Crêpage de neurones à propos des réfugiés.

Les comédiens de "Je suis Fassbinder" (TNS)

Les comédiens de « Je suis Fassbinder » (TNS)

Je me suis frotté les yeux quand j’ai lu ce titre claironnant dans l’Humanité : L’extrême-droite ne sort pas victorieuse des élections en Allemagne. Cette manie de croire qu’il suffit de prendre le contrepied des autres pour paraître révolutionnaire. Il s’agirait, nous dit-on,  d’un symptôme de transfert que de penser que l’extrême droite a gagné lors des dernières élections régionales dans trois Länder, un sacré sondage soit-dit en passant. Terme psychanalytique pour terme psychanalytique, j’opterai pour ce qui concerne l’Humanité pour celui de dénégation. Celle-ci avait déjà été pratiquée lors des premiers succès du Front national avec le succès que l’on sait. Il serait temps aussi que l’on cesse de penser que le dernier mot pour ce qui concerne l’Allemagne devrait revenir à Cohn-Bendit, ça finit par lasser. Contrairement à ces journaux de gauche qui passent leur temps à critiquer les production des autres sans proposer eux-mêmes de meilleures analyses, je vais tenter de faire mieux à partir d’une autre hypothèse.
Le meilleur résumé – mais je n’ai pas tout lu – je l’ai trouvé sous la plume du chroniqueur de Ouest-France, Laurent Marchand
«Un tabou, un interdit. Une impossibilité radicale. Depuis 1945, aucun espace politique à la droite de la CDU, l’Union chrétienne démocrate, ne semblait concevable en Allemagne. Ni pour les nostalgiques du nazisme, dont les tentatives de reconstitution ont toujours été systématiquement réprimées par la Cour constitutionnelle. Ni même pour des forces radicales moins extrêmes, mais en opposition aux partis traditionnels, garants de l’ordre libéral et démocratique de l’après-guerre.
Depuis hier, ce large consensus a lâché. Cet espace introuvable est désormais occupé par le parti de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Créé il y a à peine trois ans, AfD a fait plus qu’une percée hier dans trois Länder importants de la fédération. Comptant désormais des élus dans la moitié des parlements régionaux du pays, il s’est installé comme un acteur probablement durable de la vie politique allemande ». (Source)
Fin du Sonderweg ?Je pourrais ergoter qu’il y a toujours eu plus à droite que la CDU, c’est son aile bavaroise la CSU. Elle peine à se glisser entre la CDU et l’AfD. Mais, l’essentiel me semble-t-il est de noter qu’une frontière a été franchie. Il sera beaucoup question de frontières, de disruption de frontières, d’effacement de clivages, d’escamotage de séparation dans ce qui suit, y compris de la perméabilité de cette membrane que l’on appelle la peau qui elle aussi, en s’effaçant, lève la distinction entre intérieur et extérieur. L’écriture de ce texte a en effet commencé avant et s’est poursuivie après que j’aie été voir au TNS de Strasbourg la dernière production de Falk Richter et Stanislas Nordey, Je suis Fassbinder qui brasse avec plus ou moins de bonheur toutes ces questions. Les représentations sont terminées à Strasbourg mais le spectacle sera en tournée dans les mois qui viennent.
Sans entrer dans les détails des différentes régions et de leurs différences, des transferts de voix entre les partis, du rôle positif ou négatif des différentes personnalités têtes de listes, faisons un petit retour sur les résultats des élections, le 13 mars dernier,  dans les trois Länder du Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat, Saxe Anhalt, ce dernier de l’ex RDA, les deux autres de l’ouest. Après une longue période de baisse de la participation électorale, on note à nouveau une tendance inverse. Malgré cela, dans les trois cas, le parti des abstentionnistes continue d’arriver en tête dans les urnes. Le regain de participation est sans doute lié à l’intensité des débats sur la question des réfugiés et à l’apparition de cette nouvelle formation d’extrême droite ainsi que de la décomplexion de l’électorat évoquée par le journaliste d’Ouest-France. A l’exception de la Rhénanie Palatinat, où le SPD fait un bon score au détriment des Verts, laminés, l’effondrement du parti social démocrate se poursuit. Cela s’explique par le fait qu’il ne soit plus qu’une pâle copie de ses concurrents. Les amis de Jean-Luc Mélenchon sont eux marginalisés dans une période où en Allemagne aussi tout crie à l’alternative. De quoi méditer.

