« Je suis né au plus profond, au plus bas, de l’Ardistan, un enfant chéri de la misère, du souci et du chagrin. Mon père était un pauvre tisserand.
[…]
Je suis né le 25 février 1842 à Ernsttal, une petite ville pauvre de tisserands des Monts métallifères … »
Karl May : Mein Leben und Streben [Ma vie et mes efforts] accessible en ligne en allemand
Karl May mêle, en l’espace de deux paragraphes, deux lieux de naissance, l’un dans le pays mythique l’Ardistan, le pays de la terre (en dialecte alémanique ardäpfel = pomme de terre) qu’il oppose au Djinistan, le pays des esprits, l’autre dans le pays réel situé en Saxe, dans les pré-Monts métallifères [Erzgebirge]. Dans ce qui suit, je vais essayer de définir ce que l’on pourrait appeler l’Ardistan de Heiner Müller qui relève un peu des deux. C’est d’ailleurs ce dernier qui, dans ce que l’on appelle son « autobiographie », fait signe vers l’auteur de littérature populaire qui a en Allemagne la célébrité d’un Alexandre Dumas, Karl May l’inventeur de Winnetou, la figure utopique de l’indien de Saxe. Heiner Müller précise en effet au détour d’un propos que son père à lui avait habité quelque temps, après sa période d’apprentissage d’employé de mairie, à Ernsttal, « la ville natale de Karl May ». Il poursuit, façon Karl May : « Il [le père] habitait en meublé chez une veuve de fonctionnaire qui essayait de lui inculquer les bonnes manières de se tenir à table. Il ne savait tout simplement pas qu’on ne mangeait pas les petits pois avec un couteau .»
La « trame d’enfance » pour reprendre le titre d’un roman de Christa Wolf que dessine Heiner Müller consiste à répartir dans une géographie sociale singulière, celle de la Saxe artisanale et industrielle, les traits de portraits d’ancêtres mêlés à des histoires de parjure mais aussi d’apparitions de fantômes, de lutins – les monts métallifères sont un pays minier – et de sorcellerie formant son univers mental.
A l’exception du père, agent de la fonction publique territoriale, sorti de la condition ouvrière par le goût de la lecture et de l’écriture, Heiner Müller est issu d’un milieu d’artisans et d’ouvriers de l’industrie, et aussi, en remontant encore un peu plus loin dans la généalogie de paysannerie. Eppendorf est une ancienne petite ville industrielle située à l’ouest de Chemnitz, la Manchester saxonne dont il ne reste rien si ce n’est une perceptible nostalgie. En témoignent ces agrandissements de cartes postales décorant le salon de chasse de l’unique hôtel – Prinz Albert – de la ville.
A côté du textile, il y avait à Eppendorf une célèbre usine à chaussures.
Aux alentours, un paysage à la Suisse, forêts prés vaches, nous sommes dans des altitudes de quelques 500 mètres au-dessus du niveau de la mer.
La Saxe, « creuset » de l’Allemagne
Quelques généralités pour commencer sur cette Saxe qualifiée de « creuset allemand » par Michel Espagne :
«… La Saxe est l’un des territoires où, au XIXe siècle, l’industrialisation qui devait si profondément marquer l’image de l’Empire wilhelminien a été la plus rapide. C’est donc une région qui au XVIIIe et au XIXe siècle a très intimement œuvré à l’affirmation d’une identité nationale allemande en fournissant nombre des symboles indispensables à cette identité. […] »
La Saxe était un pays ouvert sur le monde et traversée de flux étrangers.
