L’Allemagne et les allemand.e.s après la défaite de 1945. (2)

Un exemple de billet de banque est-allemand provisoire après la réforme monétaire de 1948. Il a été appelé « mark papier peint » (“Tapetenmark“) en raison de cette sorte de timbre poste collé sur l’ancien billet. (Source)

Seconde partie de la lecture du livre de Harald Jähner, Le temps des loups / L’Allemagne et les Allemands 1945-1955. (Actes Sud. 2024. Trad. Olivier Mannoni). Après une première « heure zéro », dont nous avons vu toute l’ambiguïté de l’expression élevée au rang de mythe, l’auteur en annonce une seconde, la réforme monétaire de 1948. Elle eut lieu d’abord dans les zones d’occupation occidentales puis dans la zone soviétique. J’aborderai les chapitres dans lesquels l’auteur montre comment les Allemands ont finalement « profité » de la guerre froide et de la confrontation entre deux systèmes économiques et comment le marché noir leur permettra, à l’ouest, l’apprentissage de l’économie de marché.

Comme je l’ai déjà noté, dans le premièr volet, les Allemands ont longtemps vécu relativement épargnés par les conséquences de la guerre, n’étaient les morts, les blessés au combat pour la gloire du Führer. Et cela alors même que les populations civiles des territoires occupés par les nazis, notamment à l’Est, souffraient de la faim quand elles n’en mourraient pas, étaient mises en servage, déportées et exterminées. Ce n’est qu’après que les armes se furent tues en Europe qu’ils feront connaissance avec la faim. Harald Jähner ajoute que, dans de nombreuses villes,

« les bureaux de l’alimentation avaient accumulé de telles quantités de provisions que les habitants avaient franchi sans avoir faim même la longue période des bombardements. Mais avec les dernières actions de guerre, l’infrastructure que l’on avait maintenue tant bien que mal s’effondra presque totalement. Compte tenu de la destruction des voies d’approvisionnement, il apparaît presque comme un miracle que la plupart des Allemands, pour autant qu’ils avaient survécu, aient quand même gardé l’estomac relativement plein pendant l’été inhabituellement chaud de 1945. C’est seulement par la suite que la situation alimentaire s’est dégradée et a débouché au cours de l’“hiver de la faim 1946-1947” sur une effroyable catastrophe. » (p161)

Les nécessités de la vie font que l’on apprend à piller mais pas toujours à ne s’emparer que de ce qui est nécessaire. La pulsion d’avidité poussait aussi à s’emparer de choses inutiles ne serait-ce que pour faire en sorte que personne d’autre ne se les approprie. Pour parer à cette « envie incontrôlable de biens matériels », pour calmer le jeu, les Alliés, à l’Est comme à l’Ouest, s’efforceront de rétablir des structures municipales. Jähner l’évoque mais je reviendrai plus tard sur le témoignage de Wolfgang Leonhard et la manière de faire du « groupe Ulbricht », arrivé de Moscou à Berlin.

Cartes de rationnement

Les tentatives de régulation par des tickets de rationnement créèrent « un marché noir aux formes les plus variées et qui ne fit que rendre encore plus criantes les différences entre pauvres et riches » (p.168)

« Comme on recommença à diffuser des tickets presque immédiatement après la fin de la guerre, les gens eurent l’impression qu’il existait toujours une puissance ordonnatrice qui se chargeait d’eux. Ce “passeport de droit à l’existence” donnait à son propriétaire une sorte de certitude que, même après la défaite totale, il avait encore entre les mains un document attestant que sa survie était légitime. La déception fut d’autant plus grande lorsqu’il s‘avéra, et cela ne tarda pas, que ces tickets ne garantissaient pas du tout qu’on obtiendrait bien la quantité de vivres, de graisse et de sucre qui y était indiquée. Les 1550 calories attribuées furent bientôt drastiquement réduites. Dans les pires phases des trois premières années de l’après-guerre, il arriva même qu’on ne puisse distribuer que l’équivalent de 800 calories.
Alors seulement, la plupart des habitants comprirent que, dans la logique de justice qui présidait au système de gestion, les quantités indiquées sur les cartes étaient des maximums. II n’y avait en revanche aucune limite inférieure – un malentendu qui poussa bientôt nombre d’Allemands à se juger victimes d’une grande escroquerie. » (p.169)

A la pénurie de vivres s’ajoutait celle des moyens de chauffage, que l’on ne délivrait eux aussi qu’en échange de tickets. Beaucoup d’Allemands rendirent désormais les Alliés coupables et seuls responsables de leur situation alimentaire jusqu’à les accuser de vouloir les affamer. En réalité, dès 1946 arrivèrent les premiers colis de bienfaisance, au total 100 millions appelés colis CARE (Cooperative for American Remittances to Europe). Les efforts de l’État se renforcèrent eux aussi « au fur et à mesure que les Alliés occidentaux entraient en concurrence avec les Soviétiques ».

