Médée vue par Heiner Müller (esquisse) : l’avenir sacrifié

Pour Christa Wolf, Médée se situe à la frontière entre deux systèmes de valeurs personnifiés par la Cholchide son pays d’origine et Corinthe, son pays de refuge. Elle se situe aussi dans le passage de la société matriarcale à la société patriarcale. Je pense, écrit-elle que la saga de Médée « témoigne de la domestication et du désenchantement de la femme après la conquête de contrée autrefois structurées par le matriarcat » : « C’est un personnage sur une frontière du temps », celui de la colonisation des femmes par les hommes. ( Voir à ce propos : La Médée de Christa Wolf,  serpents, pharmakon et boucs-émissaires)
Les différentes versions de Médée chez Heiner Müller, que Christa Wolf a forcément lu, les deux auteurs s’appréciaient – sont antérieures (à celle de Pasolini également) et puisent aux mêmes sources mais leurs transformations  du matériau sont très différentes. Sa réutilisation chez Müller ne se fait pas comme chez Christa Wolf sur un mode rationalisé quasi philosophique ou pédagogique. Müller ménage une place et des plages de silence aux spectres. Cela tient aussi au théâtre. Il révèle la face obscure des choses à charge pour les spectateurs d’en inventer les remèdes.
Le mythe de Médée a beaucoup occupé Heiner Müller jusqu’à la toute fin de sa vie. On en trouve encore la présence dans sa dernière pièce Germania 3. Pour lui, les Argonautes symbolisent la colonisation sous toutes ses formes, colonisation intérieure ou extérieure, de l’agriculture par l’industrie, de la production par la bureaucratie, de la femme par l’homme, de la culture européenne par la culture américaine, etc…

Médée 1 : Commentaire de Médée (Extrait de Ciment, écrit en 1972)

« POLIA : Arrête, Sergueï. Arrête de te torturer. Et moi avec.
  DACHA : Vous n’avez qu’à continuer à jouer votre rôle, camarade Ivaguine, si ça vous soulage. Vous n’avez pas besoin de faire attention à moi, je ne suis plus mère. Et ne le serai plus. Ce qui m’importe, c’est que dans les foyers nos enfants ne dorment plus sur la paille.
  IVAGUINE : Je vous ai toujours admirée. Vous êtes une Médée. Et un sphinx pour nos yeux d’hommes, ai-je tort, camarade Tchoumalov, qui sont malades de la cataracte de notre histoire. Médée était la fille d’un éleveur de bétail en Colchide. Elle aima le conquérant qui volait les troupeaux de son père. Elle fut son lit et son amante jusqu’à ce qu’il la rejette pour une autre chair. Quand elle déchiqueta sous ses yeux les enfants qu’elle lui avait donnés et les jeta en morceaux à ses pieds, pour la première fois, sous l’éclat de l’amante, sous les cicatrices de la mère, l’homme vit avec horreur le visage de la femme.
  POLIA : Sergueï, tu ne sais pas ce que tu racontes.
  IVAGUINE à Dacha : Je ne voulais pas blesser vos sentiments. Excusez.
  DACHA : Vous devriez peut-être monter vraiment sur une scène, camarade Ivaguine.
  POLIA : Ne vois-tu pas, Dacha, quel misérable comédien il fait, Sergueï. Rien n’est vrai, même pas les larmes qu’il verse devant nous pour nous faire croire au rire sous lequel il voudrait couvrir le supplice de l’accouchement, qui lui déchire le cœur comme une césarienne.
Médée est un sphinx aux yeux des hommes : l’histoire les a rendus incapables de le voir.
Ciment, la pièce de Heiner Müller dont l’écriture est achevée 1972 tire une partie de sa matière du roman éponyme de l’écrivain russe Fiodor Gladkov. (Il a été traduit en français aux Éditions sociales sous le titre Le ciment par Victor Serge. J’ai chez moi une édition de 1944, épurée, sans nom du traducteur alors que ce nom apparaissait en 1926 date de la première édition).
