Notes berlinoises

1. Métaphores de l’effacement

En janvier 2009 j’avais pris la photo ci-dessous en raison de la phrase qui avait été peinte sur le mur et qui disait : la RDA n’a jamais existé.

Ainsi désormais s’est effacée jusqu’à la référence à l’effacement. Elle a fondu comme neige au soleil. Et pour la première fois, je constate que non seulement les traces matérielles disparaissent mais également leur présence dans la mémoire des individus. L’époque de l’ostalgie à laquelle je n’ai jamais vraiment cru est révolue.

Un  moment j’ai bien cru qu’on allait une fois de plus déplacer la statue de Frédéric 2, Unter den Linden. Elle a beaucoup voyagé déjà. On voit ici à quel point la publicité tend à effacer les repères symboliques de Berlin. C’est encore plus net Podsdamer Platz  où les pans du Mur de Berlin restant ont du mal à résister à la toute puissance de l’invasion publicitaire.

Le prochain mur à abattre est celui de la publicité qui organise la destruction de la culture.

2. Kleist, le feu follet de la littérature allemande

L’année 2011 est celle du 200ème anniversaire de la mort de Heinrich von Kleist, le feu follet de la littérature allemande. Il s’est suicidé en compagnie d’Henriette Vogel au bord du lac du petit Wannsee au sud ouest de  Berlin, le 21 novembre 1811. La postérité n’a pas admis que leur  tombe soit commune. La pierre tombale d’Henriette Vogel a été rajoutée à côté de celle de l’écrivain. La présence des tombes fait de cet endroit le seul espace non privatisé sur le pourtour du lac.

Relecture de la Bataille d’Arminius.

Souvent présentée comme une pièce de théâtre patriotique pour ne pas dire faisant l’apologie d’une guerre de partisans, La bataille d’Arminius fait l’objet d’une relecture. Dans un essai Bestien / Kleist und die Deutschen (Bêtes, Kleist et les Allemands)  paru au Merve Verlag (oui la maison d’édition existe toujours !), Barbara Vinken, professeure de littérature, spécialiste de Flaubert fait justice des instrumentalisations dont le texte a fait l’objet. Selon cette lecture, Kleist ne croyait pas du tout qu’une Allemagne républicaine à la Schiller soit à l’ordre du jour. Dans son essai, j’ai relevé cet extrait :

“ La fondation de la nation allemande tout comme l’héritage de la Révolution française introduit par Napoléon, nouvel Auguste, relève, nous montre Kleist, dans La bataille d’Arminius de la logique destructrice des guerres civiles romaines. On ne peut imaginer vision de l’histoire européenne plus pessimiste, plus désespérante. Ni la Rome républicaine comme le promettaient aussi bien l’idéalisme allemand que la Révolution française, ni l’empire pacifié d’Auguste sans frontière de temps et d’espace comme le rêvait Napoléon – qui ainsi interprétait la Révolution française comme un guerre civile – ne se réalisent. De fait, l’Europe actuelle signifie le retour d’une Rome déchirée par les guerres civiles dans lesquelles tous font la même chose, Français comme Allemands recherchent une domination impériale, tyrannique”.

Après la relecture de Faust, celle de Kleist. A qui le tour ?

3. Paix aux forêts teutonnes ! (Karl Marx)

Otto Sander à l’Académie des Beaux Arts dont il est membre pendant la lecture de textes sur la forêt. Le plus étonnant pour moi a été cet extrait de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel de Karl Marx, en allemand puis en français

Gutmütige Enthusiasten dagegen, Deutschtümler von Blut und Freisinnige von Reflexion, suchen unsere Geschichte der Freiheit jenseits unserer Geschichte in den teutonischen Urwäldern. Wodurch unterscheidet sich aber unsere Freiheitsgeschichte von der Freiheitsgeschichte des Ebers, wenn sie nur in den Wäldern zu finden ist? Zudem ist es bekannt: Wie man hineinschreit in den Wald, schallt es heraus aus dem Wald. Also Friede den teutonischen Urwäldern !

