Alexandre, le petit frère de Georg Büchner, naturalisé français en 1870

Photo de l'inauguration : Peter Brunner

En marge de la grande exposition Georg Büchner dont je vais finir par parler – mais j’ai quelqu’excuse, le catalogue fait 600 pages et il faut un pupitre tournant pour le lire – se tenait au Liebighaus à Darmstadt – elle est encore visible jusqu’au 14 décembre – une double exposition : l’une consacrée à Luise Büchner et les débuts du mouvement féministe à Damstadt, l’autre à la famille, parents, frères et sœurs. Les éléments rassemblés dans cette partie ne convenaient pas à la mise en scène de Ralf Beils pour le Darmstadium. C’est tout à fait dommage.
Je ne ferai pas de compte rendu exhaustif.
Il y a là le père, Ernst Büchner, médecin, ancien chirurgien militaire dans l’armée de Napoléon ; la mère Louise Caroline née Reuss dont une partie de la parenté habitait en Alsace ; la sœur Mathilde, un peu l’ange gardien de la fratrie, on trouve son nom associé à une coopérative de consommation ; le frère Wilhelm (1816-1892), chimiste, fabricant et homme politique, il fut député libéral au Reichstag, opposant à Bismarck ; la sœur Luise, écrivain et militante pour le droit des femmes ; Ludwig, médecin, scientifique et philosophe, un des représentants du courant matérialiste dans les sciences.
Toutes et tous furent engagés dans la vie de la cité.

L’un des panneaux m’a tout particulièrement attiré, celui qui évoque le plus jeune frère de Georg Büchner, Alexandre, exilé en France puis naturalisé français à une date surprenante, en 1870, pendant la guerre franco-allemande.

Regardons cela de plus près.

La première approche biographique est extraite d’un article de Jules Claretie dans le journal La Presse du 5 août 1878 où son évoquées les traductions de drames allemands dont La mort de Danton par Auguste Dietrich qui eut, au Collège de Valenciennes, Alexander Büchner comme professeur d’allemand. Ce dernier est présenté comme « écrivain de valeur à la fois poète, romancier et historien, actuellement professeur de littérature étrangère à la faculté des lettres de Caen et collaborateur estimé de la Revue politique et littéraire ». Est évoquée également la célébrité de ses différents frères et sœur. Et bien sûr Georg Büchner. Il est frappant de constater la référence faite à Shakespeare à propos de la Mort de Danton. Jules Claretie parle d’une pièce « où il semble qu’on entende parfois comme un echo de la grande voix de Shakespeare ».
Alexander Büchner a donc formé à la langue allemande le premier traducteur de Büchner en France. Une mise en scène de sa première pièce avait été envisagée à l’Odéon pour la saison 1897/1898 comme le rapporte le journal Le matin du 22 septembre 1897 :

Dans l’interview, Paul Ginisty présente Danton comme un « Hamlet français, un peu fatal, un peu triste ». La pièce de Büchner ne se trouve cependant pas au répertoire de l’Odéon. Thomas Lange, qui fut en charge du service éducatif aux Archives Départementales de Darmstadt,  a fait les recherches sur Alexander Büchner en France. J’ai pu l’interroger. Il  me confirme n’avoir rien trouvé. Il semble donc que les représentations annoncées par le Directeur de l’Odéon aient été un projet jamais réalisé. Thomas Lange est l’auteur d’une monographie sur Alexander Büchner ainsi que d’autres travaux sur la réception de Büchner en France.

Mais comment et surtout pourquoi Alexander Büchner a-t-il « atterri » dans le nord de la France au cours de la seconde moitié du 19ème siècle ? La réponse est simple : il s’y est exilé comme beaucoup de ceux qui avaient participé aux soulèvements révolutionnaires des années 1848-49 en Allemagne.