Le ciment est un liant au sens physico-chimique comme métaphorique. Un liant d’abord liquide puis qui durcit. La pièce aborde la problématique de la (re)construction, en l’occurrence de l’économie et du pouvoir soviétiques après la Révolution d’Octobre mais, bien évidemment, pas seulement. De la (re)construction alors que la guerre civile fait rage. Et la famine. Nous sommes en 1921, l’année du tournant de la NEP, la nouvelle politique économique instaurée par Lénine. Gleb Tchumalov, l’ajusteur, revient du front. C’est le retour d’Ulysse, un Ulysse qu’aucune Pénélope n’a attendu. Les femmes se sont libérées de leurs « propriétaires », les hommes. La ville qu’il a quittée trois années auparavant est devenue un village et dans son ancienne usine où l’on cuisait le ciment, les machines sont au repos. L’usine est démontée A leur place, des chèvres et des cochons.« A coté des machines, je deviens une machine » dit le machiniste. Tchoumalov retrouve sa veuve Dacha devenue la veuve rouge, qui vit sa vie librement. Elle lui annonce qu’il  n’y aura plus d’épouse : « Tu ne trouveras plus ta femme / A la façon d’avant. / Quelque chose a cessé. / Ce qui commence est encore aveugle ».
La production a été colonisée par l’appareil bureaucratique. La révolution russe se retrouve seule.
« BORCHTCHI : Camarade Badyine qu’est-ce qu’on dit en ville de la révolution en Allemagne ?
  BADYINE :  il n’y a plus de révolution en Allemagne ».
Pour Müller, c’est le début de la fin de l’Union soviétique. Le socialisme dans un pays sous-développé, cela signifiait, dit-il, « la colonisation de sa propre population ».
La didascalie précise que le passage est suivi d’un long silence avant la mise en place d’une dimension cosmologique entre deux permanents communistes : Badyine et Borchtchi sont côte à côte. Chacun seul avec lui-même. Borchtchi remue la nuque, comme sous un joug, voit les étoiles.
«BORCHTCHI : Des étoiles
  BADYINE : Je ne m’intéresse pas à l’astronomie
  BORCHTCHI : Les étoiles ne s’intéressent pas non plus à nous, camarade Badyine
  BADYINE : Mort je n’aurais plus besoin de les voir
Il y a là comme un temps d’arrêt à la fois de l’histoire et de la pièce sur lequel Heiner Müller s’est expliqué :
« On arrive là à un moment de néant absolu qui marque la fin de la révolution soviétique et l’avènement des zombies. Mais la pièce ne pouvait pas s’arrêter là ».
(Heiner Müller Allemand dites-vous? Entretien avec Sylvère Lothringer dans Heiner Müller Fautes d’impression Editions L’Arche page 94)
On découvre alors un texte qui a une toute autre forme, celle d’un tourbillon en prose titré Héraclès 2 ou l’hydre (de Lerne). C’est l’un de plus beaux textes de Heiner Müller. Il figurera dans notre anthologie de la littérature allemande. Héraclès dont on peut rappeler qu’il faisait partie des Argonautes est en route pour affronter le monstre, l’hydre :
« Longtemps encore il crut marcher à travers la forêt dans l’abrutissement causé par le vent chaud qui semblait souffler de tous côtés et faisait bouger les arbres comme des serpents, dans le crépuscule toujours le même, suivant la trace de sang à peine visible sur le sol agité d’un tremblement régulier, allant seul à la bataille contre la bête »
Il sera entièrement mesuré de pied en cap par une chose qui ressemble à un automate alors que le temps est transformé en un « excrément dans l’espace ». Il n’est pas seulement hors de lui dans une pulsion guerrière contre la bête, il finit par comprendre que «  la forêt était la bête » qu’il traquait. Il se trouve à l’intérieur du monstre qu’il est censé combattre, «  l’union en une seule personne de l’ennemi et du champ de bataille, le ventre qui voulait le retenir » et le portait « à la vitesse de ses pas ».
