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Heinrich Heine, l’Allemagne en exil par Laurent Margantin
La webassociation des auteurs invite chaque mois à une dissémination collective, libre deux fois par trimestre, sur thème plus ciblé le dernier mois. J’ai déjà plusieurs fois participé à des thématiques. Ce mois est sans thème. Je publie avec son accord ce dont je le remercie un texte de Laurent Margantin publié sur son site Oeuvres ouvertes que j’invite une nouvelle fois les lecteurs du SauteRhin à découvrir. L’essai a été écrit en préface au dossier Heine de la revue Europe consacrée à Heinrich Heine et Nelly Sachs (Août-septembre 2015). Son titre L’Allemagne en exil montre une sorte de grand écart que fait le poète entre l’Allemagne et l’Allemagne séparées par la France
- Isidor Popper : Heine à l’époque de son voyage en Allemagne (1843/44)
L’original se trouve à l’Institut Heinrich Heine de Düsseldorf
Il est devenu courant de célébrer l’identité complexe de Heinrich Heine : enfant de l’Aufklärung et dernier poète romantique, esprit à la fois ironique et mélancolique, écrivain juif de langue allemande exilé en France, impossible de « fixer » Heine, de le ramener à une seule identité, même sur le plan littéraire, car il fut à la fois poète, prosateur, journaliste, essayiste, auteur de ballet. Né à Düsseldorf d’un père négociant en textile et d’une mère issue d’une famille de banquiers, il défendit pourtant, dans de nombreux écrits, les idéaux révolutionnaires de son temps et se préoccupa du sort du peuple, au point de devoir quitter l’Allemagne pour des raisons politiques. Les nombreuses facettes de sa personnalité, ses multiples talents, cette « identité complexe » qu’on ne cesse de brandir pour en souligner la modernité ont souvent été exploités par ses adversaires pour le présenter comme un esprit léger, versatile, sans profondeur, dont il faudrait se méfier. Pourtant, il nous semble qu’en situant Heinrich Heine au milieu des tensions propres à son époque, on peut au contraire être frappé par la constance de ses idées et par sa rigueur morale, supérieures à celles de nombre de ses contemporains [1].
Quand Goethe meurt en 1832, Heinrich Heine a déjà publié les Tableaux de voyage et surtout les poèmes du Livre des chants qui deviendra un « livre culte » pour le public allemand, un peu à la manière des Souffrances du jeune Werther dans les années 1770. En deux publications, Heine accède à la célébrité, et peut passer pour le digne successeur du maître de Weimar. Mais en 1832, il vit déjà à Paris, en exil. Dans les Reisebilder, il a réglé ses comptes avec la noblesse allemande, composée de « despotes en miniature ». Le ton de ses écrits, autant en vers qu’en prose, est radicalement nouveau, révolutionnaire, dans une Allemagne recroquevillée sur elle-même. S’il a rencontré Goethe quelques années plus tôt lors de son voyage dans le Harz, il le critique autant pour son légitimisme que pour la tyrannie qu’il exerce dans le champ littéraire au nom d’un principe qu’il est temps de renverser, « l’idée d’art » fondée sur une objectivité à laquelle il faut désormais opposer « l’empire de la subjectivité la plus sauvage ». Aux yeux de Heine, Goethe symbolise la situation politique de l’écrivain allemand : au service du duc Carl August à Weimar depuis des décennies, il vit à l’écart des luttes de son temps, et conçoit l’art comme un domaine à part, coupé des réalités sociales. Il est temps que le poète s’engage pleinement dans son époque, en son nom propre.
