Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen (1621/22 – 1676)
Comment Simplicius découvre la lecture en observant un ermite qui lit

Dans son grand roman, Les Aventures de Simplicissimus, Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen,  consacre un chapitre, le chapitre X, à la découverte de la lecture par Simplicius en pleine guerre de Trente ans. L’écrivain aux onze pseudonymes anagrammatiques et romancier du monde à l’envers est l’auteur par ailleurs de L’aventurière Courage et de bien d’autres textes non traduits en français.

Illustration extraite d‘une édition des Aventures de Simplicius Simplicissimus (1683-1713). Elle est tirée du livre de Heiner Boehncke et Hans Sarkowitz : Grimmelshausen . Leben und Schreiben. Vom Musketier zum Weltautor. Extradruck der Anderen Bibliothek n°323

DAS 10. KAPITEL
Wasgestalten er schreiben und lesen im wilden Wald gelernet

Als ich das erste Mal den Einsiedel in der Bibel lesen sah, konnte ich mir nicht einbilden, mit wem er doch ein solch heimlich und meinem Bedünken nach sehr ernstlich Gespräch haben müsste: ich sah wohl die Bewegung seiner Lippen, hingegen aber niemand, der mit ihm redet’, und ob ich zwar nichts vom Lesen und Schreiben gewusst, so merkte ich doch an seinen Augen, dass ers mit etwas in selbigem Buch zu tun hatte. Ich gab Achtung auf das Buch, und nachdem er solches beigelegt, machte ich mich dahinter, schlugs auf und bekam im ersten Griff das erste Kapitel des Hiobs und die davor stehende Figur, so ein feiner Holzschnitt und schön illuminiert war, in die Augen ; ich fragte dieselbigen Bilder seltsame Sachen, weil mir aber keine Antwort widerfahren wollte, wurde ich ungeduldig und sagte eben, als der Einsiedel hinter mich schlich: „ihr kleinen Hudler, habt ihr denn keine Mäuler mehr? Habt ihr nicht allererst mit meinem Vater (denn also musste ich den Einsiedel nennen) lang genug schwätzen können? ich sehe wohl, dass ihr auch dem armen Knan seine Schaf‘ heimtreibt und das Haus angezündet habt, halt, halt, ich will dies Feuer noch wohl löschen“, damit stund ich auf, Wasser zu holen weil mich die Not vorhanden zu sein bedünkte. „Wohin Simplici ?“ sagt’ der Einsiedel, den ich hinter mir nicht wusste. „Ei, Vater“, sagte ich, da sind auch Krieger, die haben Schaf und wollens wegtreiben, sie habens dem armen Mann genommen, mit dem du erst geredet hast, so brennet sein Haus auch schon lichterloh, und wenn ich nicht bald lösche, so wirds verbrennen“; mit diesen Worten zeigte ich ihm mit dem Finger, was ich sah. „Bleib nur“, sagte der Einsiedel, „es ist noch keine Gefahr vorhanden.“ Ich antwortete, meiner Höflichkeit nach: „Bist du denn blind, wehre du, dass sie die Schaf‘ nicht forttreiben, so will ich Wasser holen.“ „Ei“, sagte der Einsiedel, „diese Bilder leben nicht, sie sind nur gemacht, uns vorlängst geschehene Dinge vor Augen zu stellen“; ich antwortet: „Du hast ja erst mit ihnen geredt, warum wollten sie dann nicht leben?“
Der Einsiedel musste wider seinen Willen und Gewohnheit lachen und sagte: „Liebes Kind, diese Bilder können nicht reden, was aber ihr Tun und Wesen sei, kann ich aus diesen schwarzen Linien sehen, welches man lesen nennet und wenn ich dergestalt lese, so hältst du dafür, ich rede mit den Bildern, so aber nichts ist.“ Ich antwortet’: „Wenn ich ein Mensch bin wie du, so müsste ich auch an den schwarzen Zeilen können sehen, was du kannst, wie soll ich mich in dein Gespräch richten? Lieber Vater, berichte mich doch eigentlich, wie ich die Sach verstehen soll?“ Darauf sagte er: „Nun wohlan, mein Sohn, ich will dich lehren, dass du so wohl als ich mit diesen Bildern wirst reden können, allein wird es Zeit brauchen, in welcher ich Geduld und du Fleiß anzulegen.“ Demnach schrieb er mir ein Alphabet auf birkene Rinden, nach dem Druck formiert, und als ich die Buchstaben kennete, lernete ich buchstabieren, folgends lesen und endlich besser schreiben, als es der Einsiedel selber konnte, weil ich alles dem Druck nachmalet’.

(Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen : Der Abenteuerliche Simplicissimus. Das erste Buch Kapitel X)

CHAPITRE X
De quelle manière il apprend à lire et écrire dans la forêt sauvage

La première fois que je vis l’ermite lire la Bible, je n’arrivais pas à m’imaginer avec qui il pouvait bien avoir une conversation aussi secrète et à ce qu’il me semblait si sérieuse ; je voyais bien le mouvement de ses lèvres, percevais aussi leur murmure, et, pourtant, je ne voyais ni n’entendais personne parler avec lui : et bien que je ne sache ni lire ni écrire, j’ai néanmoins remarqué, à ses yeux, qu’il se passait quelque chose avec ce livre. J’ai donc concentré mon attention sur le livre et quand il l’eut mis de côté, je le pris et l’ouvris, et tombai sur le premier chapitre du Livre de Job. Ma vue fut frappée par l’image qui le précédait, une gravure sur bois bien enluminée. Je me suis mis alors à poser d’étranges questions à cette image et comme je n’en recevais aucune réponse, je devins impatient, et alors même que l’ermite était arrivé derrière moi, je dis : « Petites fripouilles n’avez-vous donc plus de langue ? Ne venez vous pas de bavarder assez longuement avec mon père (car c’est ainsi donc que j’appelais mon ermite) ? Je vois bien que vous chassez les moutons du pauvre Knan et que vous brûlez sa maison : halte là, j’éteindrai le feu et vous empêcherai de commettre d‘autres dégâts», et disant cela je me levai pour aller chercher de l’eau, car cela me semblait bien nécessaire. « Où vas-tu, Simplici ? », dit l’ermite, que je ne savais pas derrière moi. ’ « Hé, père, dis-je, il y a là d’autres soldats, ils veulent emporter les moutons qu’ils ont pris à ce pauvre homme avec qui tu viens de parler, et voici sa maison qui brûle, et si je ne l’éteins pas vite, elle partira en fumée » ; disant cela je lui montrai du doigt ce que je voyais. « Reste donc, dit l’ermite, il n’ y a pas encore de danger » ; je lui répondis avec respect : « Ne vois-tu pas ? Veille à ce qu’ils n’emmènent pas les moutons pendant que je cherche de l’eau ». « Écoute , dit-il encore, ces images ne sont pas vivantes ; elles ne sont faites que pour remettre devant nos yeux des choses passées, il y a longtemps ». « Comment, répondis-je, tu viens pourtant de parler avec elles comment donc pourraient-elles ne pas être vivantes ? »
Contre son gré et son habitude, l’ermite ne put s’empêcher de rire et dit : « Cher enfant, ces figures ne peuvent pas parler, mais ce qu’elles font et ce qu’elles sont, cela je peux le voir dans ces lignes noires, et c’est ce que l’on appelle lire. Et quand je lis ainsi, tu crois que je parle avec les images mais il n’en est rien ». Je lui répondis : « Si je suis un être humain comme toi, je dois moi aussi pouvoir voir dans ces lignes noires ce que tu peux y voir, comment puis-je me conformer à ce que tu dit ? Cher père, apprends-moi comment je dois m’y prendre ».
Alors il dit : « Soit, mon fils, je t’enseignerai afin que tu puisses comme moi parler avec ces images, seulement, cela prendra du temps, dans lequel je dois avoir de la patience et toi de l’application ». Sur ce, il m’écrivit, sur de l’écorce de bouleau, les caractères de l’alphabet formés sur le modèle de ceux de l’imprimerie et quand je sus les lettres, j’appris à épeler, puis à lire, et enfin à écrire mieux que l’ermite lui-même ; car j’imitais en tout l’imprimé »

Grimmelshausen : Les aventures de Simplicius Simplicissimus. Livre I chap X. Trad. Maurice Colleville. Aubier Bilingue. Grimmelshausen : Les aventures de Simplicissimus. Trad. Jean Amsler. Fayard. J’ai mélangé en les modifiant les deux traductions disponibles. L’une serre le texte au plus près et a l’avantage de provenir d’une édition bilingue, l’autre prend plus de libertés et est plus agréable à lire mais il faut avoir à côté de soi une édition allemande. Il y en a en ligne.