« La guerre froide qui s’annonça clairement en mars 1947 incita les deux parties, y compris à l’Est, à accorder aux vaincus plus d’attentions quelles n’avaient compté le faire à l’origine. Plus on avait besoin des Allemands comme partenaires d’alliance fiables, plus l’envie de représailles et de dédommagement passait au second plan. Les exigences de réparation se firent plus discrètes et l’on revint sur le démontage des installations industrielles ».(p.171)

La « chance » de la guerre froide

Les Allemands mirent un certain temps à comprendre les avantages que leur offrait la partition de leur pays.

« C’est seulement lorsque les colis CARE aidèrent de plus en plus de gens à vivre des moments de bonheur qui deviendraient plus tard mythiques, et au plus tard après la gigantesque opération d’approvisionnement de Berlin par le pont aérien organisé pendant plus de dix mois à partir de juin 1948, que le grondement se tut et laissa place, dans les zones occidentales, à une reconnaissance durable. En zone soviétique aussi, il aurait fallu beaucoup plus de temps, sans l’hostilité croissante entre l’Est et l’Ouest, pour que les Russes proclament que leur zone était un pays frère et lui assure un niveau de vie relativement élevé pour le bloc de l’Est. De ce point de vue, en dépit de la partition du pays et des nombreuses situations pénibles qu’elle impliqua pour les familles déchirées, et aussi pour le sentiment national, la guerre froide fut une chance pour les Allemands ».(p.171)

Une division de l’Allemagne plutôt bien vécue, en somme. Il me semble cependant qu’il manque là une plus claire différenciation entre l’Est et l’Ouest. Ce qui me conduit à préciser qu’outre le fait que le secteur oriental avait subi plus de destructions, les Allemands de l’Est paieront plein pot les réparations réclamées par l’Union soviétique qui démantèlera son industrie, ses laboratoires et ses chemins de fer. Entre 2000 et 2400 entreprises et jusqu’à la moitié de ses lignes de chemin de fer, près de 12 000 kms, seront démontés et expédiés en URSS. Après 1947, et les démontages, les réparations se feront en ponctionnant en moyenne 22 % du PNB de la RDA par l’intermédiaire de sociétés mixtes germano-sociétiques. Les réparations n’ont réellement pris fin qu’après la révolte ouvrière contre l’augmentation des normes de production de 1953.

Günter Grass écrivit, en 1990 alors que la question resurgissait au moment de la réunification :

« Ce sont ces 17 millions d’Allemands de l’Est qui ont supporté, en quelque sorte par procuration, le poids principal d’une guerre commencée et perdue par tous les Allemands. Affaiblis dès le départ par les démontages et les réparations, ils n’ont jamais eu de libre choix ».

(Günter Grass : Ein Schnäppchen namens DDR Une bonne affaire nommée RDA. Die ZEIT Nr. 41/1990)

Un peuple de voleurs de nourriture

A la fin des combats, les Allemands durent apprendre à se débrouiller par leurs propres moyens, à inventer des techniques d’approvisionnement :

« Habitués à l’alimentation à la petite cuiller près que représentait le rationnement, ils avaient pris l’initiative, et de la manière la plus inventive qui soit. Ils explorèrent de nouvelles voies permettant de s’en sortir par leurs propres moyens, ils monnayèrent le fruit de leurs pillages et bradèrent leur or. [… Ils] reconstruisirent une économie par le bas, parallèle à la gestion alimentaire par le haut. Au lieu de rester sur leur lieu de travail, les ouvriers d’usine et les plombiers se rassemblèrent en petits groupes qui parcouraient le pays et proposaient leurs services de réparation aux paysans. En contrepartie, ils obtenaient des saucisses, de la viande et des légumes. Ils transportaient, escamotaient, trafiquaient. Cette même population que la logique de la distribution transformait en une masse grise de bénéficiaires de rations ressemblait en même temps à une bande informe de desperados qui assuraient leur survie par leurs propres moyens et mettaient quotidiennement leur cohésion à l’épreuve. » (p.172)

On se met à cultiver comme on peut et partout où cela est possible. En créant des jardins suspendus dans les immeubles en ruines ou en transformant les espaces verts en champs pour la production de légumes. C’est ainsi, par exemple, que le Tiergarten (210 hectares) entièrement déboisé pour se chauffer sera transformé en terre agricole.

Ceux qui s’en sortaient le mieux, toutefois, c’étaient les paysans.