Ses attaques ne visent pas que Goethe, dont il respecte malgré tout le rejet du nationalisme et le panthéisme de nature spinoziste (et surtout, c’est un grand poète qu’il sait défendre dans sa recension du livre de Menzel sur la littérature allemande). Dès ses premiers écrits, Heine a déclaré la guerre à cette Allemagne aristocratique, réactionnaire de la période du Vormärz (de 1815 à 1848), opposée à toute forme de changement social et politique, Allemagne défendue et même représentée par la plupart des écrivains de son temps. « Romantique défroqué », Heine est conscient du rôle qu’il peut jouer dans l’avènement d’une littérature allemande libérée du romantisme qui, sur le plan politique, n’avait d’autre projet que de réactiver les valeurs de l’Allemagne médiévale. Heine ignore la sympathie éprouvée par les premiers romantiques (Novalis, mais surtout Friedrich Schlegel) pour les idéaux républicains, et s’attaque à la vision idyllique, idéalisée de ce courant littéraire exposée par madame de Staël dans son De l’Allemagne paru en 1814. Le ralliement des romantiques à la Sainte-Alliance et leur silence à propos des décrets de Karlsbad de 1819 instaurant la censure de la presse et de l’édition font d’eux les ennemis du mouvement libéral favorable à une constitution républicaine. Dans son Ecole romantique, Heine lance une violente charge contre eux, convertis à la religion catholique, « soutien du despotisme ». Qu’il s’agisse de Görres, répandant la « haine des Allemands contre les Français », comparé à une « hyène tonsurée », ou bien de Schelling, devenu professeur de philosophie à Munich, accusé d’avoir renoncé à toute forme de pensée critique et de servir la « propagande catholique », c’est une Allemagne où les écrivains et les philosophes sont entièrement au service du pouvoir en place que dénonce Heine. Dans leurs œuvres, écrit-il, « aucun esprit libre ne souffle, n’y gémit que l’obéissance tremblante aux puissances supérieures de l’ordre », ordre à la fois religieux et politique. La violence de la critique s’appuie sur une analyse extrêmement profonde de la situation historique de son pays. « A cette époque, en Allemagne, écrit-il dans son introduction à l’édition française des Reisebilder, l’oppression politique avait établi un mutisme universel ; les esprits étaient tombés dans une léthargie de désespoir, et l’homme qui, alors, osa parler encore, dut se prononcer avec d’autant plus de passion qu’il désespérait de la victoire de la liberté, et que le parti de la prêtrise et de l’aristocratie se déchaînait davantage contre lui » [2]. Cet écrasement des esprits épris des idéaux de la Révolution française était le résultat d’un long processus dont Heine avait une conscience aigüe. Dans son Histoire de l’Allemagne, Heinrich August Winkler note que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamée par l’Assemblée nationale française le 26 août 1789, avait recueilli une adhésion enthousiaste en Allemagne. Mais, dans un second temps, un écrivain influent comme Christoph Martin Wieland qui avait soutenu la Révolution, estima dès octobre 1789 que l’Assemblée nationale « allait beaucoup trop loin dans ses usurpations, qu’elle se comportait de manière injuste et tyrannique, qu’elle remplaçait par un despotisme démocratique le despotisme aristocratique et monarchique » [3]. En janvier 1793, lorsque la Convention condamna Louis XVI à mort, voici ce qu’écrivit Wieland : « Ce qui s’est passé en France ne peut et ne doit pas nous servir de modèle, mais doit servir de mise en garde aux princes » . Alors qu’elle avait enthousiasmé les esprits allemands au début, la Révolution française était devenue le symbole d’une insurrection populaire pouvant mener tout un pays à un déchaînement de violence et au chaos. Les libéraux allemands défendirent alors un autre modèle : celui de la « réformation ». En 1799, le ministre prussien Karl Gustav von Struensee faisait remarquer à un Français : « La révolution que vous avez faite de bas en haut se fera en Prusse lentement, de haut en bas. (…) Dans quelques années, il n’y aura plus de classes privilégiées en Prusse ».
Quarante ans après la Révolution française, Heine constatait pourtant que rien ne s’était passé, que la presse avait été même bâillonnée, que régnait chez les partisans de la liberté une « léthargie de désespoir ». Le discours sur la réformation politique d’une Allemagne qui avait été déjà réformée sur le plan religieux par Luther avait davantage « endormi » les esprits libéraux qu’elle ne les avait portés vers l’action. Puisque le changement devait venir d’en haut, des autorités politiques elles-mêmes, il suffisait d’attendre. Un historien comme Rudolf Stadelmann a en effet défendu la thèse que cet « idéal de la Révolution d’en haut avait donné à l’Allemand le sentiment qu’il n’avait besoin d’aucun produit d’importation pour maintenir l’ordre chez lui » . Finalement, les libéraux faisaient le jeu des souverains qu’ils prétendaient vouloir renverser en refusant l’idée que la Révolution française puisse constituer un modèle.