Un mot sur les neuf chapitres qui précèdent celui que nous venons de lire. Il y a plusieurs étages de narration chez Grimmelshausen. Ici, c’est Simplicius qui se remémore sa propre histoire et raconte d’où il vient. De la noblesse du labour dont l’exercitium corporis quotidien consistait à fendre du bois et  son « noble passe-temps  à curer l’étable du fumier ». Son domaine se situait dans le Spessart, « là où les loups se disent bonsoir » et où les géniteurs se nomment Knan et les mères, Meuder. Il était un « fameux joueur de cornemuse ». En matière de theologia, il était imbattable car,

« ne connaissant ni Dieu ni homme, ni ciel ni enfer, ni ange, ni diable, il était incapable de distinguer le bien ni le mal. Quant à la science : j’étais si achevé et parfait dans l’ignorance qu’il m’était impossible de savoir que je ne savais rien du tout ».

L’enfant est élevé à la dignité de pâtre par son Knan mais ignore à quoi ressemble un loup. En fait de loups, apparaît une troupe de soldats, de « cette guerre allemande » aux « cruautés renouvelées » (celle de Trente ans dans le Saint Empire romain germanique). La soldatesque s’empare de lui et des bêtes qu’il devait garder avant de torturer son Knan et sa Meuder, de piller et d’incendier leur ferme. Sur les conseils de la servante, il prend la fuite dans la forêt. Il y rencontre un ermite qu’il prend d’abord pour un loup. Il est temps de faire connaissance :

Ermite : Comment t’appelles-tu ?
Simplici : On m’appelle garçon
Erm. : Je vois bien que tu n’est pas une fillette. Comment t’appelait ton père et ta mère ?
Simpl. : Je n’ai eu père ni mère
Erm. : Qui t’a donné cette chemise ?
Simpl. : Ben , c’est ma Meuder
Erm. : Et comment t’appelle ta Meuder ?
Simpl. : Elle m’appelle garçon, petit, ou encore sale gamin, fichu pataud et gibier de potence.
Erm. : Et qui était donc le mari de ta mère ?
Simpl. : Personne.
Erm. : Avec qui ta Meuder a-t-elle dormi la nuit ?
Simpl. : Avec mon Knan
Erm. : Comment t’appelait ton Knan ?
Simpl. : Il m’appelait aussi garçon.
Erm. : Mais comment s’appelait ton Knan ?
Simpl. : Il s’appelle Knan
Erm. : Et comment lui disait ta Meuder ?
Simpl. : Elle disait Knan et aussi Maître (Meister)
Erm. : Ne l’a-t-elle jamais appelé autrement ?
Simpl. : Si elle l’a.
Erm. : Comment alors ?
Simpl. : Salopard, grossier moineau, fichu cochon et encore bien d’autres quand elle était de mauvaise humeur.
Erm. : Tu es assurément un pauvre ignorant pour ne savoir ni le nom de tes parents ni le tien propre.
Simpl. : Eh pardi ! Tu ne le sais pas davantage.
[…]

Erm. : Tu n’es jamais allé à l’église [Kirche] ?
Simpl. : Si, même que je grimpe bravement et j’en ai cueilli un plein panier de cerises [Kirsche]
Erm. : Je ne parlais pas de cerises [Kirsche] mais d’église [Kirche].

Grimmelshausen joue sur les homonymies et avec les idiomes locaux de la langue orale qui ne se confondent pas encore avec l’écrit, lui-même, à son époque, pas complètement normé malgré un siècle d’imprimerie. Grimmelshausen exprimera d’ailleurs des réticences face à une codification excessive de la langue tendant à faire disparaître ses formes dialectales.

