« Ce Rhin est une personne….. »

Le Rhin de Strasbourg à Cologne . Gravure dur bois de Sebastian Münster 1588 (Archives départementales du Bas-Rhin)

Le Rhin de Strasbourg à Cologne . Gravure sur bois de Sebastian Münster 1588 (Archives départementales du Bas-Rhin)

 « […] Ce Rhin est une personne. Nous n’hésitons pas plus à l’identifier comme tel, de sa source à son embouchure, qu’à nommer, en le voyant en pied devant nous, un vieil ami de toujours.
Et cependant, le problème se pose. L’ami est ce qu’il est depuis qu’il existe. Le fleuve ? Un individu sans doute : aux temps anciens les hommes volontiers le personnifiaient. Un individu que la nature n’a pas constitué elle-même sans tâtonnements ni hésitations: notre Rhin n’a-t-il pas dû rompre ses liens primitifs avec un Rhône supérieur roulant par les vallées de la Broye et de l’Aar la masse trouble de ses eaux? N’a-t-il pas renoncé à porter son flot puissant jusqu’à la Méditerranée par le seuil de Bourgogne et les chenaux du Doubs, de la Saône, du Rhône moyen qu’il emprunta pendant toute une période? Redressé vers le Nord à travers la plaine d’Alsace, n’a-t-il pas dû enfin cesser de s’échapper du bassin de Mayence par le golfe de la Weser ? Hôte tout récent dans la vallée qui porte son nom ; entré par une porte dérobée à Bâle; sorti par une voie de traverse à Bingen – le voici cependant constitué. Ici, le bras principal, le fleuve proprement dit. Là, simples annexes, les rivières affluentes. Fort bien; mais qui a prononcé : ici, fleuve ; là, affluents ? La nature, ou l’homme ? Un individu, le fleuve – mais non pas donné tel quel par la nature; forgé par l’homme ; né d’un choix raisonné et d’une volonté consciente.
Car, de l’Augusta des Rauraques que nous nommons Augst, jusqu’aux îles, aux marais et au Lugdunum, au Clair Mont des Bataves, qu’il n’y ait qu’une coulée, sans hésitation, et qu’un seul lit possible pour le fleuve maître – on s’en rend compte aisément. Mais en amont de Bâle ? Le nom de Rhin, la dignité de fleuve principal, pourquoi la retient-elle, l’eau qui vient du lac de Constance et dont le lit, cependant, est brutalement coupé par la chute infranchissable de Schaffhouse – plutôt que l’eau qui sort, sous le nom de Reuss, du lac des Quatre-Cantons et du Gothard ou, surtout, sous le très vieux nom d’Aar, du lac de Thoune et du Finsteraarhorn ? si abondante, celle-là, qu’au confluent, elle l’emporte par sa masse sur le Rhin traditionnel ? L’accoutumance, cette fois encore, tue l’étonnement. Penchés dès notre enfance sur des cartes pleines de certitudes catégoriques, nous y prenons tout faits ces êtres géographiques, les fleuves, dont nul ne discute la nécessité: à quoi bon ? S’agissant du Rhin, nous ne remarquons même plus comme singuliers deux faits : d’une part, alors que tant de fleuves ont changé d’appellation; alors qu’avant d’être baptisé Padus le Pô a été dit tantôt Bodincus, tantôt Eridanus; alors qu’à la Saône (pour nous borner à ces deux exemples) trois noms: Brigoulos et Arar avant Sauconna se sont, à notre connaissance, succédé : dès qu’il nous est cité dans les textes grecs le Rhin porte son nom, celui-là même que nous lui donnons. Plus de deux mille ans avant le temps présent, des ancêtres inconnus le prononçaient déjà. Et dès la même époque, ce nom s’appliquait, des monts de la Rétie aux marais bataves, à la totalité d’un cours d’eau défini, à de faibles variantes près, par les mêmes repères topographiques qu’aujourd’hui. Renos, le nom premier du Rhin, trouve un sens dans les langues celtiques: eau courante ou même (le vieil irlandais en témoigne) flot ou mer. Combien de siècles avant l’ère chrétienne le fleuve a-t-il reçu ce qualificatif en lui-même banal ? Il ne s’agit pas en ce moment de dater – mais de savoir comment, et pourquoi, de cours d’eau choisis et mis bout à bout, on a bâti un Rhin, notre Rhin traditionnel. Regardons la carte, une hypothèse naîtra.
Le col, non la cime: voilà dans la montagne ce qui importe à l’homme. Mieux encore, les deux suites de vallées: l’une, qui jusqu’au seuil balayé des bises permet de monter; l’autre, de descendre et de s’en aller là où mènent l’intérêt, la foi, l’ardent désir de voir du nouveau …