Heine était parfaitement conscient de l’impasse dans laquelle l’opposition politique s’était elle-même mise, et il analysait avec une acuité proprement saisissante ce qui empêchait justement le passage de l’Allemagne à la démocratie. Il y avait selon lui plusieurs facteurs, dont l’un était quasiment anthropologique, et qui conduisit les Allemands au désastre un siècle plus tard : une certaine culture de l’obéissance si enracinée en chaque individu qu’elle rendait impossible toute révolution. Nul mieux que Georges-Arthur Goldschmidt n’a analysé l’assujettissement politique de ceux-là même qui attaquaient et traquaient Heine prônant au contraire la complète autonomie de parole et de pensée du citoyen. Il nous invite notamment à lire ces lignes de son essai De la France où sont distingués royalisme allemand et républicanisme français, tous deux irréconciliables (malgré le désir qu’avait Novalis de les unir dans ses Aphorismes politiques) : « Le royalisme d’un peuple consiste par essence en ceci : qu’il respecte les autorités, qu’il croit aux personnes qui représentent ces autorités, et que dans cette confiance il est attaché à la personne elle-même. Le républicanisme d’un peuple consiste par essence en ceci que le républicain ne croit à aucune autorité, qu’il ne respecte au plus haut point que les lois seules, qu’il exige constamment de ses représentants qu’ils rendent compte, et les considère avec méfiance et les contrôle ». Heine se rangeait ainsi du côté de la France et ne pouvait être que considéré comme un traître par ses compatriotes, de plus en plus nombreux à sombrer dans la haine des juifs et des « démagogues français ». Entre la majorité des Allemands de son temps dressés depuis l’enfance à être des sujets soumis à une autorité (Obrigkeit) autant spirituelle que politique, et Heine, rêvant d’une Allemagne où vivraient des citoyens libres grâce à une constitution qui leur garantirait les mêmes droits, la tension était devenue tellement vive que le poète pouvait à juste titre se sentir physiquement menacé, au point de devoir quitter à jamais son pays natal.
Dans l’Introduction aux Lettres de Kahldorf sur la noblesse qui avait précipité son départ pour Paris car il y exprimait son soutien inconditionnel à la révolution de juillet 1830 en France (« Voilà que le coq gaulois a chanté pour la seconde fois, et le jour se lève pour l’Allemagne »), il développait une thèse intéressante, selon laquelle « la philosophie allemande n’est rien d’autre que le rêve de la Révolution française ». Pendant leur long sommeil, les philosophes allemands avaient rêvé 1789, les Français avaient donc accompli le rêve allemand : « La rupture avec l’ordre établi et la tradition s’est ainsi effectuée pour nous dans le royaume de la pensée, tandis que les Français la réalisaient dans le domaine de la société (…), Kant fut notre Robespierre » [4]. C’était désormais au tour des Allemands de passer à l’action et de rompre avec l’ordre féodal. Fallait-il pour cela recourir à la violence, le désordre et le chaos étaient-ils inéluctables, comme nombre de défenseurs de l’ordre établi le prétendaient en Allemagne, afin de décourager les velléités de changement ? Heine essayait d’envisager une révolution pacifique, portée par un peuple formé aux idées nouvelles par une presse libre, la seule cause de la violence révolutionnaire en France ayant été à ses yeux la censure et l’absence d’instruction imposées par la monarchie à ses sujets. En Allemagne cependant, comme dans d’autres pays, une chasse était organisée contre les idées libérales, et la meute était lancée contre les partisans de l’émancipation, meute dont Heine fut la principale victime. Mais l’attaquait-on seulement pour ses idées politiques ?
