Spéculer sur la mort d’autrui

Holger Munsch, président du bureau criminel fédéral, a qualifié de « forme nouvelle de criminalité » l’attentat par appât du gain perpétré contre le bus du Borussia Dortmund, le 11 avril 2017, qui a blessé un joueur de l’équipe, l’Espagnol Marc Bartra, ainsi qu’un policier, juste avant le match qui devait opposer le club allemand à l’AS Monaco en quart de finale aller de la Ligue des champions. L’auteur présumé a la double nationalité : allemande et russe.
Dans la Frankfurter Allgemaine Zeitung du 23 avril, dans le chapô d’un article intitulé Cupidité et crime, on pouvait lire ceci :
« Mais aussi dérangeant qu’est cet acte : la cupidité est dans notre ordre économique quelque chose de souhaité. Et alors ? »
C’est précisément cet et alors? qui nous intéresse. Et qui fait l’objet de la contribution ci-dessous de Götz Eisenberg.

« Une » du journal « L’Alsace »  au lendemain du match

Une fois de plus, on a pu constater la précipitation avec laquelle ceux qui ont en charge d’informer le font sans vergogne. Pourtant des précédents auraient dû inciter à la prudence. La tentation de l’info spectacle faisant appel à l’émotion du lectorat a été la plus forte. Une fois de plus, on peut observer que l’usage inconsidéré du qualificatif de terrorisme a pour fonction d’empêcher de penser. C’est ce que nous refusons ici.

