Martin Luther : la « Marseillaise de la réforme »
Der xlvi Psalm. Deus noster refugium et virtus
Martin Luther
(1) EJn feste burg ist unser Gott
Ein gute wehr und waffen
Er hilfft uns frey aus aller not,
die uns itzt hat betroffen.
Der alt böse feind
Mit ernst ers jtzt meint
gros macht und viel list
sein grausam rüstung ist
auff erd ist nicht seins gleichen
Notre Dieu est une forteresse,
Une épée et une bonne armure
Il nous délivrera de tous les dangers
Qui nous menacent à présent
Le vieux méchant démon
Nous en veut aujourd’hui sérieusement
Il est armé de pouvoir et de ruse
Il n’a pas son pareil au monde
(2) Mit unser macht ist nichts getan,
wir sind gar bald verloren,
Es streit für uns der rechte man
den Gott hat selbs erkoren.
Fragstu wer der ist ?
Er heist Jhesu Christ,
der Herr Zebaoth,
Und ist kein ander Gott
Das felt mus er behalten
Votre puissance ne fera rien
Vous verrez bientôt votre perte ;
L’homme de vérité combat pour nous,
Dieu lui-même l’a choisi.
Veux-tu savoir son nom ?
C’est Jésus-Christ,
Le vrai grand seigneur [Le seigneur Zeboath ou Saboath],
Il n’est pas d’autre Dieu que lui,
Il gardera le champ, il donnera la victoire
[il gardera le champ de bataille en restant victorieux]
(3) Und wenn die welt voll Teuffel wer
Und wolt uns gar verschlingen,
So fürchten wir uns nicht so sehr,
Es sol uns doch gelingen.
Der Fürst dieser welt,
wie saur er sich stelt,
thut er uns doch nicht,
das macht er ist gericht,
Ein wötlein kann jn fellen.
Si le monde était plein de démons
[Quand bien même le monde serait plein de démons]
Et s’ils voulaient nous dévorer,
Ne nous mettons pas trop en peine,
Notre entreprise réussira cependant.
Le prince de ce monde
Bien qu’il nous fasse la grimace ,
Ne nous fera pas de mal,
Il est condamné,
Un seul mot le renverse.
(4) Das wort sie sollen lassen stan
Und kein danck dazu haben,
Er ist bey uns wol auf dem plan
mit seinem geist und gaben.
Nehmen sie uns den leib,
gut, ehr, kind und weib,
las fahren dahin,
sie habens kein gewin,
das reich mus uns doch bleiben.
Ils nous laisseront la parole,
Et nous ne dirons par merci pour cela.
La parole est parmi nous
Avec son esprit et ses dons.
Qu’ils nous prennent notre corps,
Nos biens, l’honneur, [nos femmes] nos enfants …
Laisse-les faire,
Ils ne gagneront rien à cela :
A nous restera l’empire.
J’ai utilisé texte original du cantique tel qu’il figure dans les œuvres complètes de Luther, La Weimarer Ausgabe 35, non que j’en disposerais dans ma bibliothèque, mécréant que je suis et reste, je l’ai emprunté à Henri Guicharousse dans son essai : L’œuvre hymnodique de Luther, miroir de sa pensée et de son action réformatrices (in Luther et la réforme, ouvrage collectif coordonné par Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin). Il permet de se rendre compte de l’état de la langue allemande que Luther a fortement contribué à façonner et populariser
La version française qui est perfectible – le dernier vers est d’une traduction curieuse (empire ? De Dieu ou germanique ?) – je l’ai prise dans l’essai – écrit en français – par Henri Heine, De l’Allemagne dans lequel il consacre une vingtaine de pages à Luther. Je le fais en raison de sa démarche qui m’intéresse ici : il considère qu’expliquer l’Allemagne aux Français passe par la nécessité de leur expliquer Luther. C’est encore toujours nécessaire presque deux siècles plus tard.
L’année 2017 va être une grosse année Luther en Allemagne, elle a déjà bien commencé. On y fêtera le cinq-centenaire de la publication de ses 95 thèses contre le pape et l’église de Rome, le 31 octobre 1517. Les Thèses sont plus qu’une protestation contre des abus, elles touchent au cœur même de l’institution religieuse romaine dont les indulgences étaient une émanation. En outre, leur trafic délocalisait les finances du royaume de Saxe vers celles de Mayence et de la Papauté.
