Une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann

Pour la dissémination d’octobre de la web-association des auteurs, j’ai demandé à Florence Trocmé de m’autoriser à publier le texte qu’elle a consacré à une parution importante, celle d’une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann publiée en bilingue sous le titre Toute personne qui tombe a des ailes. Un livre dont elle dit qu’il «n’a pas d’équivalent, même en Allemagne». Le texte que l’on découvrira ci-dessous – et j’en remercie son auteur – est extrait d’un texte plus long édité sous le titre Frontières sur le blog personnel de Florence Trocmé, Le flotoir  Flotoir avec un seul t, le mot ayant été forgé sur le début de son prénom et l’initiale de son nom de famille, d’après la manière dont son professeur de piano notait leurs rendez-vous dans son carnet Flot’, prononcé Flote, un peu comme la flûte en allemand, dit-elle. Florence Trocmé édite également Poezibao (et ses succursales) connu par toutes celles et ceux qui s’intéressent à la poésie, indispensable à celles et ceux qui veulent en suivre l’actualité.

Frontières par Florence Trocmé

Ingeborg Bachmann
Une belle surprise éditoriale que ce très fort volume anthologique Ingeborg Bachmann, paru dans la collection Poésie Gallimard (il aura fallu quand même 499 précédents volumes pour y arriver enfin !).
C’est de plus un ouvrage singulier et inédit à maints égards. Il faut absolument lire la préface de Françoise Rétif, maître d’œuvre de cet ensemble de premier plan, qui a largement puisé dans les manuscrits du fonds posthume de la Bibliothèque nationale autrichienne.
Car Bachmann a publié peu de poésie en recueil (deux livres seulement de son vivant, Le Temps en sursis en 1953 et Invocation de la Grande Ourse en 1956, alors qu’elle n’a cessé d’écrire de la poésie. Et surtout on a retrouvé énormément de documents, de poèmes, d’ébauches de poèmes dans ses papiers après sa mort accidentelle à Rome le 17 octobre 1973, à l’âge de 47 ans. Je pensais ce matin que souvent les plus fous, les plus grands «flambent et disparaissent», je ne pensais pas spécialement à elle, alors que dans son cas la métaphore se double de la réalité, puisqu’elle est morte dans un incendie.
La première traduction [1989, Actes Sud, par François-René Daillie] est épuisée. Et surtout la recherche a bien progressé depuis cette époque. Et le livre conçu par Françoise Rétif n’a pas d’équivalent, même en Allemagne. Il s’attache à présenter la poésie lyrique d’Ingeborg Bachmann depuis ses premières poèmes d’adolescente jusqu’aux esquisses tardives.
Ce que j’aime dans cette préface, c’est que Françoise Rétif adopte un ton assez personnel, n’hésite pas à recadrer certaines vérités (notamment en ce qui concerne l’influence de Paul Celan sur Ingeborg Bachmann) et présente l’œuvre et la femme de manière totalement dépendantes l’une de l’autre, imbriquées, c’est une présentation engagée.
Une quête incessante (Ingeborg Bachmann)
Françoise Rétif montre bien la quête de Bachmann, toujours à la recherche d’une nouvelle «logique», de nouvelles formes de pensée et d’être, en ses deux versants contrastés mais unis, d’un côté l’ombre, l’obscur, l’abîme, l’angoisse, l’expérience précoce des ténèbres, mais de l’autre l’appétit de vie, la soif de lumière et la confiance en l’amour. Et surtout la recherche «du sens ultime, de la raison, du fond et du fondement – ce mot Grund, intraduisible en français.» (p. 10)
Elle montre aussi la conscience politique d’I. Bachmann, déjà si forte à l’âge de 18 ans (et alors que son père était engagé aux côtés des nazis). Elle donne un passage étonnant où la toute jeune fille, restée seule à Klagenfurt, pendant de violents bombardements alliés refuse d’aller dans le bunker et écrit : «J’ai pris la ferme décision de continuer à lire quand les bombes tombent.» (p. 13) Elle n’aura de cesse alors d’écrire contre la guerre et contre la violence.
De la frontière (Ingeborg Bachmann)