Un élève docile
par Götz Eisenberg

Lorsque du côté des enquêteurs, on apprenait que derrière l’attentat contre l’équipe du Borussia Dormund se trouvait un spéculateur, l’indignation fut grande. Les politiques de tous les partis se précipitèrent pour faire part de leur consternation devant un tel acte criminel et de leur répugnance pour les motivations de celui qui l’avait commis : la cupidité. Cette indignation à grands cris donnés en spectacle est en ceci hypocrite qu’elle s’accompagne d’un grand silence sur le commerce de produits dérivés et la spéculation sur la nourriture qui, tout autour du globe, produit massivement des morts. Sur ce plan là, on appelle la cupidité le profit et personne n’y trouve rien à redire.
Bien sûr, l’auteur de l’attentat de Dortmund, si la procédure judiciaire confirme son acte et s’il en était au moment des faits pleinement responsable, est juridiquement et moralement condamnable. Et, cependant, ce cas, tout particulièrement, nous amène à nous interroger sur ce qu’il en est de la coresponsabilité d’une société pieds et poings liés livrée aux exigences du marché et dont le seul impératif catégorique est celui d’un enrichissement rapide. Si les gens sont de part en part pénétrés par le principe capitaliste et imprégnés d’indifférence et de froideur au point de se comporter comme tels, on fait comme s’il s’agissait de monstres venus d’une autre planète.
Un homme de 28 ans a voulu, pour s’enrichir, tuer des footballeurs professionnels. Il avait selon les enquêteurs acquis pour 80.000 euros de bons d’options [warrants], la plupart d’entre eux peu de temps avant l’attentat à la bombe du 11 avril. Son plan était le suivant : l’assassinat de joueurs du Borussia Dortmund devait amener une chute massive du cours des actions du club qui grâce à l’effet de levier de ce genre de pari sur la perte allait rapporter une multiplication de la mise pouvant atteindre des millions.
Heribert Prantl avait, peu de temps après la faillite de Lehman Brother, dans un commentaire de la Süddeutsche Zeitung, expliqué ce qu’était un produit dérivé et comment fonctionne toute cette économie vaudoue [Reaganomics] à partir d’une anecdote :
« Chuck achète un âne pour 100 dollars. L’animal meurt avant la livraison. Chuck veut récupérer son argent mais l’ancien propriétaire l’a manifestement déjà dépensé. Alors Chuck veut reprendre l’animal pour le mettre en loterie. Une loterie ? Il suffit que je ne dise pas aux gens que l’âne est mort, répond Chuck. Un mois plus tard, le fermier rencontre Chuck et lui demande ce qu’est devenu l’âne. Je l’ai mis en lots, 500 lots de 2 dollars et j’ai gagné 998 dollars. Personne ne s’est plaint ? Seulement le gars qui a gagné l’âne. Je lui ai remboursé ses deux dollars ».
Le récit de Prantl se termine avec la remarque suivante :
« aujourd’hui Chuck travaille pour Goldman-Sachs et le modèle de l’âne est devenu un principe financier dans le monde entier »
Lorsqu’il fut établi que derrière l’attentat contre l’équipe de football du Borussia, il y a avait probablement un spéculateur, l’indignation fut grande et unanime. Les politiques de tous les partis se précipitèrent pour faire part de leur consternation devant un tel acte criminel et de leur répugnance pour les motivations de celui qui l’avait commis. C’est ainsi par exemple que le Ministre de la justice, Heiko Maas a déclaré :
« si l’accusé a effectivement tenté de tuer plusieurs personnes par simple cupidité ce serait horrible ».
Et le ministre de l’Intérieur du Bade-Würtemberg a fait savoir :
«  cela m’effraye … cette énergie criminelle particulièrement abominable avec laquelle cet acte a été perpétré – gagner de l’argent au détriment d’un grand nombre de vies humaines. »
Partout la même antienne : un tel acte ainsi motivé est abominable et perfide et témoigne d’une inimaginable perversité criminelle.
A-t-on jamais entendu, nos politiciens en vue s’énerver de la même façon, quand, à la suite de spéculations avec de la nourriture, des masses de gens meurent de faim ? Est-ce que les motivations des grandes banques et des fonds spéculatifs sont différentes de celles de l’auteur de l’attentat de Dortmund ? Ce dernier n’est-il pas avec son acte en concordance avec son temps ? N’a-t-il pas parfaitement intériorisé l’esprit néo-libéral régnant ? Cet homme est ce que l’on pourrait appeler un « conformiste déviant » : il veut ce que tout le monde veut et qui est le principe de base du capitalisme débridé.
Les psychopathes de la finance et banksters inondent depuis des années le marché avec des produits toxiques ; ils spéculent sur la nourriture et les matières premières agricoles et contribuent ainsi à ce que dans les pays dits du Tiers Monde les prix des produits alimentaires grimpent et que les gens meurent de faim ; ils transforment les banques en casinos et font, attirés par l’odeur du sang, des paris sur le déclin des économies et la banqueroute des États ; ils vendent à leur voisin des assurances incendie et parient en même temps pour que ça brûle bientôt chez lui – pour finir par envoyer des gens y mettre le feu. Quand les banques agissent ainsi, on appelle cela des pratiques courantes et le motif le profit ; quand un individu seul fait la même chose, son acte est un crime abominable et le motif la cupidité. C’est précisément ce que Brecht avait en vue lorsqu’il fait dire à Mackie dans L’Opéra de Quat’sous :
« Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société anonyme? Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque comparé à la fondation d’une banque ? Qu’est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui donner un travail salarié ? »