Dans un discours retentissant prononcé à la Paulskirche de Francfort sur le Main le 9 novembre 1992 [5], le philosophe Manfred Frank déclara qu’en Allemagne « la réaction avait été toujours plus forte que la démocratie », et que le nazisme avait été rendu possible par l’incapacité du peuple allemand à faire sa propre révolution. Celle-ci aurait pu permettre l’apparition d’une véritable citoyenneté, au-delà du nationalisme au nom duquel les Allemands avaient, plusieurs fois dans leur histoire, stigmatisé les « étrangers » n’appartenant pas à leur communauté conçue comme la préservation d’une existence entre soi d’individus unis par une même race. Il réagissait ainsi aux attaques contre les foyers de demandeurs d’asile qui venaient de se produire dans plusieurs villes d’Allemagne, trois ans après que la réunification du pays avait eu lieu, suite aux manifestations dont le slogan avait été : « Nous sommes le peuple », slogan exprimant une conception archaïque de la nation qui n’était pas nouvelle. Au même moment, Jürgen Habermas défendait, lui, un « patriotisme constitutionnel » qui prenait ainsi tout son sens en raison du passé : il s’agissait pour lui d’inventer une Allemagne où aucun citoyen ne pourrait être exclu du jour au lendemain au nom d’une « différence » liée à sa couleur de peau, son origine ou sa religion.
Heine ne fut pas seulement censuré et attaqué en raison de ses idées politiques, mais dans son être même, parce qu’il était juif. En 1819, plusieurs villes d’Allemagne comme Würzburg, Francfort-sur-le-Main, Hambourg et Heidelberg, mais aussi certains villages furent le lieu d’explosions antijuives, les Hep-Hep-Krawallen : le petit peuple des artisans et des commerçants s’attaquaient à leurs concurrents juifs, tandis que les adversaires conservateurs du libéralisme se servaient de cette judéophobie pour s’opposer à l’émancipation des juifs en les associant systématiquement à l’opposition politique en Allemagne. Heine fut à plusieurs reprises la cible de violentes attaques antisémites, révélatrices de la nature fondamentalement criminelle des discours antilibéraux qui s’étaient développés, et annonciatrices d’autres discours et d’autres crimes du vingtième siècle. Le critique Wolfgang Menzel s’illustra notamment en dénonçant la « tendance française, résolument antinationale » de la Jeune Allemagne [6]. Il fournit à l’appareil d’Etat « les slogans et les mots d’ordre qui allaient être réemployés dans les décrets d’interdiction » de décembre 1835. Heine ne se priva pas de contre-attaquer en faisant de Menzel le « dénonciateur » un des meilleurs représentants de cette Allemagne qui, derrière une façade libérale, cachaient en vérité une haine des juifs, des Français et de tous les progressistes, un nationalisme agressif et dangereux.
Dans son livre consacré à Heine, Ludwig Marcuse évoque la violence propre à plusieurs de ses écrits où « sont conservés les scalps de ses ennemis personnels ». « Heine ne critiquait pas, écrit encore Marcuse, il frappait avec la parole et voulait du sang » [7] . Cette violence littéraire que ses ennemis et parfois même ses amis lui reprochèrent n’était pas gratuite : il savait exactement ce qu’il faisait, et qui il avait en face de lui, des hommes de pouvoir (même Metternich le lisait), des hommes dangereux qui le menaçaient de représailles. Il faut donc saluer le courage de Heine et d’autres auteurs de la Jeune Allemagne dont quelques-uns furent emprisonnés, et comprendre ce que l’écriture du poète avait de particulier et de surprenant pour l’époque, en raison de l’engagement politique qui la soutenait. Désireux de rompre avec le style objectif et froid du Goethe de la période classique, Heine écrit dans un allemand vif, alerte, moqueur, et il veut que l’auteur soit sans cesse en prise avec le présent et les événements autant personnels que collectifs. Il n’y a pas d’un côté la littérature, se caractérisant par sa noblesse, et de l’autre l’histoire en cours et la politique, indignes d’être évoqués dans un écrit littéraire, mais une écriture moderne qui s’alimente directement à ce qui agite l’époque, au ton parfois journalistique tout en restant lyrique, ce qui lui donne cette énergie stupéfiante pour les contemporains habitués à la poésie intemporelle, marmoréenne de Goethe. Heine le note lui-même : « Le crime qu’on me reprochait n’était pas ma pensée, mais mon écriture, mon style. Mon ami Heinrich Laube a un jour qualifié ce mien style de poudre explosive littéraire » [8].