L’AfD, ça Trump énormément

J’avais dès l’apparition de l’AfD en 2013 noté que ce nouveau venu occupait dangereusement l’idée d’alternative en prenant tout simplement pour nom Alternative pour l’Allemagne. J’avais écrit  :
« En occupant le mot alternative pour le dévoyer dans un contexte de TINA There is no alternative aggravé dont ils dénoncent le suivisme, les professeurs de ce tea party à l’allemande jouent un jeu dangereux. »
En trois ans, de parti anti-euro, l’AfD est devenu parti anti-étrangers ciblant de plus en plus une seule catégorie d’étrangers et leur religion.  De parti de professeurs d’université bon chic bon genre, il est devenu en éjectant son fondateur, un parti de masse bête et méchant sur fond de déliquescence de la social-démocratie (SPD + Linke) et d’un accroissement considérable des inégalités. Ses bons scores à deux chiffres, il ne les fait plus seulement dans l’ex-RDA mais aussi dans le Bade-Wurtemberg, ancien bastion de la CDU c’est à dire là où les ouvriers votaient chrétien démocrate. En même temps, la période de l’après réunification s’achève. L’AfD a surfé sur la conjonction de deux crises, celle des réfugiés qui s’accompagne d’une crise européenne et d’une aggravation de la crise sociale. Son programme et son électorat se sont radicalisés. On en sait un peu plus sur son contenu même s’il n’existe encore qu’à l’état de projet. Je n’en énumère que quelques exemples : privatisation de l’assurance chômage ; suppression des allocations monoparentales ; éloge du CO2 présenté comme bénéfique pour l’agriculture ; l ‘Islam n’aurait pas sa place en Allemagne ; évidemment Travail Famille Patrie, fond commun des tous ces trumpéteurs, trumpéteuses de tous les pays, pratiquant le culte de Friedrich Hayek, le pape du libéralisme. Il est amusant de voir les égéries du mouvement, telles Jeanne d’Arc, se mettre en quête de la virilité du mâle allemand protecteur de la femme blonde. Il paraîtrait que le jardin d’enfants dévirilise les garçons. Logique qu’elles admirent Poutine. Les trump-pets ont l’avantage de montrer que l’on peut se passer de la référence à des ancêtres nazis pour donner un origine à la connerie.
Leur prochaine étape : le Bundestag en 2017. Avec l’aide d’Angela Merkel, ils vont y parvenir si elle tient jusque là. Comme chancelière, grâce à ses multiples avatars dans les différents partis, sa politique n’est pas fondamentalement contestée. Même en France, certains la croient de gauche comme s’ils avaient opéré un transfert de Tsipras vers Merkel. Etrange volatilité des opinions sans profondeur ni mémoire. Comme chef des Chrétiens démocrates, Angela Merkel divise son parti et le mène dans le mur. Le parti chrétien démocrate cherche donc son Brutus un peu comme la gauche française cherche le sien.

