustav Hartlaub qui pourtant la considérait comme une œuvre majeure de l’artiste.
Le public du début du 16ème siècle, auquel ces images étaient destinées, était constitué par la bourgeoisie naissante des villes. Elles reflètent aussi les profondes ruptures sociales de ce changement d’époque. La place de la femme change. Son rapport au travail notamment. Alors que jusqu’au 15ème siècle, elle participait diversement aux processus de travail, elle est, au 16ème, exclue des corporations et plus généralement de la sphère du travail au profit de son rôle de mère et de femme au foyer. Ce dernier statut est encouragé également par le protestantisme. La bourgeoisie urbaine naissante façonne ses propres valeurs. En témoigne de manière caricaturale cette allégorie de la sagesse féminine :

Anton Woensam : Allegorie der weisen Frau um 1525 (Allegorie de la femme avisée)

L’image didactique de la femme sage (avisée) : les pieds solidement ancrés dans le sol, une grosse clé pour être à l’écoute de dieu, un cadenas pour éviter les paroles inutiles, dans le miroir non l’image de soi mais celle des souffrances du Christ, une colombe de la fidélité sur la poitrine, une ceinture de serpent pour se protéger des mauvaises amours (sic), le pain et la cruche d’eau pour les pauvres. Le mariage devient l’institution autorisant les relations sexuelles, qui l’étaient jusque là de manière beaucoup plus lâche. Des tribunaux de mœurs aussi bien ecclésiastiques que profanes veillent aux bonnes mœurs.
« Peu à peu, la femme ne fut plus perçue comme victime de comportements amoraux mais – au contraire – comme leur cause qu’il convenait d’endiguer ».
(Ariane Mensger : Weibsbilder Catalogue page 25).

Folie guerre et prostitution

L’inconvénient d’une thématique tient dans l’obligation de circonscrire son objet. Il faut peut-être ici juste rappeler aussi que l’époque dont il est question est celle d’une grande misère et violence sociales qui poussent à la quête de bouc émissaires et à des révoltes. Michelet considérait que le mouvement d’éruption des sorcières allait basculer dans la Guerre des paysans. C’est évoqué ici.
Les images sont localisées dans un espace géographique précis, en l’occurrence l’espace germanique. Que se passait-il ailleurs, au même moment ?
Les œuvres transportent quelque chose de cette époque de violences, de maladies (syphilis), de folies et de guerres. C’était l’Europe des mercenaires et de la prostitution qui les accompagnait. Le maître en la matière est sans conteste le dessinateur, graveur et mercenaire suisse, Urs Graf, sur lequel je terminerai le tour non exhaustif de cette belle exposition qui vaut le déplacement. L’aperçu que je propose ne donne qu’une vague idée de la diversité et surtout de la complexité des approches comparées qui invitent au débat. La femme y est représentée dans sa relation avec l’autre sexe ou du moins dans son regard.

Urs Graf : Die Liebesqualen (Les tourments de l’amour) autour de 1516

Un nombre incroyable de fléaux, d’origines humaines et naturelles, ainsi que de la petite bête qui monte assaillent ce cœur qui se fend et dont l’équilibre est menacé. Cette image tranche avec cette autre du même auteur d’où se dégage une certaine sérénité malgré la violence qu’elle évoque :

Urs Graf Lagerdirne und Erhängter (1525) Prostituée de camp (de soldat) et pendu.

Et pour finir :

Urs Graf : Prostituée sans bras et avec une jambe de bois

Cette dernière image a inspiré à Heiner Müller un poème faisant partie des fragments du Dieu bonheur (déjà évoqué ici). Le dramaturge allemand y lit, me semble-t-il, la projection de désirs refoulés, la traduction de peurs masculines inavouées comme si le fait d’avoir deux bras et deux jambes suffisaient à rendre la femme menaçante. Müller joue d’ailleurs avec l’homophonie entre armlos (sans bras) et harmlos (inoffensive) comme d’une crécelle chassant les mauvais esprits, magique instrument d’ autodéfense : ARMLOS IST HARMLOS / SANS BRAS C’EST SANS DANGER
« LE BONHEUR DE LA PRODUCTIVITÉ :
LA FIANCÉE DU SOLDAT
(d’après Urs Graf) 
Une femme sans bras avec une jambe de bois
Devant un paysage maritime, enceinte.
Économique : elle peut pas te faire les poches.
Tranquille : elle s’accroche pas à tes basques.
SANS BRAS C’EST SANS DANGER. Elle peut pas
Te courir derrière: si tu pars,
Tu pars. Tu lui fais peut-être un petit au revoir.
Après tout elle a encore des yeux (deux).
Quatre mille filles sans bras t’embrassent
Quatre mille filles enceintes avec des jambes de bois
Te suivent à la trace.
»
 Heiner Müller Poèmes 1949-1995 ( Christian Bourgois éd. p 47)
Trad. J.-L. Backès
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