Heiner Müller/Essai biographique (2) :
Du pays des Koboldes et des Indiens (Petite suite)

Erreur sur Moïse ?
Sixième et Septième livre de Moïse Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

Sixième et Septième livre de Moïse Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

« Le cinquième livre de Moïse jouait également un grand rôle dans les Monts métallifères, [l’Erzgebirge]. Il y avait des gens dont on savait qu’ils possédaient le cinquième livre de Moïse et qu’ils pouvaient ensorceler. A Bräunsdorf, on avait découvert une paysanne dans l’étable d’un voisin avec à la main le livre de mauvaise augure. Les vaches ensorcelées donnent du mauvais lait ou crèvent. »
Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Eine Leben in zwei Diktaturen Suhrkamp Verlag
Ce passage de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « autobiographie » de Heiner Müller, je l’avais effacé de mon précédent texte qui s’efforçait pourtant de caractériser l’univers social et de croyances dans lequel baignait l’entourage de Heiner Müller. Je l’ai fait parce que je n’arrivais pas à le décrypter. Je ne saisissais pas le rapport entre le livre de Moïse et la sorcellerie. Les choses s’éclairent cependant avec l’hypothèse d’une erreur. Mes remerciements à Thomas Lange et Lionel Richard pour m’avoir mis sur cette piste. Personne n’avait, jusque là relevé le mystère, ni les intervieweurs, ni les éditeurs, ni le traducteur.
Je noterai d’abord que Müller ne change pas de ton pour raconter cette histoire de sorcière, on ne sent pas de différence sceptique ou ironique avec les autres éléments du récit. Pourtant, il venait d’évoquer une fâcherie avec son grand-père qui avait prétendu voir sortir un lutin par la cheminée du voisin.
Le cinquième livre de Moïse, le Deutéronome, parle bien de magie mais c’est pour en prévenir les pratiques :
« Que chez toi, l’on ne trouve personne immolant par le feu son fils ou sa fille, ni nébuleux astrologues, ni devins, augures, magiciens, conjurateurs, spirites, voyants ou nécromanciens. Yhwh abomine quiconque se livre à de telles pratiques …. »
(J’utilise la nouvelle traduction de la Bible parue chez Bayard en 2001)
Il n’y a rien dans le cinquième livre de Moïse ni dans l’ensemble du Pentateuque qui permettrait d’expliquer le passage cité. Il y a bien un rapport entre Moïse et la magie. Il est dans la manière dont il a triomphé des magiciens de l’Égypte. Et avec quelle maestria : le bâton transformé en serpent, l’eau en sang, les crapauds, la vermine, la grêle, etc…. Cela est décrit dans le Livre 2, l’Exode. Moïse serait en quelque sorte le Dieu des magiciens bien qu’il appelle clairement et sans appel à les éliminer.
« On tuera les sorcières » (Exode 22, 17)
L’existence d’un livre 6ème et 7ème de Moïse ouvre une autre perspective et pointerait une erreur de Müller s’appuyant ou non sur une confusion dans l’esprit des gens dont il rapporte le souvenir. Il s’agit là d’un Moïse plus proche du Dr Faust que de l’ancien testament. Très tôt dans l’histoire, Moïse a servi d’autorité pour la diffusion d’écrits de magie. Il existe ainsi un papyrus du 4ème siècle, faisant partie des Papyri Graecae Magicae, intitulé le Huitième et dixième Livre de Moïse. (Source Wikipedia en allemand). Il y en aura même un 11-12 et 13 ème.
Dans un premier temps, il fallait faire partie de l’élite lettrée pour pouvoir lire les éditions ultérieures qui circulaient. Elles étaient en effet écrites non seulement en latin et en grec mais nécessitaient aussi des connaissances en hébreu et en araméen pour en décrypter les recettes. Avec les débuts de l’industrie du livre les choses changent. Se diffusent alors des grimoires. Et l’un de ceux-ci a pour titre 6 ème et 7ème livre de Moïse.
Stephan Bachter a consacré sa thèse de doctorat de philosophie, accessible en ligne, intitulée Anleitung zum Aberglauben [Superstition mode d’emploi]/ « aux livres de magie et à la diffusion de « savoirs » magiques depuis le 18ème siècle ». Il a étudie la propagation des pratiques magiques à travers leur transmission livresque notant d’ailleurs que les recettes qu’ils contiennent sont le plus souvent suivies à la lettre et font très peu appel à de l’imagination, de la créativité. Ce n’est qu’à partir de la fin du 17ème siècle que les grimoires sont accessibles en langue vernaculaire. Ce sont des compilations de formules magiques. On trouve sous un même titre de nombreuses variantes. Ils contiennent à la fois des poisons et des remèdes. J’ai retenu par exemple cette recette pour se délivrer d’un philtre d’amour : boire dans une chaussure imprégnée de la sueur du pied. Bien entendu, les éditeurs pas fous ne garantissent pas l’efficacité des remèdes
La croyance en l’existence d’un complément au Pentateuque était soigneusement entretenue et Moïse servait d’argument de vente.
Goethe a fait l’acquisition pour la Bibliothèque de Weimar d’une Biblia magica qui correspond à ce que par ailleurs on appelait le 6ème et 7ème livre de Moïse dont une première édition date de 1797 C’est ce 6.et 7. Liber Mosis qui semble-t-il sert de base aux compilations futures. En 1853 paraît chez un antiquaire et éditeur de Stuttgart, Johann Scheible, qui avait semble-t-il en ces matières un sens des affaires assez prononcé un livre avec le titre suivant :
„Das sechste und siebente Buch Mosis, das ist Mosis magische Geheimkunst, das Geheimnis aller Geheimnisse. Wort- und bildgetreu nach einer alten Handschrift mit 23 Tafeln. Samt einen wichtigen Anhange”
traduit :
« Le sixième et septième livre de Moïse, c’est l’art magique secret de Moïse, le secret de tous les secrets, en images et en mots fidèle à un ancien manuscrit avec 23 tables et une importante annexe ».
Il a aussi édité entre autre un Doktor Johannes Faust’s Magia naturalis et innaturalis ….

Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

On joue clairement, comme le montre cette édition française en vente partout aujourd’hui, avec l’image de la Bible, les tables de la loi pour vendre de l’obscurantisme. Le livre est ainsi présenté :Pour la première fois en France une œuvre de haute magie trouvant sa source en Égypte, comprenant 23 tables et sceaux des anges et archanges, des esprits planétaires et des esprits des éléments.
Quand le capitalisme devient religion il surpasse tout le monde.
Je n’entre pas dans le détail des relations complexes et ambiguës du nazisme et de l’occultisme. Je relève simplement, dans la thèse citée, la référence à une razzia sur les livres de magie après le passage en Angleterre de Rudolf Hess traité par la propagande nazie de fou, folie mise sur le dos de ses contacts avec les astrologues et autres magnétiseurs.
En 1956, en RFA, une plainte avait été déposée contre le 6 et 7ème livre de Moïse pour escroquerie et pour atteinte à la loi de lutte contre les maladies vénériennes. Pour combattre la syphillis, il était en effet recommandé de s’enfoncer jusqu’au cou dans le purin de cheval. L’éditeur a été condamné en première instance et le jugement cassé en seconde.
Nous voici rendu fort loin du petit texte de Heiner Müller que je cherchais à interpréter.
Cela règle-t-il la question posée par l’hypothèse d’une erreur ? Pas sûr.
Bien entendu ce que dit le poète dramaturge allemand correspond bien au contenu des 6ème et 7ème livre de Moïse. Reste à comprendre l’expression de Cinquième livre de Moïse. Je ne mettrais pas ce bémol à ce qui précède si je n’avais découvert l’existence d’un autre filon que le filon éditorial, un filon minéralogique appelé Fünf Bücher Moses Gang ou Grube, [littéralement Mine 5 Livre de Moïse] un filon de calcite. Est il appelé ainsi parce qu’il forme de petites pyramides ? Ou pour une autre raison ? La pierre qui marque l’ouverture de la mine porte la date de 1711. Elle est située non pas dans les Monts métallifères mais dans le Harz. Au St Andreasberg.
L’existence possible d’un telle expression dans l’esprit des gens ou dans la culture populaire nous permet de laisser la question entr’ouverte.et de ne pas fermer la conclusion sur la seule hypothèse même probable d’une erreur.

 

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