Crêpage de chignons neurones

Pendant tout ce premier trimestre 2016 ont eu lieu des débats autour d’un pavé dans la mare jeté par le philosophe Peter Slotedijk reprochant à Angela Merkel de fuir des réalités. Enfin un crêpage de chignons neurones, dirent les uns, on s’en fout, nous on se coltine les problèmes, dirent les autres. Je connais à peine sinon pas du tout les livres du philosophe. Je prends en général connaissance de ses postures provocatrices mais je goûte peu ses jeux de langue et sa rhétorique spéculative.
Je n’aurais guère prêté plus d’attention à cela ni à la polémique qui s’en est suivi s’il n’y avait eut l’intervention du politologue Herfried Münkler qui a donné à la polémique une autre dimension du fait de sa posture de conseiller du prince Merkiavel pour reprendre l’expression forgée par Ulrich Beck. L’évocation de ce débat fait partie du diagnostic, chacun pourra en juger. Il signale où en la culture dans ce pays. C’est pourquoi j’en fourni de larges extraits. Je fais l’impasse sur la polémique portant sur  le thème de la proximité de certains propos avec des discours d’extrême droite car ce n’est pas tant la proximité qu’il faut critiquer – ce n’est pas un argument, il y en a toujours – que le discours lui-même. L’ancien recteur de l’Ecole supérieure de design de Karlsruhe, d’abord interrogé par le magazine Cicero sur les événements de Cologne et le terrorisme opère avec la notion de phobocratie. Peut pas dire gouvernement de la peur comme tout le monde ? L’entretien porte ensuite sur la question des réfugiés et des frontières.

Peter Sloterdijk :

« Pensons à un échange imaginaire entre Carl Schmitt et Walter Benjamin sur l’état d’exception (Ausnahmezustand). A l’affirmation de Carl Schmitt selon laquelle est souverain celui qui décide de l’état d’exception, Benjamin répliquait que pour le pauvre hère que l’on appelait alors le prolétariat l’état d’exception était une expérience quotidienne. Transposé aux réalités d’aujourd’hui cela signifie que maintenant c’est le réfugié qui décide de l’état d’urgence. Le gouvernement allemand dans un acte de renoncement à la souveraineté s’est laissé déborder. Cette abdication se poursuit jour et nuit. (…) »
Que signifie cela, qu’aurait-il fallu faire ?
Peter Sloterdijk :
« La différence entre droit d’asile et droit des étrangers ( Die Differenz zwischen Asylrecht und Einwanderungsrecht) doit être définie avec beaucoup plus de précision que jusqu’à présent. […] De nombreux réfugiés prennent bien acte des faiblesses de l’état postmoderne et en apparence post-national. La société postmoderne se rêve dans un au-delà des frontières. Elle existe dans un mode surréel d’oubli des frontières. Elle jouit d’être dans une culture de conteneurs aux parois minces. Là où dans le passé existaient des frontières solides, les parois solides ont été remplacées par de fines membranes. Elles sont massivement franchies.