Dès ses premiers textes publiés en 1822, les Lettres de Berlin, il n’évoque pas les lieux et le quotidien à distance, mais il est plongé dans la foule, constamment en mouvement, et s’adresse à quelqu’un à qui il fait découvrir la ville, dans un dialogue permanent. « N’attendez de moi aucun système », écrit-il, en ajoutant : « Je parlerai aujourd’hui des bals masqués et des églises, demain de Savigny et des histrions qui vont à travers la ville en de curieux cortèges, après-demain de la galerie Gustiniani, et puis à nouveau de Savigny et des histrions. L’association des idées doit toujours régner » . Le monde de Heine, c’est cette Allemagne vivante, diverse, composée de différentes classes, aux origines mêlées, ce n’est jamais une idée, une identité, et c’est ce pays qu’on ne peut arrêter à une nation purement fantasmée qu’il faut faire vivre dans une littérature nouvelle, radicalement différente parce qu’elle n’est plus fondée sur des normes esthétiques immuables, mais sur la seule subjectivité de l’auteur, dont les réflexions et les émotions sont en continuelle variation. Cette Allemagne du mélange et du mouvement évoquée par un esprit lui-même pris dans le flux des observations et des événements rapproche en fait Heine de la première génération romantique, celle de Friedrich Schlegel et de Novalis, qui concevaient l’esprit comme un principe aérien, instable, ironique, en allemand witzig [9]. Dans les Grains de pollen, on peut lire par exemple : « Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite infiniment » . Il semble en effet que l’écriture de Heine, si sévère avec les romantiques de son temps, doive beaucoup à l’esprit cosmopolite et ouvert au mélange de leurs aînés. C’est à cette Allemagne-là que les réactionnaires et nationalistes contemporains de Heine tournèrent hélas le dos.
Plusieurs écrivains allemands venus après lui ont parfaitement saisi le rôle décisif qu’a joué Heine dans la fondation d’une Allemagne politique et littéraire en rupture totale avec celle qui l’avait précédée. Et ceux-ci ont une expérience en commun : celle de l’exil. Qu’il s’agisse de Hannah Arendt, de Theodor W. Adorno, de Ludwig Marcuse, de Thomas Mann, de Georges-Arthur Goldschmidt, tous ont dû un jour quitter l’Allemagne parce qu’ils en avaient été exclus en raison de leurs opinions ou tout simplement parce qu’ils étaient juifs et risquaient d’être à leur tour pourchassés, comme d’autres Juifs à l’époque de Heine. Comme lui, ils ont affirmé et défendu la seule Allemagne qui méritait d’exister à leurs yeux : républicaine, cosmopolite, ouverte à la liberté de pensée hors de tous les cadres imposés par l’Etat et la religion.
Jacques Le Rider ouvre son livre L’Allemagne au temps du réalisme sur les années 1848/49 et sur la désillusion de Heine qui « n’admettait pas que les libéraux allemands eussent sacrifié leurs anciennes revendications sociales et démocratiques à leurs aspirations à l’unité nationale et pactisé avec la réaction » [10]. Dans des pages prophétiques de Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, il avait donné sa vision de ce qu’il pourrait advenir d’une Allemagne portée par son ivresse nationale : « On verra apparaître des kantiens qui même dans le monde phénoménal ne voudront entendre parler d’aucune piété et dévasteront impitoyablement par la hache et par le glaive le sol même de notre existence européenne, pour en extirper les dernières racines du passé » [11]. Sans doute Thomas Mann songea-t-il souvent à ces pages lors de son exil américain, tandis qu’il écrivait le Docteur Faustus en associant l’effondrement mental de son personnage principal, le musicien Leverkühn, à la chute de l’Allemagne nazie que Heine avait présentée comme son pire cauchemar.
