« Quand les langues ne faisaient pas les royaumes »

Le livre de Nithard,  « Histoire des fils de Louis le Pieux »,  ouvert à la page contenant les « Serments de Strasbourg » (842) connus à travers la copie réalisée à Soissons au Xe siècle. Ici telle que présentée dans le cadre d’une exposition au Musée historique de Strasbourg en 2012.

« […] À cette date [ie celle des Serments en 842], il serait tout à fait prématuré de désigner des entités comme « le français de France » et « l’allemand d’Allemagne ». Louis est improprement nommé « le Germanique » : il est né et a été élevé en Aquitaine, avant de se voir attribuer au hasard des conflits une zone de pouvoir (un honor ou un feod) dans un territoire effectivement germanophone. Son adversaire, Charles, est né à Francfort et a été élevé à Strasbourg.
Quant à ce que les documents d’époque désignent la Francia, elle était un petit territoire romanophone comportant des enclaves germanophones, et de toute façon les princes carolingiens et leurs élites laïques, ecclésiastiques ou monastiques jouaient la partie du pouvoir et des relations sans aucun souci des délimitations langagières, voire géographiques.
Les plus élevés en rang, avant tout les souverains carolingiens, étaient tous au moins bilingues: ils parlaient une variété de francique (un dialecte) et maîtrisaient plusieurs niveaux de « latin », le plus souvent une variété de compromis entre la parole immédiate et l’ancienne parole normée. En somme, la « France » et l’ « Allemagne » n’existaient pas, chacun se pensant à travers des filtres culturels et mentaux radicalement différents des clivages modernes.
Cette situation trouva-t-elle une première infirmation dans le traité de Verdun (843) ? En l’absence de témoin aussi perspicace que Nithard, nous devons nous contenter de regarder le tracé des trois principaux royaumes : le découpage créa un ensemble massivement germanophone pour Louis à l’est, romanophone pour Charles à l’ouest, Lothaire recevant une immense bande transversale, entre les deux, allant de la Frise à la Lombardie. Ce dernier lot reflétait encore fidèlement l’indifférence langagière du temps en politique, puisque la « Lotharingie » naissante parlait le frison (dialecte germanique) au nord et le roman d’Italie au sud. La division de l’Europe en entités langagières distinctes et conflictuelles sera le résultat bien plus lointain de ces divisions fondées sur d’autres critères (et sur les hasards de l’histoire).
MICHEL BANNIARD : 842-843 / Quand les langues ne faisaient pas les royaumes in Histoire Mondiale de la France Seuil pages 105-109
Parmi mes livres de chevet du moment – j’en ai toujours plusieurs-, il y a cette Histoire mondiale de la France, magnifique livre qu,  en plus,  peut se lire à petite dose de 3-4 pages à chaque fois, ce qui souvent donne soif évidemment d’un peu plus. C’est le but. Cet ouvrage collectif de 122 historiens emmenés par Patrick Boucheron affiche son intention de « mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre le rétrécissement identitaire qui domine le débat public aujourd’hui ». Beau programme. Le livre conserve l’idée de grandes dates. L’extrait ci-dessus concerne les années 842-843, celles des Serments de Strasbourg et du Traité de Verdun, c’est à dire du partage de l’héritage de Charlemagne et à une époque où les langues ne faisaient pas [encore] les royaumes. Ce ne sont pas les langues qui ont divisé les peuples.
Les Serments, qui font partie du patrimoine commun de la France et de l’Allemagne,  et  que prononcent, contre leur frère Lothaire, les petits fils de Charlemagne, Charles plus tard surnommé le Chauve et Louis qui sera appelé le Germanique, consigne pour la première fois grâce au chroniqueur Nithard, autre « petit-fils » de Charlemagne, l’usage officiel d’autres langues que le latin à savoir la lingua theudisca (langue thudesque) la romana lingua. Les langues furent ensuite croisées par les deux souverains au moins bilingues :
« Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non lostanit, si io returnar non l’int pois : ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iv er. »
Si Louis observe le serment qu’il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son côté, ne le maintient pas, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui serons d’aucune aide contre Louis.
« Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrihchit, ob ih inan es iruuenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruuenden mag, uuidhar Karle imo ce follusti ne uuirdit. »
Si Charles observe le serment qu’il a juré à son frère Louis et que Louis, mon seigneur, rompt celui qu’il lui a juré, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui prêterons aucune aide contre Charles.
Le Traité de Verdun lui ne tiendra pas longtemps, mais c’est une autre histoire.   Il y aura en effet trois nouveaux partages. Voici l’état de l’héritage de l’Empire de Charlemagne en 843

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