Pour une écologie de l’attention

S’appuyant sur Georg Franck, urbaniste et architecte viennois qui, en 1998, avait écrit un livre sur l’Economie de l’attention, puis en 2005 sur le Capitalisme mental, économie dans laquelle la rareté monnayable serait l’attention, Eduard Kaeser dans un article du quotidien zurichois, Neue Zürcher Zeitung développe l’idée d’une écologie mentale. Il le fait en prenant en compte le couple attention et dissipation  et en faisant de l’écologie de l’attention un enjeu d’éducation sans toutefois nous dire comment y parvenir. Rappelons que « l’écologie est le logos de l’oïkos (demeure, habitat )» et qu’elle est d’abord une question d’esprit.

Extraits

« Nous vivons aujourd’hui avec les medias numériques dans un nouvel écosystème des attentions et l’importante question se pose de savoir quelles sortes d’attentions s’y développent et quelles sortes d’attentions s’y étiolent. C’est une question d’écologie mentale. L’attention est la raffinerie mentale qui transforme la matière première information en savoir : une richesse dont il faut pendre conscience et dont il faut prendre soin. Le lieu traditionnel pour un tel soin est l’école qui depuis la fin du 18ème siècle utilise l’attention comme la pierre angulaire pédagogique de l’éducation (Bildung) et de la discipline. Qu’en est-il de cela à l’ère numérique ?

De plus en plus d’enseignants déplorent une perte d’attention. Un tournant d’une grande portée semble s’opérer pour toute une profession. Car l’enseignant cesse d’être la celebrity. Il n’est plus au centre de l’intérêt des élèves et n’obtient plus gratuitement l’attention de la classe. Si, autrefois, l’élève par son comportement et ses résultats attirait l’attention du maître, il revient aujourd’hui à l’enseignant de briguer la considération de sa clientèle.

L’élève qui pendant le cours se sert en cachette de son iPphone est presque déjà une figure emblématique. Il est aujourd’hui évident que la socialisation et l’enculturation passent par l’offre de divertissement, de jeu et de communication des médias numériques. C’est à cet endroit qu’il faudrait faire intervenir une écologie de l’attention. Il ne faudrait pas en conclure trop vite à la disparition des medias traditionnels, par exemple du livre. Un autre développement est probable.

Il y a traditionnellement deux types d’attention au texte, appelons-les stylistique et substantielle. On peut faire porter son attention sur le texte lui-même, son style ou sur son contenu, sa substance. Les medias électroniques ont élargi les deux dimensions mais surtout la dimension stylistique. Le texte devient un élément d’une offre multimodale. Un auteur peut attirer l’attention non seulement avec l’écrit mais aussi en se mettant en jeu lui-même visuellement et auditivement. Mentopolis, par exemple, l’œuvre principale de Marwin Minsky, un pionnier de l’intelligence artificielle, existe en texte et en disque compact. Sur l’écran, nous pouvons non seulement lire du texte mais aussi voir Minsky et l’écouter ; en cliquant sur certaines icônes, Minsky apparaît à l’écran et tient  en gesticulant une petite conférence. Il se présente en même temps comme auteur et conférencier.

Il est probable que pour les générations futures le maniement des nouveaux médias deviendra inconscient de la même manière que le passage de l’oral à l’écrit repose sur le devenir inconscient de l’alphabet. Il faut attendre pour savoir si un processus analogue se produira pour le passage de la forme écrite à la forme numérique. Il n’y a pas longtemps, on pouvait lire sur un blog que dans les forums Internet on désigne la concentration et la réflexion profonde comme « obsessive » et les gens ayant ces capacités passent pour faire peur. Dans la culture de blog s’impose apparemment un style que l’essayiste américain Caleb Crain a appelé groupiness. “ Groupisme” signifie : on lit et écrit non pas principalement  pour le contenu mais pour être de la party (« savoir qui participe à la lecture et à l’écriture »)  […]

Peter Matussek a proposé de considérer que les conditions de vie à l’ère numérique font apparaître une nouvelle culture de chasseur et de collectionneur qui nécessite des qualités comme une capacité de vigilance, c’est-à-dire la capacité de déplacer très vite son attention d’un objet à l’autre comme dans le temps chez les préhominiens d’avant la sédentarisation. L’attention « sédentaire » appartient de ce point de vue à l’ère pré-numérique.

Il s’en suit un renversement : des troubles comme l’hyperactivité et le déficit d’attention sont dans le fond normaux et l’ancienne capacité de concentration et de focalisation passe pour une maladie. C’est très exactement la thèse avec laquelle le brasseur d’affaires américain  Thom Hartmann s’est présenté avec son livre Une autre façon de voir le monde. Au lieu de parler d’un déficit d’attention, on devrait plutôt parler d’une incapacité à changer de centre d’intérêt ‘task switching deficit disorder’. Le modèle du monde du travail d’aujourd’hui est celui qui comme lui saute d’un boulot à l’autre, journaliste, psychothérapeute, éditeur, pilote, agent de développement, détective privé, électrotechnicien, conseil en entreprise. Celui qui se consacre longtemps à une seule tâche risque bientôt d’entrer dans un manuel de psychiatrie dans la rubrique ‘surattentif’.

Dans l’écosystème médiatique, l’équilibrage de nos modes d’attention devient de plus en plus important. Dans une perspective individuelle, cela signifie que l’utilisateur de ces medias trouve une sorte de mécanisme de diastole et systole entre la dissipation et la concentration. Il y aurait à découvrir cette rareté du temps : la capacité d’attente (Lange Weile) qui charge du temps comme une batterie de l’énergie. […] »

L’article se termine sur une note d’humour, une anecdote bouddhiste :

« Au petit déjeuner, le maître lit le journal et écoute la radio. Mais, maître, dit l’élève, tu nous a appris à toujours ne faire qu’une seule chose, quand on mange, se concentrer sur le repas, quand on lit être en plein dans la lecture, et quand on écoute être complètement à l’écoute. C’est vrai, répond le maître, et quand on mange-écoute-et-lit, il faut totalement se concentrer sur le manger-écouter-lire. »

Eduard Kaeser est professeur de physique et de philosophie à l’école cantonale d’Olten en Suisse. Il est aussi musicien de jazz. Il vient de publier un essai Multikulturalismus revisited aux éditions Schwabe de Bâle

Retrouver l’intégralité de son article ici, en allemand

 

 

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