Puis ce cri « A MORT LES Mères ». Comme on le verra plus loin dans Médée 2, les mères sont ici celles qui sont des « fabriques à soldats », c’est à dire des enfants destinés à la mort à la guerre.
Avant, se produit un court-circuit de la pensée.
« Quelque chose comme un éclair sans commencement ni fin décrivit un circuit incandescent avec les vaisseaux de son sang et les ramifications de ses nerfs. Il s’entendit rire, quand la douleur prit le contrôle de ses fonctions corporelles. Cela sonnait comme un soulagement : plus de pensées, c’était la bataille »
Nous retrouvons ici l’éclair / foudre qui dénoétise, comme l’écrit Bernard Stiegler à propos de la disruption, dont la vitesse transforme les rêves en cauchemar. (Cf Dans la disruption page 445).
Cela tourneboule dans le ventre de la bête : c’est Verdun. Toutes les techniques de la tuerie y passent, du couteau au tapis de bombes et aux bactéries contre la bête et contre lui-même dans une succession de destructions/reconstructions des parties de son propre corps– parfois de travers « la main gauche avec le bras droit » – et de la bête qui est son habitat.
Il se débat entre les contraintes et son refus de la prolétarisation.
L’auteur intervient ainsi à plusieurs reprises et perturbe le déroulement de la pièce qu’il écrit et y introduit la description de son théâtre cérébral. Le recours aux figures de l’antiquité grecque outre Héraclès, Ulysse, Prométhée, les Sept contre Thèbes permet, comme il est dit, dans l’épisode cité, de donner un « nom tiré d’un vieux livre » à « quelque chose qui n’était plus reconnaissable ». Autrement dit on se retourne vers les ingrédients du mythe pour décrire quelque chose d’encore inconnu, que l’on n’arrive pas encore à conceptualiser.
« Le texte de l ‘hydre était une tentative pour se sortir de la fange tout seul, écrit après une bouteille de vodka, dans un état proche de l’inconscience. Le lendemain, j’ai lu ce que j’avais écrit dans la nuit, et c’était utilisable, avec quelques modifications minimes, Le reste, ensuite, est plutôt un développement, l’approfondissement du problème homme/femme dans la grande scène qui suit, puis une scène de genre dans le style du réalisme socialiste, presque impossible à mettre en scène, la scène de la NEP 1 dans l’ombre du capitalisme, et l’autocritique destructrice du Parti. »
(Heiner Müller : Guerre sans bataille L’Arche page 208)
L’histoire de Ciment reprend son déroulement avec cette fois un passage surtitré Commentaire de Médée dont est extrait le texte cité. Tchoumalov qui a remporté une victoire dans la guerre contre le papier qui empêche le redémarrage de l’usine apprend de sa femme la mort – de faim- de leur fille. Dacha lui raconte ce qu’il s’est passé pendant qu’il était au front non sans lui demander s’il veut vraiment savoir : « Est-que tu veux le connaître, Gleb, le junker / Le bourgeois, le Blanc qui se cache en toi » Avec la question :
 Pourquoi n’enfonçons-nous pas nos dents toi
Dans ma chair et moi dans la tienne et ne déchirons-nous pas
Chacun dans l’autre la part qui nous revient ».
Je reviendrai plus loin sur ce chacun, homme /femme qui déchire chez l’autre la part qui est homme/femme. Dacha avait accepté de faire l’amour une dernière fois avec ceux qui partait à une mort certaine dans la guerre. Travailleuse du sexe pour le parti. Tchumalov doit comme il dit « traîner dans sa vie la concurrence des morts »
Dacha s’est libérée de la domination masculine au point de ne plus être à l’image du désir des hommes devenus incapables de voir les femmes telles qu’elles sont. La question est celle de la révolution du couple, des relations sexuelles, et de la famille, du bonheur privé et collectif dans un contexte où il faut d’abord trouver de quoi manger :
« Dehors la faim, la révolution suffoque étranglée par le blocus, et nous sommes embarrassés, et nous avons envie de nous frotter l’un à l’autre, chair contre chair, mais l’air est comme du béton entre nous ».