Et donc elle montre comment les influences furent réciproques entre les deux amis-amants, Ingeborg Bachmann et Paul Celan : «le dialogue fut amoureux, mais aussi poétique et poétologique, et il fut bilatéral : les deux poètes apprirent l’un de l’autre. » (p. 19). Et tous deux, ajoute un peu plus loin Françoise Rétif «définiront l’œuvre, le poème, comme mouvement vers l’autre, comme rencontre de l’autre » (p. 22)
Elle écrit aussi cela, très éclairant, à propos de Bachmann : elle esquisse « un nouvel espace littéraire, philosophique et social autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand « avoir une frontière commune », « être tendu vers », « confiner à ». La frontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable – le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre, ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, un lieu du partage, à la fois ligne de démarcation et de participation. » (p. 24)
→ Comment ne pas trouver ces lignes d’une brûlante actualité ?
→ je songe aussi à ce que j’ai parfois appelé la chimère, visualisant une sorte de corps intermédiaire entre soi et l’auteur du livre, entre soi et le livre, entre soi et l’autre, en général. Un espace libre où tout se joue.
Une autre logique, celle du passage (I. Bachmann)
Car c’est bien comme à la recherche d’une autre logique que se définit la poète, «confrontée à l’intérieur comme à l’extérieur aux catégories figées, aux contraires agressifs qui s’entrechoquent, à un monde dissocié, schizophrène, qui ne sait accéder au savoir qu’en simplifiant, en opposant, en mutilant la réalité et les êtres », alors que «le texte bachmannien plaide pour une logique du passage, qui à la fois reflète et esquisse une réalité fluide et chatoyante, indécidable.» (p. 25)
De la notion d’individu
Selon Françoise Rétif, avec Bachmann, la «notion d’individu telle qu’elle s’affirme au XVIIIe siècle est dépassée» et «dans le monde de Bachmann, le moi ne se définit plus par sa singularité, mais par le retrait de sa singularité» et ajoute-t-elle, «même son genre sexuel souvent n’est plus marqué, ce que permet plus facilement la grammaire allemande que la grammaire française.» (p. 25)
La Lorelei et les nazis
J’apprends ou plutôt redécouvre, car il me semble que je le connaissais, ce fait terrible : « »poète inconnu » est ce que les nazis firent inscrire en-dessous du célèbre poème « Die Lorelei », emblématique de l’Allemagne, dont la paternité revient au poète d’origine juive Heinrich Heine.» (p. 35)
De la langue (I. Bachmann)
C’est que Bachmann n’a cessé de «critiquer et renouveler la langue qui est la sienne. « Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour maison / dérive à travers toutes les langues » (« Exil »). Sa poésie constitue au plus haut point une réflexion sur le langage. Les frontières traversent aussi les mots, c’est là une prise de conscience essentielle qui structure tout l’usage qu’elle fait de la langue allemande.» (p. 35). Elle qui écrira dans la nouvelle «La Trentième année » : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau ». (On peut lire des œuvres de Bachmann sur le site de Laurent Margantin). Il s’agit de combattre ce qu’elle appelle Die Gaunersprache, le langage des escrocs (i.e. langage des publicité, mass media, consommation), qui «fige le monde dans des représentations réductrices, mais surtout véhicule, sans le dire et sans qu’on s’en rende compte, des idéologies fatales.»
«Ecrire des poèmes me semble être ce qu’il y a de plus difficile, parce que les problèmes de forme, de contenu et de vocabulaire doivent être résolus tous à la fois, parce qu’ils obéissent au rythme du temps et doivent cependant ordonner la multitude des choses anciennes et nouvelles selon notre cœur, dans lequel sont décidés passé, présent et avenir. » (I. Bachmann, Éléments de biographie, traduction de François Rétif, sur le site de Laurent Margantin). (…)
Florence Trocmé
Texte publié sur Le flotoir
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes
Poèmes 1942-1967
Édition et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Édition bilingue
Collection Poésie/Gallimard, Gallimard 2015
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