On peut penser ce que l’on veut de Martin Luther – je n’oublie pas son appel odieux au massacre des paysans – il reste un personnage incontournable compte tenu non seulement du rôle qu’il a joué dans la réformation – qu’il n’a pas été le seul à porter, qu’il n’est pas le seul à représenter – mais compte tenu aussi de son rôle dans le développement et la diffusion de la langue allemande, grâce notamment à la traduction de la bible en langue vernaculaire et populaire. Il voulait qu’elle puisse se lire comme une mère raconte à son enfant. S’il incarne son époque, celui que Heinrich Heine qualifiera de Danton de la religion ne la résume pas à lui tout seul. Je ne pense pas seulement à Calvin. Sur la grande place de Wittenberg, la statue de Luther se trouve sur un pied d’égalité avec celle de Philipp Melanchthon, par exemple. Il y a un temps long des réformations
Le futur moine naît dans une période troublée, les hommes ont connu – jusqu’à la folie – les pires fléaux pour lesquels d’habitude on priait Dieu : la guerre, la famine, la peste. Il en faudrait moins pour que la foi soit secouée. Il y avait plusieurs papes, dont l’un à Rome et l’autre en Avignon. Martin Luther est impensable sans la Guerre des paysans, sans Thomas Müntzer qui le qualifiera de Dr Menteur, sans Érasme auquel il s’opposera, Luther n’est pas un humaniste, sans l’invention de l’imprimerie, sans la mondialisation, la naissance du capitalisme et de la nation allemande, l’urbanisation. Luther, c’est aussi une indéniable puissance du verbe, il était passé maître dans l’art de la communication de son époque. Chez lui les rapports entre religion et politique sont très compliqués.
Je publie le cantique ci-dessus pour annoncer que le SauteRhin consacrera un peu de temps l’année prochaine à l’ensemble du mouvement de la réforme et tout ce qui va avec. Ce texte inaugure en même temps une nouvelle rubrique et figurera en bonne place dans une anthologie de la littérature allemande à construire.
Notre Dieu est une forteresse est LE chant de Luther, un chant militant. Il l’a écrit en paraphrasant librement le psaume deus noster refigium et virtus et il en a composé la musique. On le date de 1529. L’hymne est la description d’un champ de bataille avec Zeboath=Saboath (effacé par Heine), le chef des armées célestes qui doit rester victorieux quand bien même le monde serait plein de Diables (ils ont droit à la majuscule) qui veulent nous dévorer tout crus. Luther a en quelque sorte réinventé le diable en le remettant au centre de sa théologie. Y aurait-il un dieu sans diable ? Il en voyait partout. Il est « le prince de ce monde » mais on peut le vaincre. Il est ramené comme Dieu dans la proximité du croyant.
Le cantique est qualifié par Heinrich Heine de Marseillaise de la réforme. L’expression est souvent inexactement attribuée à Friedrich Engels qui l’a effectivement reprise. Sa puissance poétique et musicale est aussi un concentré théologique. La théologie est médiatisée par le chant. Il a connu une formidable destinée musicale de Jean Sébastien Bach à Claude Debussy en passant par Felix Mendelssohn Bartholdy, Giacomo Meyerbeer, Richard Wagner etc etc, la liste est longue.
Concentré théologique : Mit unser macht ist nichts getan = Rien ne réussit par notre seule force. Pour notre moine, les hommes ne sont pas maîtres de leur destin, ce n’est pas un humaniste. Il s’’opposera à Érasme (et d’autres) notamment sur la question du libre arbitre qu’il n’accepte pas. L’homme ne peut que si Dieu le veut. Inch Allah !
On notera que le chant peut se décomposer en deux parties, la première est comme l’écrit Heine bardée de fer. Elle marquée par un vocabulaire guerrier : forteresse, épée, armure, de champ de bataille. La seconde est marquée par le pouvoir du mot et de la parole.