Le liant s’est solidifié, figé.
Je ne vais pas décrire Ciment au delà. Je me contente de relever cependant encore que Heiner Müller introduit dès cette pièce-ci une variante masculine de Médée en référence à la crise de folie d’Héraclès qui tua femme et enfants.
« MANCHOT
Te souviens-tu de l’école. On nous
Faisait lire Ovide : Héraclès
L’ouvrier qui massacre ses enfants
Après le travail
. Un beau passage »

Médée 2 : Medeaspiel (1974)

« Un lit descend des cintres et se pose debout. Deux femmes avec masques mortuaires apportent sur scène une jeune fille et l’installent dos au lit. Habillage de la mariée. On l’attache au lit avec la ceinture de la robe de mariée. Deux hommes avec masques mortuaires apportent le marié et le posent visage tourné vers la mariée. Il fait le poirier, marche sur les mains, fait la roue devant elle, etc.; elle rit silencieusement. Il déchire la robe de mariée et prend place à côté de la mariée. Projection: accouplement. Avec les lambeaux de la robe de mariée les masques mortuaires hommes ligotent les mains et les masques mortuaires femmes les pieds de la mariée aux montants du lit. Le reste sert de bâillon. Pendant que l’homme, devant son public féminin, fait le poirier, marche sur les mains, fait la roue, etc., le ventre de la femme se gonfle jusqu’à ce qu’il éclate. Projection: accouchement. Les masques mortuaires femmes sortent un enfant du ventre de la femme, défont ses liens et lui mettent l’enfant dans les bras. Pendant ce temps les masques mortuaires hommes l’ont tellement couvert d’armes que l’homme ne peut plus se mouvoir qu’à quatre pattes. Projection: massacre. La femme ôte son visage, déchire l’enfant et jette les morceaux dans la direction de l’homme. Des cintres tombent sur l’homme ruines membres entrailles ».
C’est le texte intégral. Les traducteurs ont conservé le titre allemand de Medeaspiel qui signifie Médée-Jeu. Que ce soit dans l’extrait précédent comme dans ceux qui suivent, Heiner Müller n’oublie jamais de faire savoir que nous sommes au théâtre. Avec tout le poids de la mort sur la vie, on retrouve dans la description de cette pantomime le thème de la fabrique de soldat. La question de Médée est celle du meurtre de son avenir. En ce sens cela peut aussi bien être la mère patrie.
« Médée, c’est la fabrique de l’histoire », écrit Pascal Quignard, ajoutant :
« Toute nation est une Médée . Dans les deux premiers vers du poème révolutionnaire Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé, Médée est le jour de gloire. […] Litttle Boy (petit garçon) tel est le nom de la bombe que la Mère (la société américaine) lâcha au-dessus de la population civile d’Hiroshima pour annoncer la bonne nouvelle de la fin des enfants bombes que l’Empire du Levant lançait monstrueusement, sans retour possible, dans des petits avions de bois, sur la flotte américaine du Pacifique »
(Pascal Quignard : L’origine de la danse Galilée page 124)
Qu’est-ce que le masque
« Qu’est-ce que le masque ? Dans la tragédie, l’homme ou l’acteur tragiques sont toujours complètement seuls presque monomanes, dans une situation absolue c’est à dire dépourvue d’alternative. Dans cette situation se développe le pathos du comédien pendant que croît le caractère sans issue du conflit avec le dieu jusqu’à ce qu’on en arrive à l’explosion du masque. Cette explosion du masque est le sommet du pathos sans issue qui conduit à la rencontre avec le dieu et consacre la défaite de l’homme. Le masque tragique est le masque du vaincu. Le dieu est vainqueur. Au sommet du pathos, il voit le dieu et est vaincu. C’est cela le masque. Il n’y a de masque que pour l’homme. Les dieux ne portent pas de masque. Il n’y a pas de jeu entre les hommes et les dieux. »
(Propos du metteur en scène grec, Theodoros Terzopoulos ami de Heiner Müller in Im Labyrinth / Theodoros Terzopoulos / Hg Frank Raddatz Theater der Zeit Recherchen 56 page 36. Trad. B. Umbrecht)
Il n’ y a pas de dieux dans le théâtre de Heiner Müller. Et les masques sont mortuaires. Tout se passe entre humains, il n’y a de jeu qu’entre les humains vivant et les morts.