[…] Nous n’avons pas appris l’éloge des frontières. Et cela depuis longtemps. Déjà sous le ministère des affaires étrangères Fischer [Joschka Fischer (Vert) fut ministre des Affaires étrangères et vice chancelier de Gerhard Schröder de 1998 à 2005] avait commencé une imperceptible invasion, on avait accordé à l’époque des millions de visas pour des gens d’Europe de l’est dont on supposait qu’ils ne voulaient pas venir chez nous mais dans le monde anglo-saxon. A l ‘époque, l’Allemagne était un pays de transit pour des rêves d’émigration allant plus loin. Les Allemands ont rêvé le sommeil des justes. Pour eux, les frontières n’étaient que des obstacles au tourisme. Ils n’ont pas voulu comprendre qu’après 1945 environ 150 nouveaux états ont été créés. On croit toujours encore dans ce pays qu’une frontière est faite pour être franchie. »
Quand on lui demande à quoi cela tient il invoque « une faiblesse congénitale » (???) à distinguer le côté droit du côté gauche d’une ligne. La suite de l’entretien porte sur la vérité et le mensonge et se poursuit sur l’intégration européenne. J’en retiens le passage suivant :
Peter Sloterdijk :
« La fausse résonance du mot intégration s’entend [s’agissant de l’Europe] de manière encore plus aiguë que lorsqu’il s’agit de la prétendue intégration des réfugiés ou de ceux qui n’ont pas encore de passeport allemand. L’Europe est mal formatée. On a mis ensemble des choses qui n’ont rien à faire ensemble. L’Europe avec l’euro devient une communauté de contrainte qui signifie pour la majorité des gens bien moins que ce que les Européens de profession à Bruxelles et Strasbourg voudraient leur faire croire. Bien sûr, l’Europe, comme espace de libre circulation et d’échange de biens culturels, est une chose merveilleuse. Mais la communauté de contrainte qu’impose l’Europe s’est avérée être de trop. On a donné à l’Europe une forme dans laquelle ses membres doivent se distancier d’eux-mêmes (sich entfremden). Manifestement, il s’agit moins d’un nouveau nationalisme que d’urgence locale. On a été trop fortement ligoté dans des chaînes d’actions communautaires, d’où la demande de marges de manœuvres.[…]. Comme fédération distendue, l’Union européenne a plus de chances qu’en se resserrant encore d’avantage. On peut prophétiser une longue vie à l’état national parce que c’est la seule entité politique d’importance qui pour l’instant fonctionne à peu près. Les structures supranationales ne peuvent perdurer que dans la mesure où elles sont soutenues par des états nationaux».
Après avoir rappelé que ce que nous vivons n’est que l’avant-garde d’un mouvement plus ample, il conclut d’une phrase qui a fait le tour des rédactions :
« Les Européens développeront tôt ou tard une politique de frontières commune efficace. L’impératif territorial s’imposera. À la longue. Il n’y a pas après tout d’obligation morale à l’autodestruction. »
La réaction viendra dans l’édition de l’hebdomadaire die Zeit du 20 février 2016 – à laquelle Peter Sloterdijk répliquera à nouveau le 9 mars. Sous le titre « Combien les gens intelligents peuvent être inconscients », le politologue de renom, Herfried Münkler, dont j’avais déjà signalé son plaidoyer pour un retour à la géopolitique produit un discours de pouvoir que le pouvoir ne tient pas.  Il écrit :