[…] Le Rhin naît – sans roseaux d’idylle – des cols relativement aisés d’accès qui dominent ses sources: Lukmanier, entre Breno et Rhin antérieur (Breno et Reno) ; San Bernardino, Splügen, Septimer, commandant le Rhin postérieur et l’étranglement furieux de la Via Mala; Juliers même, dominant l’Halbsteiner Rhein : grands cols carrossables qui nous font négliger les autres, et par exemple ce Marcio par où s’unit la Maira méridionale à la Madreis septentrionale : trois similitudes de noms qui mettent au champ l’esprit ingénieux d’un Georges de Manteyer, examinant à la lumière de la toponymie les voies fluviales primitives et les cols par où, de versant à versant, d’intrépides marchands coltinaient ballots et pacotilles… Le Rhin naît de ces passages – et, par-delà, du lac Majeur, du lac de Côme, de la plaine lombarde, sources pérennes de vie heureuse, d’abondance, partant de trafic. N’essayons pas de choisir entre cols, d’établir quelles relations précoces purent se nouer, soit entre Rhône et Rhin naissants; soit, par l’Arlberg, entre Rhin formé et cette grande voie de l’lnn, elle-même recoupée par le sillon du Brenner et de l’Adige: elle menait au carrefour par où les Hallstattiens, sortant de la Traun, abordaient la plaine de Basse-Autriche. N’essayons pas non plus de déterminer le rôle que, dans la qualification du fleuve, dut jouer assurément ce beau lac de Constance, petite mer intérieure de l’Europe centrale où voisinent toujours, sous les vols des Zeppelins, Suisse, Autriche et Allemagne. Disons simplement : le Rhin, un fil conducteur qui se tend, direct, facile à suivre entre plaine du Pô et pays du Nord. Quels, avec précision ? Historiquement parlant, ces Pays-Bas en qui Henri Pirenne reconnaît, avec son sens si fin des réalités historiques, une seconde Italie: l’exact pendant, par leurs estuaires, leurs cours d’eau ramifiés encadrant des îles, de ce que la Vénétie fut pour les marins méditerranéens. Préhistoriquement parlant, les contrées où les peuples hyperboréens recueillaient, au bord des flots apaisés, ce que les hommes pendant des siècles ont prisé plus que l’or, plus que le diamant : ces perles d’ambre mystérieuses et magiques qui leur semblaient enclôre, avec un rais de soleil, le plus puissant des dieux : le Lumineux.
Or, l’ambre se rencontrait sans doute entre Vistule et Niémen [Memel], au lointain Samland, vers qui de si bonne heure tendirent des routes marines, jalonnées d’îles saintes : Walcheren, commandant l’Escaut et la Meuse; contrôlant le débouché de l’Elbe, Helgoland et son roc ; Fehmarn peut-être, surveillant les deux baies où régneront plus tard Kiel et Lübeck … Cependant, des rives de la mer Noire, par les vallées du Tyras et de l’Hypanis (notre Dniestr et notre Boug), de longues caravanes montaient également vers l’«écume» convoitée. Itinéraires orientaux qui délaissaient le Rhin: mais on se procurait l’ambre plus à l’ouest aussi, dans le pays frison – et vers ces gisements, reprenant d’antiques voies de migration que jadis leurs ancêtres avaient pu suivre, des marchands s’acheminaient sous la protection des prêtres et des dieux; contre la matière sans prix, donnant ce qu’ils avaient de plus rare : bijoux d’or, objets de bronze, plus tard armes de fer – ils remportaient l’ambre comme une proie, dans leurs sanctuaires méditerranéens, jusqu’à Dodone et Délos. Par beaucoup d’itinéraires, certes ; et longtemps demeurèrent les plus suivis, ceux qui de la Bohême et de la Moldau gagnaient l’Elbe, puis du coude de Magdebourg atteignaient la Weser au point où elle s’échappe du massif hercynien. Mais le Rhin bientôt servit pareillement de guide vers le carrefour frison : le Rhin conduisant de la mer du Nord aux défilés alpestres, au Tessin, aux lacs et finalement à cette vallée du Pô où, par une série de confusions fertiles en enseignements, Denys le Périégète, au second siècle de notre ère, montrait encore les enfants des Celtes assis sous les peupliers et recueillant, aux bords du fleuve, des larmes d’ambre … Route immémoriale, celle-là même qu’utilisent les Argonautes dans le poème d’Apollonios de Rhodes: l’une des trois branches, à en croire la géographie à la fois mythique et légendaire du poète, d’un fleuve Rhône, Rhodanos, à triple embouchure: par l’une, se jetant tel notre Rhin dans l’Océan; par l’autre, tel notre Pô, dans la mer Ionienne; par la troisième, tel notre Rhône, dans la mer de Sardaigne, presque en face des Stœchades, ces îles d’Hyères qui, aux temps de Hallstatt, servaient de tête de ligne à une voie du corail vers le continent: c’est là que, détournés du Rhin par Héra, les Argonautes finalement aboutissent … Conception à tout prendre logique, si elle fond dans un même système non pas trois fleuves, mais trois itinéraires.