L’ermite donne à l’enfant le nom de Simplicius, simple, littéralement d’un seul pli. Plus tard, le gouverneur de Hanau le complétera en Simplicius Simplicissimus

Erm. : Ecoute, Simplici (car je ne peux te nommer autrement) quand tu dis le Notre- Père, c’est ainsi que tu dois parler : Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite sur terre comme au ciel, donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
Simpl. : Dis donc, et du fromage avec ?

Grimmelshausen nous présente Simplicius comme un exemple pratique de la théorie aristotélicienne. Il écrit qu’Aristote « au livre III de De anima a comparé l’âme d’un homme à une table rase où rien n’est écrit et sur laquelle on peut noter bien des choses ». Il y ajoute un commentaire d’Averroès d’où il ressort que l’entendement de l’homme a besoin d’un « constant exercice ».

Le processus d’adoption réciproque se termine par le moment où l’enfant appelle l’ermite père et que celui-ci consent à l’accueillir auprès de lui dans la forêt et à lui apprendre à lire et écrire. Simplicius, tout comme il ignore qu’il existe des villages, des villes, ignore qu’il y a des objets imprimés que l’on appelle des livres. Un jour, il aperçoit l’ermite lisant et le faisant en remuant ses lèvres. « Lire sans prononcer à haute ou à mi-voix, est une expérience moderne, inconnue pendant des millénaires » a écrit Michel de Certeau. Autrefois, on ne lisait pas uniquement avec les yeux mais aussi avec sa bouche comme pour incorporer le texte. L’ermite pratique une lecture murmurée que voit et entend l’enfant. Le mouvement des lèvres et des yeux lui fait penser que le lecteur est en conversation avec quelqu’un et que l’objet livre est vivant. Simplicius va faire l’expérience qu’il peut y avoir dans l’objet inanimé livre quelque chose qui anime. Il s’empare de la Bible, l’ouvre sur le livre de Job et tombe en arrêt sur une image, une gravure comme celle ci-dessous qui figure dans la Bible de Luther de 1545.

La souffrance de Job. Gravure figurant en tête du Livre de Job dans la Bible de Luther de 1545. (Source)

Il ne sait rien des caractères imprimés et ignore aussi ce qu’est une scène illustrée. La vue de l’image ré-active chez l‘enfant un vécu, un vécu réel issu du monde non écrit et non imprimé, en l’occurrence les scènes de violences pratiquées par la soldatesque dans la ferme de ses parents. Et l’ermite doit lui expliquer que la re-présentation imprimée est une mnémotechnique, « pour remettre devant nos yeux des choses passées ». Il ajoute que sa signification se trouve dans les lignes noires de l’écriture qu’il faut apprendre à lire.
« Nous ne sommes pas nés pour lire », affirme avec force la chercheuse en neurosciences Maryanne Wolf. Spécialiste du cerveau lecteur et professeure en sciences du développement de l’enfant, elle explique que

« contrairement à ses autres composantes, telles celles de la vue et de la parole, qui sont effectivement organisées génétiquement, la lecture ne dispose pas de programme génétique directement transmissible d’une génération à l’autre ».
( Maryanne Wolf : Proust et le Calamar. Editions Abeille et Castor. 2015)

La lecture « ne vient pas naturellement aux enfants, contrairement à la vue ou au langage qui, eux, sont pré-programmés ». Elle nécessite un apprentissage formant les circuits neuronaux qui la rende possible. Cet apprentissage nécessite, selon Grimmelshausen, la patience du maître, l’effort et l’attention (Fleiß) de l’élève. Simplicius apprend l’alphabet en suivant le modèle du caractère unifiant de l’imprimerie.

Pour que la scène décrite soit possible, il a fallu aux êtres humains l’invention de l’imprimerie et les différentes techniques qu’elle concentre, celle du papier, de l’encre, du plomb… . Il a fallu l’invention de l’écriture elle-même supposant la discrétisation de l’oralité et le devenir lettre des sons.

Aujourd’hui, la lecture et l’écriture sont digitales. Mais nous avons « oublié » de nous en étonner.

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