Pourtant, l’auteur des Esprits élémentaires connaissait parfaitement les mythes et légendes germaniques. Dans son avant-propos à De l’Allemagne, il écrivait avoir « cherché à dévoiler dans ce livre ce que le peuple allemand possède de plus intime et de plus national, et en quoi s’exprime pour ainsi dire toute son âme rêveuse et forte à la fois » [12]. Il aimait passionnément son pays natal et, même en exil, il continua à y vivre en écrivant dans sa langue maternelle. Avec lui, de nombreux immigrés apprirent à exister dans cette Allemagne rêvée, qui naîtrait peut-être un jour, cette Allemagne de l’exil que Christa Wolf découvre dans l’un de ses derniers livres, Ville des anges, ce « New Weimar sous les palmiers » que des émigrés allemands comme Thomas Mann, Bertold Brecht ou Adorno, parmi tant d’autres, avaient fait surgir à Los Angeles pendant la Seconde guerre mondiale. « Un dense réseau de culture allemande s’était installé dans cette ville au cours des années 30 », écrit-elle, à la recherche de livres publiés par certains auteurs allemands oubliés. Et c’est là, dans une librairie d’occasion, qu’elle se souvient de « cette phrase, composée en caractères gothiques dans un cadre noir accroché au mur » : « J’avais jadis une belle patrie ». « Je sais aujourd’hui, continue Christa Wolf, que c’est de Heinrich Heine. Comment un poème de Heine était-il arrivé chez ma grand-mère ? J’avais jadis une belle patrie. / Le chêne / Y poussait si haut, les violettes s’inclinaient doucement. / C’était un rêve. – Le nom du poète figurait-il sous le texte ? Sans doute pas. Un émigré, lui aussi. Qui avait lui aussi le mal du pays ».
Pendant deux siècles, Heine a été associé à ce Heimweh ressenti par toutes celles et tous ceux qui, pour diverses raisons, ont dû fuir l’Allemagne. Encore aujourd’hui, on ne peut lire son œuvre sans y retrouver ce mouvement profond qui devait mener les Allemands épris de liberté à leur pays, celui où ils pourraient enfin vivre en paix.
Laurent Margantin,
préface au numéro Henri Heine-Nelly Sachs
de la revue Europe, août-septembre 2015
Voir le texte sur son blog
[1] Voici ce qu’écrit Georges-Arthur Goldschmidt : “Au vrai, et il suffit de le lire, on remarque rapidement à quel point sa pensée va en ligne droite, à quel point tout est déterminé et mené par la même cohérence et la même continuité intérieures.
[2] Vorreden zur französischen Ausgabe der Reisebilder, Frankfurt am Main, Heinrich Heine Werke, zweiter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p.501.
[3] Cité par Heinrich August Winkler, Histoire de l’Allemagne, le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005, p.45. Le 10 octobre, suite à des violences populaires à Versailles, l’Assemblée signe un décret désignant Louis XVI non plus Roi de France, mais Roi des français.
[4] Heinrich Heine Werke, vierter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p. 20.
[5] « Parallelen zum 9. November 1938 sind nicht zu übersehen. Der Phi¬lo¬soph Man¬fred Frank warnte in der Frankfurter Paulskirche vor einer An¬pas¬sung des Grund¬ge¬setzes an die vox populi », in : Frankfurter Rundschau vom 12. Novem¬ber 1992, S. 17/8.
[6] « Les écrivains rassemblés dans la Jeune Allemagne étaient ceux qui, au sein d’un Etat obéissant à l’idéologie de la Restauration, réclamaient une liberté et un droit à l’autodétermination dans les questions politiques, religieuses et morales. Dans leurs écrits, ils traitaient des grandes questions de l’époque afin de pouvoir ainsi dynamiser le débat sur l’Etat, l’Eglise et la société. Ils se comprenaient comme les héritiers de la tradition progressiste de l’histoire culturelle allemande, d’une ligne qui partait du réformateur religieux, Luther, conduisait ensuite au philosophe éclairé, Kant, et au promoteur d’une littérature nationale, Lessing, pour aboutir finalement à l’analyste critique de l’époque contemporaine, Börne. Leur déclaration de guerre s’adressait aux hommes politiques du système de la Restauration et à leurs auxiliaires » (Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.281)
[7] Ludwig Marcuse, Heinrich Heine, Melancholiker, Streiter in Marx, Epikureer, Diogenes Taschnebuch, 1977 (1969).
[8] Cité in : Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.285.
[9] « Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig ». (Notre traduction)
[10] Jacques Le Rider, L’Allemagne au temps du réalisme, Paris, Albin Michel, 2008, p.24.
[11] Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, éditions de l’Imprimerie nationale, 1993, p.205.
[12] De l’Allemagne, avant-propos écrit pour l’édition de 1855.
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