Herfried Münkler :

« (…) On peut aussi interpréter la crise des réfugiés comme un défi de stratégie politique et alors la question posée est de savoir si, au-delà des points de vue humanitaires et des contraintes juridiques, il y avait des raisons d’ouvrir les frontières allemandes au flux des réfugiés sur la route des Balkans et de débattre de ce qu’auraient été et que seraient les coûts de la fermeture des frontières que certains philosophes propagent avec empressement. Ce débat n’a quasiment pas été mené en Allemagne et c’est une des raisons pour laquelle, après une phase d’euphorie humanitaire et sa frustration dans la nuit de la Saint Sylvestre à Cologne, il a été prétendu que la fermeture de la frontière sans autre forme de procès était une option disponible pour le gouvernement. […]
Peter Sloterdijk et Rüdiger Safranski, les maîtres temporaires de la République, parlent d’une noyade du pays et d’une politique frivole de la fine membrane par négligence de l’État, comme s’il suffisait au gouvernement de suivre leurs conseils d’une fermeture rigide des frontières pour que tout aille à nouveau mieux. Les réponses restant en deçà de la complexité des questions ont leurs propres suggestions. Mais qu’elles soient données aussi par ceux qui au fil des ans se sont mis en scène comme les gardiens du Graal de la complexité et les représentants d’une pensée complexe, cela témoigne d’un grave manque de réflexion stratégique dans la culture politique de ce pays. On fait comme si l’on pouvait revenir à un ordre dans lequel frontières et souveraineté servaient de guide au politique. On peut bien sûr le revendiquer mais on devrait savoir où cela mènerait. Les récentes argumentations montrent que ces précurseurs de la pensée ont beaucoup parlé du 20ème siècle et que leur pensée métaphorique les a empêché de donner unes dimension analytique à leur propos. […]
En principe, la décision d’ouverture des frontières avait pour but d’acheter du temps pour saisir les causes de la crise et ses développements futurs et pour élaborer des solutions européennes à ce qui constitue un défi pour l’Europe dans les décennies à venir. Il était bien évidemment clair dès l’été dernier que l’Allemagne ne pouvait accueillir chaque année un million de réfugiés ; elle devait bien plus servir avec l’Autriche de  trop plein d’inondation, ce qui devait dégager le temps de travailler à une solution européenne : une répartition équitable en Europe ; une meilleure sécurité aux frontières extérieures de l’Europe ; stabilisation de la périphérie. Cela n’avait pas grand chose à voir avec du romantisme ou du sentimentalisme. La proclamation démonstrative d’une culture de l’accueil était une réaction de la société civile aux actes incendiaires contre les asiles de réfugiés.. Elle faisait partie d’un combat pour la conscience de soi et pour l’image de l’Allemagne et n’est pas à confondre avec les projets poursuivis par le gouvernement.
Au moins trois aspects ont joué un rôle dans la décision de Berlin de s’attaquer seul au défi européen : empêcher qu’une politique de régime frontalier ne débouche sur le début de la fin de l’espace Schengen et ainsi plus généralement de l’UE ; éviter que ne se créée sur la route des Balkans un embouteillage de réfugiés qui aboutirait à un effondrement des États concernés ; éviter que l’Allemagne ne se retrouve comme celle qui par égoïsme national ait à assumer les deux. Les coûts d’une telle décision étaient clairs : on allégeait ainsi la pression de participer à la solution sur les pays non situés sur la route des Balkans et on se heurtait au rejet voire la résistance d’une partie de la population électorale allemande. […]. L’échange espace contre temps est un élément fondamental d’une pensée stratégique.[…] Il n’est pas à exclure que l’Europe sous l’effet de la crise des réfugiés n’éclate mais c’est un essentiel de la politique allemande que cela ne se fera qu’après que l’Allemagne aura tout fait pour l’en empêcher. »
Avant de passer à la réponse de Sloterdijk, je voudrais en remarque à ce texte dire que s’il a le mérite d’exister comme discours du pouvoir, on se demande pourquoi le pouvoir lui-même ne serait pas capable de le tenir, car il y a quelque chose de frappant dans le mutisme de la chancelière qui pense que slogans du type on y arrivera peut servir de parole à des électeurs déboussolés. Il est probable que les électeurs, elle s’en fiche. Angela Merkel n’a pas eu jusqu’à présent le souci de la périphérie. Avant que les problèmes ne débordent sur l’Allemagne, la périphérie, Grèce et Italie, était le cadet de ses soucis. Aujourd’hui elle utilise un autre pays de la périphérie comme prestataire de service. Elle a une conception marchande des relations internationales. Peter Sloterdijk oublie de dire que l’effacement des frontières en Europe a comme motivation première la réduction des coûts dans la circulation des marchandises. Pierre Gattaz, président du Medef, Ulrich Grillo, président de la Confédération allemande des industries et Ingo Kramer, président de la Confédération des associations patronales allemandes viennent de rappeler que la désintégration de Schengen serait une entrave à la circulation des marchandises dont ils se passeraient bien dans leur économie de flux tendus.
Le 9 mars 2016, dans l’hebdomadaire Die Zeit, sous le titre Réflexes primitifs, Peter Sloterdijk, rejetant globalement toutes les critiques qu’il accuse de réflexes de chiens de Pavlov et de céder à la facticité (= la soumission aux faits), ce qui nous vaut une lourde digression sur Pavlov, fait une exception pour Herfied Münkler plus digne sans doute de lui. Le philosophe se défend également des attaques concernant sa « proximité » avec des discours d’extrême droite en affichant parmi les 50 nuances de... gauche, celle du conservatisme. Quand on lui parle de stratégie en politique ça le fait marrer.

Peter Sloterdijk :