Le petit frère de l’auteur de Woyzeck, est né en 1827 à Darmstadt. Il fait des études de droit qui le mèneront au poste d’assesseur du Tribunal de Hesse. Il fait parler de lui en publiant une nouvelle dans laquelle il accuse en termes à peine voilés le juge Georgi d’être responsable de la mort de Friedrich Ludwig Weidig, coauteur avec son frère Georg du Messager hessois.
Il participe aux mouvements révolutionnaires des années 1848-49. Il est arrêté en 1849 lors du soulèvement du Pays de Bade alors qu’il « se promenait » (version pour la police) avec un poignard et un plan de soulèvement paysan sur lui que sa sœur Mathilde a eu la présence d’esprit de prendre sur elle. Il sera libéré. En 1850, il participe avec son frère Ludwig à l’édition des œuvres posthumes de Georg Büchner. En 1851, il se voit refuser l’accès aux tribunaux pour « esprit de trahison », mentalité hostile à l’Etat pour avoir rencontré à Londres des républicains allemands bannis. Du droit, il passe alors aux langues vivantes, passe son habilitation à Zürich. Il opte pour l’exil en France et obtient en 1853 un poste d’enseignant d’allemand à Valenciennes d’abord dans le privé puis à partir de 1857 dans l’enseignement public. En 1865, il passe l’agrégation en langues vivantes. Il enseignera au lycée puis à la Faculté de Caen

Dès son arrivée en France, il publie une Histoire de la poésie anglaise et une Histoire de la littérature française, et ne cessera de mener de pair sa carrière d’enseignant et un travail de traducteur et de vulgarisateur des littératures étrangères, traductions de Shakespeare, de Béranger, poèmes de sa sœur Luise, fera des éditions scolaires de Faust, etc… Il prend aussi une part active à la vie culturelle par des articles de revue et des conférences.
Quand son frère Ludwig intervient, en 1886, à l’inauguration de la statue de Diderot, Boulevard Saint Germain à Paris en tant que représentant de la libre pensée allemande, des étudiants affichent un placard dénonciateur :

A ce moment-là, Alexander Büchner avait déjà acquis la nationalité française. Il explique pourquoi dans un livre de souvenirs qu’il publie en Allemagne en 1900 et dont j’ai traduit ci-dessous un petit extrait. Le livre s’intitule Das « tolle » Jahr. La notice de la Bibliothèque nationale traduit cela ainsi : [La « folle » année (1848) : avant, pendant et après. Souvenirs.]. L’année 1848 marque en effet une césure dans sa vie. L’extrait que j’ai choisi traite de l’année 1870 et de quelques conséquences. Il donne l’impression d’avoir vécu d’un peu de loin les évènements de la Commune de Paris auxquels il n’accorde ni une grande place ni une grande sympathie. La guerre aussi est surtout vécue par le fait que les Allemands vivants en France passaient pour des espions prussiens. Il maintient envers et contre tout son admiration pour la France qui est une admiration pour la république et sa culture.

Un pont sur le Rhin

« Je suis en quelque sorte devenu apatride à la suite de ces funestes évènements [Guerre franco-allemande de 1870] après avoir été allemand de naissance et français par choix et adoption. Une telle double appartenance était fréquente avant 1870 et plutôt bien vue. Peu de temps avant cette période un membre de la Sorbonne me dit ces mots bienveillants : Vous êtes un pont de plus sur le Rhin [en français dans le texte]. Depuis que ce pont a été détruit je me retrouve comme les mânes de la mythologie germanique exposé aux coups des Ases et des Jötunn en guerre les uns contre les autres bien que les mânes n’aient pas manqué de donner de solides contrecoups.

J’ai déjà dit que j’ai été bien traité côté français mais le proverbe dit la caque sent toujours un peu le hareng [en français dans le texte]. J’ai certes poursuivi une carrière régulière dans le service de l’Etat, sans accroc jusqu’aux échelons de traitement les plus élevés et jusqu’à ma mise à la retraite comme professeur honoraire [en français dans le texte], mais la jalousie et l’envie ont échauffé maintes cervelles brûlées qui considéraient qu’un étranger ne méritait pas une aussi belle situation. J’avais déjà avant-guerre en vue un avancement au poste d’Inspecteur général »

Avant la guerre de 1870, Alexander Büchner avait été chargé d’inspection dans les lycées de Rouen, Caen, Le Havre, Evreux, Cherbourg. Après s’être vu confier de nouvelles inspections après la guerre, il postule pour le poste d’Inspecteur général de langues vivantes.