De leur côté, des enthousiastes débonnaires, teutomanes par le sang et libéraux par la réflexion, vont chercher notre histoire de la liberté au-delà de notre histoire, au fond des forêts primitives teutonnes. Mais en quoi notre histoire de la liberté se distingue-t-elle de l’histoire de la liberté du sanglier, si on ne la rencontre que dans les forêts ? En outre, tout le monde le sait : comme on pousse un cri dans la forêt, la forêt en écho le renvoie (6). . Alors, paix aux forêts primitives teutonnes

Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction
Eber = sanglier mâle encore appelé “solitaire/ Deutschtümler = traditionnalistes allemands (6) Jeu de mot sur un proverbe allemand qui se traduirait par « on reçoit toujours la monnaie de sa pièce », ou « à beau jeu, beau retour », « telle demande, telle réponse ». http://dumauvaiscote.pagesperso-orange.fr/zkbilingue8.htm

4. Lulu didascalies

Angela Winckler, Lulu / Jürgen Holz, Schigolsh, son père adoptif et son proxénète

Au Berliner Ensemble, Bob Wilson joue –avec son incomparable talent  de scénographe et une équipe magnifique – les stars de la pop culture avec la musique de Lou Reed, l’icône des septuagénaires. On ose à peine dire que Lulu, la pièce jouée est celle de Wedekind. Il en reste un empilement de didascalies avec quelques répliques entrecoupées de nombreuses chansons – en anglais – de Lou Reed. Est-ce pour dire que l’esthétique du 21ème siècle ne fonctionne pas avec un texte du 19ème ? Dans ce cas mieux vaudrait changer de texte. Nous sommes malgré tout au Berliner Ensemble où cette invasion de culture pop anglophone a quelque chose de crispant. Je suis sans doute incorrigiblement attaché au texte de théâtre. Il fut un temps où dans cette vénérable maison, on associait au théâtre des musiciens d’une autre carrure. Lulu en comédie musicale, pourquoi pas ? N’a-t-elle a déjà tout fait, Lulu ?  Mais après l’Opéra de 4 sous, on se demande si cette nouvelle création constitue un pas en avant ou en arrière. L’acte 4 se situe à Paris mais cela n’empêche pas de chanter The Brandenburg Gate :
I was thinking Peter Lorre / When things got pretty gory / As I crossed to the Brandenburg Gate
La voici, la Porte de Brandeburg photographiée de la terrasse de l’Académie des Beaux Arts Pariser Platz, à la tombée du jour.


5. Le Tacheles résiste toujours.


Je ne manque jamais quand je suis  à Berlin de rendre une visite au Tacheles, haut-lieu de la culture alternative berlinoise. Peu après la chute du Mur,  l’immeuble en ruines situé dans l’ancien ghetto juif de Berlin a été investi par un groupe d’artistes de Berlin-est. Pour rendre hommage à l’histoire douloureuse du quartier, ils décident de baptiser l’édifice « Tacheles » ce qui en yiddish signifie  » parler clairement, sans faux-semblants ». Le lieu est toujours menacé. Une collecte de fonds est en cours pour créer une Fondation et privatiser l’espace afin de le rendre intouchable.

Berlin dans l’année électorale 2011, une ville sous la pression des investisseurs financiers, une ville détruite par un désastre urbanistique, datant des années 1990, 2000. Une ville dans le courant d’une modernisation à vil prix et dans le prêt à jeter, dans une orgie de privatisation. Les lobbies automobiles veulent des autoroutes jusqu’au centre de Berlin sans avoir la moindre conception pour ce qu’il en sera des aires de stationnement ou des rues adjacentes. L’eau est privatisée et des millions si ce ne sont des milliards d’argent public sont jetés par les fenêtres. Et ce n’est qu’un aspect de ce qui dans cette ville va de travers.
Berlin une ville au bord du gouffre. Elle a raté le miracle économique du 20ème siècle pou des raisons géopolitiques. Au 21ème siècle, elle est livrée sans cervelle et sans protection au brigandage. Livrée à la maxime “l’argent est foutu, offrons nous vite encore un appartement de luxe pas cher et soyons bêtes comme chou”, se meurt cette ville singulière.(…)

Martin Reiter.
Extrait du dépliant appelant à la manifestation de soutien au Tacheles.

On ne sait jamais à Berlin si ce sont vos propres états d’âmes que la ville vous renvoie ou si c’est la ville elle-même qui est décevante, ou les deux.  Mais pour la première fois je me suis surpris à imaginer devant une de ces innombrables palissades qui masquent tant de chantiers que peut-être cette ville, derrière les planches, des forces obscures au lieu de construire déconstruisent. Berlin ou la modernité en déconstruction !

 

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