« Il est exact que Safranski et moi avons émis des réserves contre la noyade de l’Allemagne par des flux incontrôlés de réfugiés. Cela exprimait un souci conservateur de gauche à propos de la menace pesant sur la cohésion sociale. Le conservatisme de gauche qui est ma couleur depuis longtemps fait partie des nuances menacées d’effacement dans ce climat d’hostilité aux différenciations. Divers commentateurs aveugles aux nuances lisent dans mes options des tendances nationale conservatrices pour ne pas dire de nouvelle droite voire de soutien aux positions délirantes de l’AFD. Mais deviner à la lecture signifie projeter dans la lecture. On ne peut imaginer une déformation plus insensée de mes vues et de ce qui les fonde. Je n’ai jamais fait mystère du fait que quoique issu de la gauche universaliste, j’ai au fil des ans aussi voulu apprendre à préserver le droit aux intérêts particuliers. Je le fais sous la prémisse que le particulier conscient de sa liberté est le seul vecteur porteur d’universel. […]
Dans les faits, notre dissensus se développe à partir d’une réponse contradictoire à la question de savoir si la politique de Merkel envers la vague de réfugiés depuis l’été dernier était autre chose qu’une réponse désemparée à l’inattendu. Safranski et moi avons indépendamment l’un de l’autre donné raison à l’opinion populaire qui dans une large majorité acquiesce au sentiment que dans la propagande merkelienne de bienvenue il s’agit d’une improvisation de dernière minute qui voulait faire de nécessité vertu [Ce qui était aussi mon sentiment]
Une telle interprétation serait au demeurant compréhensible et pas forcément déshonorante. La politique dans notre modernité hyper-complexe est bien plus improvisée que ne veut l’admettre l’électorat qui préfère croire à une intelligence planifiante d’en haut. Peu de gens sont prêts à considérer que dans les hautes sphères de commandement l’atmosphère est venteuse. Il se peut même que la première réaction d’Angela Merkel ait été juste, compte tenu de la situation, car elle a enrayé la soudaine nouvelle détestation de l’Allemagne. Mais juste elle ne l’est certainement plus. Que la Chancelière ait tardé à inverser le courant est une faute objective. Même Otto von Bismark remarquait en son temps que sa politique d’équilibre européen qui passait pour souveraine n’était rien d’autre qu’un système d’entraides temporaires. L’homme le plus puissant dans l’histoire récente de l’Europe, Napoléon Bonaparte a reconnu dans ses Mémoires de Saint Hélène que la vérité était qu’il n’avait jamais été maître de ses actions. On serait mal inspiré si l’on voulait attendre d’une figure de transition comme Mme Merkel rompue au flou plus que de ce héros d’envergure. La modération des ambitions ne modifient pas les risques. Les fautes d’acteurs de moyenne envergure peuvent aussi à terme avoir des conséquences fâcheuses. Que la politique se transforme de plus en plus en management de la fatalité est dans la nature de processus multifactoriels. Le jeu avec le hasard devient de son côté de plus en plus hasardeux. L’art de dominer le hasard s’avère d’un apprentissage de plus en plus difficile. Cet art est actuellement entre les bonnes mains du ministre allemand des Affaires étrangères. […] Étonnant de constater que le régime auto-hypnotique de la politique vaut aussi pour les politologues. Monsieur Münkler aime manifestement à se présenter comme initié à la raison stratégique qui règne au sommet de l’État allemand. A côté de lui, Safranski et moi ne serions que des personnes privées ignorantes. J’aimerais bien qu’il garde raison. Si après plusieurs années d’afflux, il se trouvera 5 millions de réfugiés dans le pays on ne pourra que prier qu’il y ait eu pour cela un grand plan. Et peut-être que le discours jusqu’à présent sans consistance de Merkel sur la solution européenne se remplira de substance utile dans les prochaines années. »
Voilà pour le débat. Il ne va pas très profond je le concède dans la recherche des causes de ce qui nous arrive surtout de cette imbrication explosive de crises. Il m’a néanmoins semblé utile de faire mention de l’état du débat intellectuel du moins tel qu’il transparaît dans les medias dominants. Peut-être y en a-t-il de plus intéressants que je ne connais pas. Je l’espère. La piètre qualité du débat intellectuel fait partie de la régression générale à l’œuvre. Quelques questions sont cependant aussi les nôtres, ce sont celles du cadre de la transformation. National ?  Européen ? La question des territoires et de leurs limites, celle des frontières. On a vu l’effacement de la limite droite gauche. Sur ce plan, il me semble que Sloterdijk a raison de s’inquiéter de la perte de diversités d’opinions. Si cela continue tout ce qui ne sera pas Front national ou AfD sera de gauche dans une vaste synthèse droitegauche – nous avons un spécialiste de la question à la tête de l’Etat – dans le magma idéologique d’une Merkhollande sans frontières. N’est-ce pas le but recherché ?
Stratégie ou pas ?
Pourquoi MOI je devrais savoir ?