Heinrich Heine crédite Luther de n’avoir pas effacé de son christianisme les histoires de la mythologie germanique ancienne :
« Luther ne croit plus aux miracles du catholicisme ; mais il croit encore à la puissance du diable. Ses propos de table sont pleins d’histoires anciennes et curieuses où il est question des tours que fait Satan, des kobolds et des sorcières. Lui-même, souvent, il crut lutter avec le diable en personne. A la Wartburg, où il traduisit le Nouveau-Testament, il fut si fortement troublé par le diable , qu’il lui jeta son écritoire à la tête. Depuis ce temps, le diable a une grande horreur de l’encre, mais peut être encore plus du noir d’imprimerie »
Le geste de l’encrier jeté contre le mur de la Wartburg fait partie des mythes allemands. Le lien imaginaire entre l’imprimerie et la magie noire se fait par le noir de l’encre.
Heine avance l’idée que si on ne comprend pas bien Luther en France c’est parce que le moine de Wittenberg est le plus allemand des grands hommes :
« On a conçu en France une idée aussi fausse de la réformation que du principal personnage qui y figurait. La principale cause de ces erreurs, est que Luther ne fut pas seulement le plus grand homme, mais qu’il est aussi le plus allemand qui se soit jamais montré dans nos annales ; que son caractère réunit au plus haut point toutes les vertus et tous les défaut des Allemands, et qu’il représente réellement tout le merveilleux de l’esprit germanique. Il avait en effet les qualités que nous voyons rarement réunies, et que nous regardons d’ordinaire comme incompatibles les unes avec les autres. C’était à la fois un rêveur mystique et un homme d’action. Ses pensées n’avaient pas seulement des ailes, elles avaient encore des mains. Il parlait, et chose rare, il agissait aussi ; il fut à la fois la langue et l’épée de son temps. En même temps Luther était un froid scolastique, un éplucheur de mots et un prophète exalté, ivre de la parole de Dieu. Quand il avait passé péniblement tout le jour à s’user l’âme en discussions dogmatiques, le soir venu, il prenait sa flûte, et contemplant les étoiles, il se mettait à fondre en mélodies et en pensées pieuses. Le même homme qui pouvait engueuler ses adversaires comme une poissarde, savait tenir un suave et tendre langage, comme une vierge amoureuse. Il était quelquefois sauvage et impétueux comme l’ouragan qui déracine les chênes, puis doux et murmurant comme le zéphyr qui caresse légèrement les violettes. Il était plein de la sainte terreur de Dieu, prêt à tous les sacrifices en l’honneur de l’Esprit saint, il savait s’élancer dans les régions les plus pures du royaume céleste ; et cependant il connaissait parfaitement les magnificences de cette terre, il savait les apprécier, et de sa bouche est tombé le fameux proverbe :
Wer nicht liebt Wein Weiber und Gesang
Der bleibt ein Narr sein Lebenlang
Quiconque n’aime ni les femmes, ni le vin, ni le chant,
Celui-là est un sot [un fou] et le sera sa vie durant.
Bref, c’est un homme complet »
Beau portrait plein de contrastes, non ? Pas sûr que le proverbe cité soit de Luther mais ce qui compte, c’est qu’il aurait pu l’être. L’«homme complet», est celui qui a une tête et un corps, dont les pensées ont des mains, capable d’agir et de méditer. Pour Heine, qui l‘ancre au plus profond de la terre en rappelant qu’il était fils de mineur et en affirmant qu’il retrouvait souvent son père au fond du puits, Luther a libéré la sensualité.
« J’ai montré comment nous devons à notre cher docteur Martin Luther la liberté de penser dont la littérature moderne avait besoin pour son développement. J’ai montré comment il créa la parole, la langue par laquelle devait s’exprimer cette littérature ; que les belles-lettres, proprement dites, commencent avec Luther ; que ses chansons spirituelles en son le premier monument important, et qu’elles révèlent déjà tout son caractère. Quiconque voudra parler de la littérature moderne de l’Allemagne doit donc débuter par Luther, et non pas par ce bon bourgeois de Nuremberg, nommé Hans Sachs, comme il est arrivé à quelques littérateurs romantiques de mauvaise foi ».
Henri Heine De l’Allemagne
Michel Lévy Frères Editeurs
Paris 1855
Accessible en ligne
Et voici Luther aussi au panthéon de la littérature allemande.