 

Médée 3 (Extrait de Rivage à l’abandon Médée-Materiau Paysage avec argonautes 1981/82)

MEDEE : […]Regardez maintenant votre mère vous offrir un spectacle
Voulez-vous la voir brûler la jeune mariée
La robe de la barbare a le pouvoir
De s’unir mortellement à une autre peau
Blessures et cicatrices font un bon poison
Et la cendre qui était mon cœur crache du feu
La mariée est jeune non une chair ferme lisse
Que n’ont ravagée ni l’âge ni aucun enfantement
Sur son corps à présent j’écris mon spectacle
Je veux vous entendre rire quand elle criera
Avant minuit elle sera en flammes
Mon soleil se lèvera sur Corinthe
Je veux vous voir rire quand pour moi il se 1èvera
Partager ma joie avec mes enfants
Voici le fiancé dans la chambre nuptiale
Le voici qui dépose aux pieds de sa jeune épouse
La robe de mariée de la barbare mon cadeau de noces
Imbibé de ma sueur de soumission
La voici qui se campe la putain devant le miroir
Voici l’or de la Colchide qui obstrue les pores de sa peau
Plante dans sa chair une forêt de couteaux
La robe de mariée de la barbare célèbre ses noces
Jason avec ta virginale épouse
La première nuit m’appartient C’est la dernière
La voici qui crie Avez-vous des oreilles pour ce cri
Ainsi criait la Colchide quand vous étiez dans mes entrailles
Elle crie toujours Avez-vous des oreilles pour ce cri
Elle brûle Riez Je veux vous voir rire
Mon spectacle est une comédie Riez
Quoi Des larmes pour la jeune mariée Ah mes petits
Traîtres Vous n’aurez pas pleuré pour rien
Je veux de mon cœur vous arracher vous
La chair de mon cœur Ma mémoire Mes chéris
Le sang de vos veines rendez-le-moi
Réintégrez mon corps vous entrailles
C’est aujourd’hui l’échéance Jason Aujourd’hui
Ta chère Médée recouvre son dû
Pouvez-vous rire maintenant La mort est un présent
De mes mains vous allez le recevoir
J’ai abandonné en ruines derrière moi
Ma patrie maintenant derrière nous mon exil
De peur qu’à ma honte il ne devienne votre patrie
De ces humaines mains les miennes Ah
Que ne suis-je restée l’animal que j’étais
Avant qu’un homme ne fît de moi sa femme
Médée la barbare Maintenant dédaignée
De ces mains-là les miennes les mains
O combien gercées rougies usées de la barbare
Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme […]
Médée-Materiau. Je voudrais d’abord poser la question du matériau – en allemand material – qui chez le dramaturge allemand m’a toujours beaucoup intrigué. Quelques éléments de réponses. J’ai déjà évoqué la dimension de reconstruction de repères en puisant dans les anciennes balises pour décrire une situation qui les a perdues. On peut imaginer cela, le matériel, comme des briques qui construisent un récit dont le ciment s’est durci puis effrité et que l’on dégage pour les réutiliser en vue d’une nouvelle construction. Matériau au sens aussi où l’on parle de matériel psychique ou analytique, y compris de matériel coincé qu’il faut rendre disponible à l’analyse. Il y a chez Winnicott l’expression « matériel pour rêver ». Il parle de matériel apporté par les patients. C’est là peut-être qu’intervient la lecture dans la définition qu’en donne Heiner Müller :