La Deutsche Bank avait eu un temps une offre d’assurance-vie appelée Kompass Life 3 qui spéculait sur l’espérance de vie de gens. On pouvait parier sur la mort d’autrui et s’enrichir ainsi. Après des critiques issues de ses propres rangs contre ces paris sur la mort, la Deutsche Bank a fait du rétropédalage et offert à ses clients la possibilité de se retirer du fonds. Ces paris sur la vie d’autrui continuent d’exister même après le retrait de la Deutsche Bank . Elles avaient atteint en 2012 un volume de 30 milliards de dollars. Cela fonctionne ainsi : on achète une police d’assurances vie d’une personne âgée ou malade, on paye les primes en cours et on encaisse l’assurance-vie après le décès de l’assuré, dans certains cas des millions. Plus vite l’inconnu meurt, mieux c’est pour le client. Avez-vous jamais entendu du côté de la classe politique ou des médias quelqu’un s’en offusquer ?
Chez Goldman-Sachs, on a lié dans un même paquet, selon le principe de l’âne, des crédits immobiliers pourris avec d’autres produits financiers, on s’est procuré pour ce produit hautement toxique un triple A, avant de le vendre aux banques dans le monde entier en spéculant en même temps sur la dévalorisation du produit.
Le monde des marchés débridés est un enfer de concurrence de plus en plus peuplés d’asociaux. Ce sont de pures machines à échanger, des sujets de l’argent ayant perdu intérieurement toute sensibilité humaine et pour qui tous les moyens sont bons pour gagner plus et d’avantage. Ils marchent littéralement sur des cadavres. Qui comptabilise la souffrance que font subir à l’humanité les banquiers et les spéculateurs ? Dans quelles statistiques trouve-t-on les suicides, les maladies psychosomatiques et le désespoir imputables aux psychopathes de la finance ?
On pourrait varier la célèbre phrase de Max Horkheimer [ ie« Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme (NdT)» ] : celui qui ne veut pas parler des pratiques des hasardeurs de marchés financiers devrait se taire aussi sur le terrorisme privé d’un électricien. Depuis que la régulation sociale de l’État leur a lâché la bride, les marchés et l’argent ont réussi à enferrer complètement nos vies et à pénétrer dans toutes leurs pores. La valeur d’échange est aussi devenue la monnaie de réserve des mondes intérieurs intimes. Tout glisse comme dit Brecht dans son contenu fonctionnel et n’est évalué qu’en fonction de sa valeur économique et de son utilité. Pourquoi cette tendance devrait-elle s’arrêter à l’être humain. A partir d’une rationalité purement économique, on ne peut rien objecter au meurtre. La mécanique de la cynique valeur argent ronge les barrières sociales et morales et celles de la tradition. Marché et pouvoir, argent et carrière, tout l’assortiment des valeurs abstraites ne permettent pas de tenir ensemble une société dans la durée. Les sujets de l’argent s’ensauvagent moralement et deviennent psychiquement frigides et dépourvus de sentiments. Le psychopathe avec son absence de scrupule et d’empathie menace de devenir le caractère social dominant de l’ère néo-libérale. Au dessus des sociétés du marché débridé se répand un trou d’ozone moral, à l’intérieur de ses habitants sévissent le cynisme et l’égomanie. Ce qu’il y a de grave est que ce qui s’efface en substance morale et se meurt dans les individus menace de disparaître définitivement. Si nous voulons encore sauver quelque chose, il faut rapidement donner un coup de barre et stopper la folie du marché débridé et de la course à l’amok de l’argent. Quels types de comportements humains s’épanouissent-ils dans un climat social donné et lesquels dépérissent ? Dans les conditions sociales actuelles naît un individualisme sans limite pour lequel personne n’est plus le compagnon de route de l’autre, seulement l’adversaire devant lequel il faut se tenir sur ses gardes. Nous avons besoin d’une économie solidaire dont les buts sont définis par une communauté de citoyens adultes. Cela seul serait une démocratie vivante qui favoriserait l’épanouissement de vraies qualités humaines comme la solidarité et l’entraide mutuelle.
Le caractère misanthrope d’une société orientée sur la froideur, la concurrence et l’indifférence et sa tendance à l’autodestruction sont tirés hors de leur abstraction et rendu visible par le coureur à l’amok comme par le terroriste. La folie destructrice qui conduit les criminels individuels à commettre leurs actes est partie et produit d’une folie qui atteint la société entière. Plus celle-ci s’exprime avec netteté dans celle-là, plus le criminel est l’expression de ses et de nos rapports sociaux pris ensemble, plus le cri d’indignation est fort et plus véhément est le souhait d’une culpabilisation individuelle et d’une punition sévère. Plus la violence privée est directement produite par la violence sociale dans son ensemble, plus elle est considérée comme venant d’une planète étrangère.
Götz Eisenberg
Traduction Bernard Umbrecht
Le texte original en allemand est paru dans les Nachdenkseiten un site allemand d’informations critiques. Dans la version qu’il m’a fait parvenir l’auteur a procédé à de légères modification dont le titre qui initialement signifiait : une indignation hypocrite.
Götz Eisenberg a travaillé de nombreuses années comme psychologue de prison. Il s’inscrit dans la tradition de la Théorie critique de l’École de Francfort. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Pour que personne ne m’oublie / Pourquoi Amok et violence ne sont pas un hasard. Il a publié l’an dernier le second volume de De la psychologie sociale du capitalisme débridé intitulé Entre colère du travail et peur d’être envahi qui avait été précédé de Entre Amok et Alzheimer.
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