« De 1697 à 1763, avec quelques brefs intervalles, l’électeur de Saxe était roi de Pologne. On avait donc affaire à une entité regroupant un pays slave et un pays germanique. Catholique dans une région qui, avec l’Université de Wittenberg, était un berceau de la Réforme, le roi de Pologne et électeur de Saxe restait particulièrement à l’écoute de l’Italie romaine dont la présence à Dresde apparaît aussi évidente que celle de la communauté des huguenots à Leipzig. […] Confrontée aux ambitions de la Prusse non seulement durant la guerre de Sept ans mais encore au moment du traité de Vienne et lors de la guerre prusso-autrichienne, la Saxe est à la fois une région au cœur du processus de constitution de l’identité allemande et un territoire peu fiable, soupçonné de trahir. Si l’événement fondateur de la bataille des Nations se déroule sur son territoire, l’attitude de la Saxe y est pour le moins ambiguë. Le prince électeur ne doit il pas d’avoir reçu le titre de roi de Saxe à sa bonne entente avec Napoléon ? Cette ambiguïté de la Saxe qui, avec son ministre Beust, penche dans les années 1860 du côté de l’Autriche, ou du moins d’une confédération des États d’Allemagne centrale, se poursuit durant le processus d’unification de l’Allemagne. La présence d’une social-démocratie très forte place encore le pays en décalage par rapport aux tendances de l’Allemagne wilhelminienne. Alors que la Saxe fournit une large part des symboles de l’identité allemande, elle apparaît comme décentrée, légèrement marginale dans le processus de constitution de cette identité.»
(Michel Espagne : Le creuset allemand Histoire interculturelle de la Saxe XVIIIè-XIXè siècles Puf/Perspectives germaniques Paris 2000, pages 3-4)
La Saxe alliée de Napoléon jusqu’au milieu de la Bataille de Leipzig, dite Bataille des Nations,revanche des Hohenzollern sur la Révolution française selon Marx, a payé un lourd tribu aux guerres napoléoniennes. Sur les 23.000 saxons ayant participé à la Campagne de Russie, seuls 3000 seraient revenus.
Si l’enfance de Karl May était fortement marquée par l’artisan tisserand, celle de Heiner Müller sera différente en ceci : L’industrialisation est entre temps passée par là.
« Le développement des manufactures en Saxe mais aussi le nombre particulièrement élevé d’artisans, le niveau de formation de la population a soutenu l’effort d’industrialisation. En 1861, le nombre d’artisans pour 10 km2, très élevé, est 1,67 fois celui du Pays de Bade, 2,4 fois celui de la Rhénanie, 4 fois celui de la Silésie, 8,2 fois celui de la Poméranie et 10,2 fois celui de la Prusse orientale. Cette qualification permet dès le début du XIXe siècle une extension rapide du nombre d’usines. Entre 1800 et 1810, 38 sont fondées en Saxe, puis 27 entre 1811 et 1817, puis 59 entre 1818 et 1826, puis 67 entre 1827 et 1830. L’industrialisation apparaît très rapide dès le début du siècle, en particulier dans le domaine textile puisque en 1846 on trouvait sur le territoire de la Saxe les deux tiers de toutes les broches allemandes, soit près de trois fois le nombre des broches en service sur le territoire prussien ».
(Michel Espagne oc pages 159-176)
La Saxe est le berceau du mouvement ouvrier allemand et de la social-démocratie, une atmosphère dans laquelle ont baigné les parents qui ont marqué la prime enfance de Heiner Müller.
L’arrière grand père paternel du poète était, selon le biographe Jan-Christoph Hauschild, ce que l’on appelait ein Quersack Indianer, littéralement un Indien à la besace en bandoulière, c’est à dire qu’il partait vendre sa propre production de chaussettes et de bas jusqu’à 100km à la ronde, son sac de marchandise en bandoulière sur l’épaule. Avec le grand père paternel, on passe de l’artisanat au monde de l’usine. Il était ouvrier bonnetier dans une usine textile. Heiner Müller le situe parmi l’aristocratie ouvrière bien que l’industrie textile n’aie pas figuré parmi l’aristocratie ouvrière étant rapidement avec le développement du machinisme l’industrie la plus prolétarisée occupant femmes et enfants. Mais il y avait à l’intérieur de cette dernière des métiers plus « nobles » que d’autres. Ce grand-père-ci avait été soldat pendant la Première guerre mondiale. « Il n’en a jamais parlé ». Ce qui selon l’observation de Walter Benjamin était le cas assez général :
« Ne s’est-on pas aperçu à l’armistice que les gens revenaient muets du front ? non pas enrichis mais appauvris en expérience communicable. Et quoi d’étonnant à cela? Jamais expérience n’a été aussi foncièrement démentie que les expériences stratégiques par la guerre de position, matérielles par l’inflation, morales par les gouvernants. Une génération qui avait encore pris le tramway à chevaux pour aller à l’école se trouvait en plein air, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé sinon les nuages; et, dans le champ d’action de courants mortels et d’explosions délétères, minuscule, le frêle corps humain. » (Walter Benjamin Le narrateur)
Encore le tramway à chevaux évoque-t-il un phénomène urbain. Le décalage était probablement encore plus grand à la campagne fut-elle industrialisée. Heiner Müller se souviendra de ce grand-père à Verdun.