« Le matériau, dit Heiner Müller à propos de sa pièce Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec argonautes, abstraction faite de ma vie avec des femmes, venait d’Euripide, de Hans Henny Jahnn, et de Sénèque avant tout. (…). Sénèque pouvait faire se dérouler sur scène les atrocités qui chez les Grecs n’étaient que racontées, parce que ses pièces n’étaient pas mises en scène mais seulement récitées. C’est à Sénèque que se sont rattachés les auteurs élisabéthains, ils ne connaissaient pas les Grecs. Chez Euripide, il y a déjà beaucoup de philosophie qui entre en jeu et relativise la tragédie. Il reste qu’il pose la question des travailleurs immigrés : Médée, la barbare, même si le point de vue est celui du possesseur d’esclaves. Notre législation du droit d’ asile, qui autorise entre autres la séparation des mères et des enfants, l’éclatement des liens familiaux, repose bien sur des modèles de la société esclavagiste que l’on trouve chez Euripide. Sénèque écrit des tableaux atroces ou somptueux. Les auteurs élisabéthains les ont transposés au théâtre. Inoubliable, la dernière réplique de la Médée de Sénèque sur sa voiture à dragons, avec les cadavres de ses enfants. Elle jette les cadavres à Jason, il crie: «Médée. » Et elle dit: « Fiam » – je vais le devenir. C’est une autre dimension que chez les Grecs. Avec l’extension de l’imperium, la stabilité des petites cellules devenait existentielle, la matrone, qui assurait le maintien de l’association familiale, l’élément conservateur de l’État. La polis n’avait besoin de femmes que comme hétaïres [hetaíra = « bonne amie » ] et comme mères. Les mythes sont des expériences collectives coagulées, et d’autre part un espéranto, une langue internationale qui n’est plus seulement comprise en Europe ».
(Heiner Müller Guerre sans bataille L’Arche page 271)
Le mythe pour Müller est un concentré d’expériences collectives qu’il faut liquéfier et un espéranto. Le recours au matériau mythique a encore d’autres fonctions. Il permet de se mettre en position d’étrangéité, de distanciaton par rapport à soi-même, à la réalité que l’on vit. Pour Müller s’ajoute en plus le sentiment de vivre en vaincu, dans un exil intérieur. Il s’agit de repérer la présence d’éléments mythiques, de les faire réapparaître dans le présent pour les réinscrire dans une réalité nouvelle à la fois pour en prendre conscience et pour réinventer le mythe.
« Le mythe donne accès à la force obscure, cachée des choses. Mais ces dernières ne sont jamais univoques. C’est précisément cette ambivalence que la culture occidentale veut refouler. Le fait qu’il puisse y avoir quelque chose qui ne se réduise pas à la pensée et au concept. Le classicisme européen réagit à cela en dégradant les mythes en contes. […]En vérité les mythes terrifient . Car ils nous montrent le non-domestiqué, le sauvage, ce que la civilisation n’a pu soumettre ».
(Theodoros Terzopoulos in Im Labyrinth / Theodoros Terzopoulos / Hg Frank Raddatz Theater der Zeit Recherchen 56 Trad. B. Umbrecht)
Dans Médée-Matériau, Médée tue pour faire taire les cris de la Colchide en elle. La pièce de Heiner Müller dont j’ai extrait le passage Médée 3 ne s’appelle pas Médée-Materiau mais Rivage à l’abandon Médée-Materiau Paysage avec Argonautes. Médée-Materiau est le panneau central du triptyque. On ne saurait écrire l’histoire de Médée en se référant uniquement à Médée ou même uniquement à la relation avec Jason et les enfants. Il faut l’écrire et elle est écrite en tenant compte de l’apport de l’environnement dont elle dépend. Or celui-ci n’est pas « bon » pour reprendre un terme de Winnicott que je paraphrase ici. Cet environnement est décrit dans la partie au titre évocateur de Rivage à l’abandon. Ce rivage où ont débarqué les Argonautes est un cloaque rempli de détritus, la production est la production de déchets. L’endroit est localisé comme étant un lac près de Strausberg, ce qui laisse à penser que ces Argonautes pourraient bien être ceux venus de Moscou après la fin de la seconde guerre mondiale.