Encore, trois, le chiffre est bien modeste. Il traduit insuffisamment l’importance de ces vieilles voies de trafic que découvrirent il y a combien de siècles et parcoururent avant les premiers peuples marchands de nous connus, tant d’hommes à la voix morte, au langage évanoui … Et comment ne pas dire un mot de celles qui, débouchant sur la vallée du Rhin, ont contribué aussi à constituer le fleuve, à le rendre familier et serviable aux hommes – à l’orienter ?
Elles formaient deux groupes. Au sud, la où les voies danubiennes : celles qu’indiquait aux hommes, parce qu’elle était leur lieu commun de convergence, la vallée du puissant Istros (il ne s’appellera Danubios que plus tard et dans sa partie haute). En fait, cette voie ne servait pas seulement à guider marchands et marchandises gagnant de la mer Noire, carrefour d’Asie, et des plaines pontiques qui sans doute contribuèrent à former le genre de vie des néolithiques, le cœur même de notre monde : par Constance et l’Aar, jusqu’à ces lacs couverts sur leurs bordures mouillées de stations dont un nom, La Tène, dit assez l’importance; ou bien, par le seuil que surveillent le roc de Montbéliard en avant-garde et l’acropole de Besançon ceinturée de son méandre, jusqu’aux contrées – tôt humanisées de la Saône et du Rhône – elle ne prêtait pas seulement les eaux du fleuve et les sols de limon qui en bordent au sud la vallée, à la marche souvent dévastatrice des porteurs de coutumes et d’inventions nouvelles s’engouffrant et se chassant l’un l’autre dans le couloir central de l’Europe : elle s’enrichissait de l’apport particulier des voies de recoupement qui tantôt, la croisant simplement, par la Naab et la Saale gagnaient l’Elbe et ses bouches de bonne heure repérées ~ tantôt, par Höfingen, Waldshut et le Sundgau ou ces chemins du Neckar, de Rottenburg à Cannstatt et Heidelberg, qui permettent de contourner la Forêt-Noire – atteignaient le Rhin et de leurs produits variés grossissaient son trafic direct.
Routes du sel, que jalonnaient des gisements célèbres: le nom du précieux condiment ne cesse d’y sonner clair : Hallstatt et Hallein ; Hall sur la Rocher; Halle sur la Saale, au sud de Stassfurt : Julien, dans ses campagnes en Germanie, y verra Burgondes et Alamans se disputer les salines, armes à la main. Routes des métaux aussi : par là, du sud-est montèrent vers le nord-ouest européen le bronze et l’or, puis le fer du Norique se glissant de main en main le long du haut Danube et du Neckar pour atteindre à la fois le Rhône et le Rhin; fait significatif, la grande épée de fer caractéristique de la première phase hallstatienne, absente de la Gaule méridionale et de la Suisse occidentale, se retrouve au contraire à la fois dans le pays de Bade, l’Alsace, la Lorraine et la Bourgogne. Mais parler de produits, ici, est-ce suffisant ? Ce qui s’échangeait, au carrefour du Sundgau, aux débouchés du Neckar ; plus au nord, dans ce bassin de Mayence qui n’a cessé d’être cultivé par l’homme depuis le temps où les néolithiques bâtissaient leurs huttes sur les bords du fleuve jusqu’aux puissantes concentrations du bronze et du fer débordant, par la Nidda et la Wetter, en direction de la Fulda et de la Weser – ce n’étaient pas seulement des outils, des armes ou des bijoux : des idées, oui, et des pas en avant de la civilisation. L’outil d’ailleurs ne porte-t-il pas l’idée ? Quand l’épée, « bras de métal prolongeant le bras de chair» et comme lui docile aux ordres les plus directs, aux intuitions les plus vives de l’esprit, vient partager la faveur de la hache brutalement meurtrière – s’agit-il simplement d’un instrument qui se répand, ou de façons d’agir, de manières d’être plus subtiles qui s’installent? – Par là en réalité, par ces voies dont une carte du beau livre de Schumacher préfigure le réseau; par ces tracés antiques dont nos schémas de répartition des hommes semblent, aujourd’hui encore, faire revivre l’importance séculaire – des contacts n’ont cessé de se prendre entre pays du Rhin, plaines du Centre-Europe, hautes terres précocement civilisées de la Bohême et du Norique; plus loin, les rives du Pont-Euxin et ce qui plus tard verra s’agiter, derrière les formations compactes d’un germanisme agissant, les masses inquiètes et tumultueuses des Goths, des Slaves et de cent
autres peuples.
[…] Ce qu’il faut retenir ; ce qui, dès l’origine, éclaire d’un trait lumineux le destin du Rhin: c’est que l’homme, souverain assembleur des fleuves, a forgé celui-là de vals et de torrents pour qu’il soit, non pas une barrière mais un chemin. Un lien non un fossé. »
Lucien Febvre : Le Rhin – Histoire, mythes et réalités
Librairie académique Perrin 1997