A son retour de la guerre, il a épousé une servante originaire de Bavière. A leur propos, se racontait une histoire de « parjure ». Le grand père avait juré sur la Bible à la grand mère n’avoir connu aucune autre femme avant elle ni avoir eu d’enfant.
Du côté des arrières grands parents maternels, on trouve par contre de riches paysans présentés comme tricheurs et incendiaires. Ils s’incendiaient les fermes pour tromper les assurances. Sont évoquées des histoires de suicide par pendaison. Ils ont déshérité leur fille qui a, contre leur avis, épousé un compagnon cordonnier « d’une couche sociale très inférieure » (H.M.), qui plus est orienté social-démocrate. Bruno Ruhland est le grand père d’Eppendorf. A l’âge de 13 ans il s’occupe de sa mère couturière devenue aveugle. Avant la première guerre mondiale il travaille dans l’usine de chaussures. Après, dans la construction de ponts tout en continuant à ressemeler, « un coin de la cuisine lui servant d’atelier ». Ce grand père là jouera un rôle important. Il emmène son petit-fils préféré à la cueillette de champignon élément essentiel parce que gratuit de nourriture, lui laisse une place devant son établi où il passe de long moments pendant les vacances scolaires.
« Heiner a tellement joué au cordonnier, Heini, le préféré de son grand père a enfoncé avec son marteau une quantité innombrable de clous dans une vieille chaussure tendue sur une tringle pour le plus grand plaisir de son grand père. »
(Extrait d’une lettre de Ella Müller cité par Jan-Christoph Hauschild dans sa biographie)
Ce dernier possédait aussi d’anciens journaux sociaux-démocrates du début du siècle « matière principale » des lectures de son petit-ils, « à dix, douze, treize ans ». On y publiait de la littérature et on y discutait de Nietzsche.
On se souvient de la chanson Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent) évoquée dans l’épisode précédent. Une question d’argent provoquera une « violente » dispute entre le grand père et le petit fils. Ce dernier à l’occasion d’une promenade aux champignons voulait monter dans le téléphérique. Le grand-père, qui n’avait pas d’argent pour cela, a tenté de brouiller cet enjeu en affirmant que quand on est un homme, on ne prend pas le téléphérique. Faut croire que l’enfant n’a pas été dupe.
Autre source de conflit avec le grand-père l’existence de koboldes, le Männel [petit homme], un lutin domestique qu’il prétendait avoir vu sortir de la cheminée du voisin et auquel le petit fils n’a pas cru. Ce dernier commente ainsi dans ses souvenirs :
« Le Männel était une arme dans la concurrence entre les paysans, il pouvait ensorceler la vache du voisin et stimuler la production de lait de la sienne »
Dans cet univers mental dans lequel baignent les parents et les grands parents de Heiner Müller qui tous, sans forcément y croire aimaient, à raconter des histoires s’ajoute à celles de sorcelleries, la croyance à la bonne fortune. Celui-ci a la forme d’un oncle d’Amérique milliardaire qui aurait à sa mort fait des villages des Monts métallifères dont il était originaire ses héritiers. Anticipant son arrivée, et la guettant même du haut des clochers, l’argent avait été dépensé. Il a servi notamment à construire une piscine à Eppendorf. N’est-ce pas une histoire à la Karl May ?
Nous sommes au pays des koboldes et des indiens.
Ce grand père a fait le sujet d’un texte littéraire. Heiner Müller exprimera à ce propos quelques regrets pour avoir l’avoir traité de manière trop rigoriste et dogmatique, partisan. Mais je ne parlerai pas des textes littéraires ici, dans la biographie, préférant renvoyer à la biographie lorsque je parlerai des textes littéraires.
Les grands-mères