Strausberg. Wolfgang Leonhard, l’auteur de La révolution congédie ses enfants – la révolution elle-même est une Médée – décrit dans son histoire de la RDA, son retour d’exil et l’arrivée du groupe Ulbricht dont il faisait partie sur le territoire de la future RDA  :
« L’itinéraire exacte de notre route ne se révéla qu’en chemin. Nous avions d’abord atteint Custrin et de là nous sommes allés en direction de Strausberg, peu avant Berlin. Il y eut là plus tard le siège du ministère de la défense de la RDA. Nous avions pris exactement le même chemin à travers les hauteurs de Seelow et les champs de bataille sur lequel le Maréchal Joukov avec 2 millions et demi de soldats avait percé vers Berlin. Nous étions assis dans nos limousines et traversions d’incroyables destructions ».
(Wolfgang Leonhard : Meine Geschichte der DDR Rowohlt Taschenbuch page 50. Trad. B.U)
Nous retrouvons donc le thème de la colonisation que Müller universalise puisque ce lac peut tout aussi bien être une piscine à Beverly Hills ou une salle de bain dans une clinique psychiatrique.
Dans cette « terre conchiée par les survivants » apparaît Médée :
« Mais tout au fond Médée son frère
Dépecé dans ses bras Celle qui connaît
Les poisons ».
Transition vers Médée-Materiau. Cela montre bien que nous avons affaire à un ensemble. La part toxique de Médée – les poisons– apparaît dans un environnement qui l’est également. De même qu’il est colonisé.
Là encore Médée n’est pas seule mais dans un entourage resserré comprenant ses enfants à qui elle s’adresse à plusieurs reprises notamment en leur décrivant la scène de la promise de leur père en flammes, la nourrice et Jason. Sénèque que Müller revendique comme source d’inspiration décrit les métamorphoses de Médée entre une Medea superest (II me reste Médée) ; une Medea. . . fiam (Je deviendrai Médée), et une Madea nunc sum (C’est maintenant que je suis Médée)
Müller varie la figure de sphinx entre différents moments : au début, elle dit Ce n’est pas Médée/ Jason quand elle se regarde dans un miroir et plus loin, quand Jason demande Avant qu’étais-tu femme et elle répond Médée. Elle a été dépossédée de tout et lui rend aussi les enfants. Elle répète à la fin Oh je suis maligne Je suis Médée. Je. Un Je qui reste suspendu. Quand ensuite Jason l’appelle Médée, elle ne le connaît plus. Sans Jason est-elle encore Médée ?
Le dernier acte du triptyque qui en fait se déroule simultanément aux deux autres Paysage avec Argonautes évoque un moi collectif complètement disloqué dans une autre forme de colonisation dans laquelle la forêt brûle en EASTMANN COLOR.
Je voudrais revenir encore sur ce qui peut apparaître comme une aspiration à sortir de l’ambivalence, à rompre la dissociation homme- femme présente dans chaque individu
« Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme […] ».
On peut lire cela comme si on le disait d’une traite, sans respirer, on peut aussi mentalement détacher chaque mot en ménageant entre chacun d’entre eux des pauses. Ni femme – pause – ni homme et laisser dans ce vide apparaître des fantômes, par exemple, celui d’Hamlet. Je pense à la lecture qu’en fait Winnicott quand il préconise d’installer une pause entre le To be … et …or not to be afin de signifier la quête d’un autre terme à mettre à la place de not to be comme si voulais en somme mettre un être … quelque chose plutôt qu’un ne pas être. Winnnicott écrit alors :
« Il [Hamlet] cherche le moyen d’exprimer la dissociation intervenue dans sa personnalité entre l’élément masculin et l’élément féminin qui ,jusqu’à la mort de son père, avaient coexisté harmonieusement n’étant que des aspects d’une personnalité richement douée ».