Pages 66 à 75
(épuisé, existe encore d’occasion)
Pour apprécier à sa juste mesure les deux dernières phrases de ce chapitre du livre de Lucien Febvre – elles peuvent paraître banales aujourd’hui – il faut se souvenir qu’elles ont été publiées en 1931. La remarque vaut pour l’ensemble du livre, une véritable découverte pour moi. Il fallait être capable de prendre une telle hauteur dans la période de l’occupation de la Rhénanie par la France, de la dissolution de la République de Weimar et de l’apparition du péril nazi, face au mythe barrésien du « génie du Rhin », à une époque où chacun voulait le Rhin pour lui tout seul. L’ouvrage est remarquable aussi par la faculté de questionnement voire d’étonnement dont l’auteur fait preuve, parfois jusqu’au lyrisme. Il s’agissait pour Lucien Febvre, franc-comtois, de répondre à une commande de la SOGENAL (Société alsacienne générale de Banque) qui lui avait pour l’occasion offert une croisière sur le Rhin. Une première version paraît en 1931. La réédition de 1997 reprend celle de 1935.
J’ai choisi ce passage ci-dessus du début du livre qui montre à l’œuvre le rapport de l’histoire et de la géographie et même la volonté d’aller « au-delà de l’histoire » et de faire appel à d’autres disciplines, notamment la linguistique. Lucien Febvre en dégage ce qui fait l’individuation du fleuve. Né de passages, le Rhin est passage. Nord-Sud. Et le reste par delà les vicissitudes de l’histoire.
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Une réponse à « Ce Rhin est une personne….. »

  1. Bernard Stiegler dit :

    très intéressant comme toujours
    Bernard Stiegler

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