« Je me suis d’abord adressé à celui qui exerçait la fonction de Secrétaire général de l’Instruction publique [en français dans le texte], bien connu en Allemagne pour ses articles sur ce pays dans la Revue des deux Mondes Saint René Taillandier qui avait plusieurs fois témoigné de sa bienveillance à mon égard. Mais je me suis heurté là à des difficultés administratives. Personne, me dit ouvertement Saint René, ne saurait être mieux qualifié que vous pour une charge pareille, seulement nous avons à conter [sic] avec les adversaires quand même de notre gouvernement qui n’est déjà pas trop fort. La nomination d’un allemand soulèverait dans la presse et à la tribune des réclamations gênantes. Attendez donc que les vagues du courroux soit disant patriotique et national se soient apaisées, et puis nous verrons [en français dans le texte]. Avec cette réponse, je le quittai et il n’en fut plus jamais question. Après tout, je n’avais jamais subi d’hostilité personnelle, si fréquente à l’époque. J’ai poursuivi mes conférences et mes écrits rendant accessible à tous mes lecteurs et auditeurs la littérature étrangère particulièrement allemande et, il y a peu, mon édition scolaire de Faust chez Hachette a été rééditée.
Par contre pour ce qui concerne l’Allemagne, on s’est mis petit à petit à me diffamer comme un renégat qui a vendu sa patrie »
[…]
Je veux souligner ici que pour pouvoir accéder à une Faculté, j’ai dû me faire naturaliser, que je n’étais pas un journaliste mais enseignant dans l’enseignement public. En tant que tel, j’ai depuis la chaire et dans la presse pris sincèrement grand soin à cultiver l’intérêt pour la littérature étrangère et particulièrement allemande et, au lieu de ridiculiser un pays aux yeux de l’autre, j’ai arraché un pan de cette muraille de Chine qui selon Goethe sépare la France des pays voisins ».

Alex Büchner Das « tolle » Jahr pages 341-343
En ligne, en allemand gothique, à l’Université de Francfort

Remerciements à Peter Brunner et Thomas Lange.

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2 réponses à Alexandre, le petit frère de Georg Büchner, naturalisé français en 1870

  1. Peter Brunner dit :

    Lieber Bernard,

    vielen Dank für den ausführlichen Bericht – und entschuldige, dass ich Deutsch schreibe: unser Bildungssystem wollte mir lange Latein und Altgriechisch beibringen und hat dabei leider nicht beachtet, wie nahe unsere Völker sich sein könnten. (Ich würde mich sehr freuen, wenn Du das hier übersetzen könntest. Ich kann es nicht und leider können es auch unsere Computer noch nicht…)

    Zur Commune schreibt Alexander Büchner immerhin in seinen Memoiren « Das tolle Jahr »: „… die blutige Schreckenswoche ging vorüber und der noch blutigere Akt des Erschießens der wehrlosen Gefangenen hatte begonnen. Was von jedem damals als ein nicht von der Rachsucht, sondern von einer puren Naturnotwendigkeit befohlenes Vorgehen erschien, kommt uns jetzt vor wie eine nutzlose Barbarei. Man muß aber jene Zeit des Schreckens, welche der Bartholomäusnacht und der Guillotine im Jahr 1793 an die Seite zu setzen ist, selbst erlebt haben, um die Gräuel zu begreifen, welche sich nach der Erstürmung von Paris zutrugen. »
    Zugegeben kein Text der revolutionären Sympathie, aber immerhin Ablehnung der Morde – schon ziemlich viel für einen deutschen Intellektuellen seiner Zeit, der nicht Sozialdemokrat war.

  2. Bernard UMBRECHT dit :

    Vielen Dank.
    Ich werde das wesentliche übersetzen

    Pour les non germanophones, Peter Brunner me fait remarquer que dans ses mémoires, Alexander Büchner a déploré les massacres des communards comme une « inutile barbarie ».
    A. Büchner écrit à propos de de la Commune de Paris :
     » … La semaine sanglante s’acheva et l’acte encore plus sanglant de l’exécution des prisonniers désarmés commença. Ce qui nous était apparu comme un acte non de vengeance mais de nécessité nous apparait maintenant comme une inutile barbarie. Mais il faut avoir vécu cette époque de la terreur comparable à la Nuit de la Saint Barthélémy et à l’année 1793 pour comprendre les atrocités qui ont suivi la prise d’assaut de Paris »
    S’il condamne les massacres, il n’a pas de sympathie pour la Commune de Paris

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