( D.W. Winnicott : Jeu et réalité / L’espace potentiel Folio Essais pages 158-159)
Le psychanalyste britannique poursuit en estimant qu’ il n’est « pas impossible » de voir dans la cruauté d’Hamlet envers Ophélie « l’image de son rejet impitoyable de l’élément féminin qui était en lui, élément maintenant clivé et qu’il transmet à Ophélie » :
« Sa cruauté envers Ophélie peut-être comprise comme une mesure de sa répugnance à abandonner son élément féminin clivé ».
On peut me semble-t-il inverser la proposition et parler de la répugnance de Médée à abandonner son élément masculin. « Je veux déchirer l’humanité en deux / Et demeurer dans le vide au milieu Moi / Ni femme ni homme... fait écho au passage de Ciment : Pourquoi n’enfonçons-nous pas nos dents toi / Dans ma chair et moi dans la tienne et ne déchirons-nous pas / Chacun dans l’autre la part qui nous revient ». La relation homme femme est une relation à la fois à l’autre et au même, source de violence mimétique.
J’ai relevé dans l’œuvre de Heiner Müller les moments où Médée est directement nommée mais ce ne sont pas les seules références. On la retrouve dans d’autres personnages. Winnicott parlait d’ Ophélie. Celle-ci justement est présentée par Heiner Müller dans Hamlet-machine :
« C’est Électre qui parle. Au cœur de l’obscurité. Sous le soleil de la torture. Aux métropoles du monde. Au nom des victimes. Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel. Je reprends le monde auquel j’ai donné naissance. J’étouffe entre mes cuisses le monde auquel j’ai donné naissance. Je l’ensevelis dans ma honte. À bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort. »

Goebbels dans Germania 3 (1995)

La scène se passe dans le bunker à la Chancellerie. Sont présents Hitler et Staline
«  (Entre Goebbels avec ses enfants morts)
GOEBBELS :
C’étaient mes enfants Mon avenir
Je les ai abattus Ils sont à toi
Nous laissons derrière nous ce qui vient après nous
L’avenir notre ennemi La victoire est à nous »
Hitler fait entrer ses dames pour les remercier de leur fidélité
On sait par un entretien avec Alexander Kluge que Heiner Müller pensait établir une relation entre Goebbels, le ministre de la propagande d’Hitler et Médée. Ici ce serait plutôt Goebbels en Jason qui entre avec ses enfants morts. Dans l’histoire vraie, que l’on peut supposer connue, c’est la femme de Goebbels qui a tué leurs six enfants avant de se donner la mort avec son mari. « Aux yeux de Sénèque, quand il compose son mime, écrit Pascal Quignard dans L’Origine de la danse (Editions Galilée), medea c’est Nero, Néron. Medea nunc sum veut dire : Maintenant je suis devenue le Mal en personne ».
Chez Christa Wolf , les enfants sont les boucs-émissaires d’une société qui repose sur l’infanticide. Pour Heiner Müller, Médée me paraît symboliser surtout la destruction de l’avenir. Les Spectres du Mort-homme sous-titre de Germania 3 Mort à Berlin sont ceux de l’avenir assassiné dans la bataille de matériel de la première guerre mondiale puis par Hitler et Staline. Les fantômes du futur sacrifié sont notre héritage, celui de l’Europe.

***

Ciment a été publié aux Éditions de Minuit dans la traduction de Jean Pierre Morel. Rivage à l’abandon Materiau-Médée Paysage avec Argonautes et Medeaspiel sont parus chez le même éditeur traduit par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger dans Germania Mort à Berlin et autres textes. Mêmes traducteurs et même éditeur pour Hamlet Machine. Germania  3 Les spectres du Mort-homme est paru aux Éditions de l’Arche dans la traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil.
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