Heureusement, il y a Fassbinder

Avec la dernière phrase – Pourquoi MOI je devrais savoir ? – je joue avec une réplique du spectacle de Falk Richter et Stanilas Nordey, Je suis Fassbinder :
« Stan (Fassbinder). Rien ni personne n’a aucun sens actuellement. L’Europe n’a aucun sens. Toute  la politique extérieure française n’a aucun sens. NOTRE INTERVENTION EN SYRIE N’A AUCUN SENS. Pourquoi MOI je devrais avoir un sens ? Je suis un chroniqueur. Je suis un sismographe ! Je perçois ce qui existe. RIEN DE PLUS ! »
(merci à pour la transcription à Jean-Pierre Thibaudat )
Le RIEN DE PLUS n’est pas à prendre pour une profession de foi, cela en tout cas ne me semblerait pas acceptable même si nous nous disons tous de temps à autre  par fatigue : à quoi bon chercher un sens ! Se mettre en quête de compréhension a bien sûr aussi pour effet de renforcer la solitude de celui qui s’y adonne. Les philosophes cités plus haut auraient pu figurer tels quels dans le texte de Falk Richter. C’est aussi du café du commerce dont la pièce fait à mon goût un étalage un peu trop grand. On pourrait dire que la pièce est construite autour d’une actualisation du célèbre dialogue de Fassbinder avec Liselotte Eder dans le film collectif L’automne en Allemagne dans lequel on voit le cinéaste, son amant et sa mère dans une situation de panique après l’épisode terroriste qu’a connu l’Allemagne en 1977. Interrogée par son fils sur ce qu’il faudrait faire dans cette situation de chaos, la mère réclame avec une touchante naïveté la venue d’un gentil dictateur : « ce qui serait le mieux, en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste ».
La présence de Fassbinder permet fort heureusement d’échapper quelque peu à « la totale occupation du présent » que prédisait Heiner Müller en 1990 et que favorise le procédé utilisé d’une écriture à chaud jusque pendant les répétions. Le constat de Müller n’est pas à prendre positivement. Il n’y a pas comme l’ont fait certains critiques à glorifier je ne sais quel hyperprésent ou plus que présent mais bien plutôt à interroger son arrogance selon l’expression de Patrick Boucheron. J’ai bien entendu cette réplique : je ne lis plus d’articles de presse mais seulement le titre des hyperliens qu’on m’envoie ? Il faut bien mettre des ralentisseurs au flux du présent pour retrouver de la distance et de la profondeur.
L’un des personnages fait un moment tourner sa bite comme Thierry sa fronde. Il est question des corps et de ce qu’ils deviennent dans ce chaos. Cette tentative d’articulation entre le chaos extérieur et la perte d’un chez soi intérieur, intime,  constitue la partie la plus originale du spectacle. Plus précisément encore, il est question de désappartenance des individus et de la perméabilité de leur peau, frontière intime et ultime après que l’on se soit débarrassé de ses vêtements. Elle ouvre au traitement marchand de l’intime. L’expression être mal dans sa peau ne suffit plus, elle suppose une enveloppe protectrice qui contienne encore quelque peu le mal. Le problème est que la frontière est poreuse, elle laisse passer dans les deux sens le mal qu’on finit par vomir quand ce n’est pire.
Vendredi soir, une alerte de BFMTV sur l’arrestation d’un terroriste s’est incrustée dans ma messagerie alors que je n’avais rien demandé. Cela surprend parce qu’on croit toujours être chez soi devant sa boite à courriel. Mais nous ne sommes plus au temps du facteur où la boite aux lettres était à l’entrée de la maison. Elle est à l’intérieur. BMFTV en franchissant les murs de ma maison sans autorisation cherche à faire de l’argent avec l’émotion que suscite le terrorisme.
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