« Eux ne connaissaient pas la faim. La tentation était grande, plutôt que de prendre avec sa récolte le chemin difficile des ruines, d’attendre simplement que les citadins viennent à eux. Ceux-ci arrivaient avec leur argenterie, leur porcelaine précieuse et leurs appareils photos, pour repartir avec un demi-sac de pommes de terre. Mais on voyait aussi arriver quantité de miséreux, y compris beaucoup d’enfants et de jeunes, qui n’avaient plus un sou et allaient malgré tout “faire leurs courses”. Entre trente et quarante personnes frappaient quotidiennement à la porte d’un paysan pour mendier, échanger ou acheter. Elles haïssaient bien entendu les agriculteurs pour les affaires, mauvaises le plus souvent, quelles étaient contraintes de faire avec eux en grinçant des dents. On allait jusqu’à raconter que les éleveurs avaient même installé des tapis dans leurs étables ». (p.173)

Les appels à un sens des responsabilités collective sont restés vains.

« Plus la haine contre les paysans grandissait, moins les citadins avaient de scrupules à voler purement et simplement la récolte. On partait à vélo, par colonnes entières, pour aller faire des provisions à la campagne. On était ainsi mieux protégé contre les agressions et l’on pouvait plus facilement décamper en cas de contrôle de police. Il arrivait que des paysans défendent leur propriété à coups de fusil ».

Hamstern, flingsern, rabatzen…

Harald Jähner détaille les différentes formes de débrouillardise pour se procurer ce dont on avait besoin pour manger et se chauffer. On appelait ces pratiques théoriquement illégales mais pas forcément amorales : « organiser ». Chacune des façons d’« organiser » avait son vocabulaire. Elles pouvaient bien entendu se combiner.
Le verbe hamstern provient de la pratique du rongeur d’accumuler des réserves dans ses abajoues et terriers. Il signifie aujourd’hui faire des achats pour stocker des produits en prévision d’une pénurie réelle ou imaginaire, comme cela a été le cas pour le papier-toilette lors de la pandémie Covid 19. L’expression date de la Première guerre mondiale où elle signifiait se procurer le nécessaire en période de pénurie. Dans l’immédiat après-guerre, elle voulait le plus souvent dire, se rendre à la campagne pour s’y procurer de la nourriture. On y échangeait ce que l’on avait de précieux contre de la nourriture. Un sport qui pouvait s’averer dangereux.

« Hamstern, “aller faire des provisions à la campagne”, n’était pas sans danger. Quand on est dans l’illégalité, c’est le droit du plus fort qui s’impose ; beaucoup étaient victimes d’agressions. La surpopulation des trains qui partaient pour la campagne était angoissante, et l’espace était encore plus étroit au retour, le soir, quand les sacs contenant le butin s’ajoutaient aux passagers. Le chargement débordait littéralement par les portières. Beaucoup de ces transporteurs de vivres se tenaient sur les marchepieds dans l’encadrement des portes ouvertes. D’une main, ils se tenaient à la poignée, de l’autre, ils agrippaient le sac qu’ils portaient à l’épaule. D’autres tenaient en équilibre avec leurs bagages sur les tampons. Une catégorie de voleurs, particulièrement perfides, en profitait. Ils guettaient leurs proies aux passages où les trains ne pouvaient rouler qu’au ralenti en raison des nombreux dommages subis par la voie. Ils attrapaient les sacs à laide de longs grappins et arrachaient aux malheureux les tubercules qu’ils avaient laborieusement récoltés. » (p.174-175)

Le mot fringser contient à la fois le fait illégal de piller, en particulier le charbon pour se chauffer, tout en y incluant son absolution. L’expression vient en effet du Cardinal de Cologne, Josef Frings qui avait lui-même pratiqué la chose et qui, dans son prêche de la Saint Sylvestre 1946, avait déclaré :

« Nous vivons en des temps où la misère est telle qu’un particulier a le droit de prendre ce dont il a besoin pour sa vie et pour sa santé, s’il n’y a pas pour lui d’autre moyen de se le procurer par son travail ou en mendiant. »

On a cependant vite oublié la suite du sermon :

« Malheureusement je crois que trop souvent on a passé les limites. Et en pareil cas il n’y a qu’une chose à faire: rendre immédiatement ce qui a été mal acquis, autrement il n’y aura aucun pardon de la part de Dieu. »

Les rabatzer forment une catégorie particulière. Le mot désigne les enfants contrebandiers de café à la frontière entre l’Allemagne et la Belgique :

«  Les enfants et les adolescents passaient par centaines la frontière en courant, les poches pleines de café, et se faufilaient entre les jambes des gabelous. Quand les gardes-frontières arrivaient à attraper un enfant dans cet essaim, ils devaient le relâcher le soir même, car les foyers étaient depuis longtemps remplis par des cas plus sérieux ».

Et il y avait enfin les trophéistes pour qui l’illégalité faisait partie du charme discret de la bourgeoisie.

« Fringser pouvait procurer un plaisir secret. Même une personne aussi sérieuse et soupesant autant les questions morales que Ruth Andreas-Friedrich, fille d’un conseiller privé, ex-épouse d’un directeur d’usine et honorable résistante, se découvrit un bonheur d’“organiser” qui allait bien au-delà de la simple acquisition de produits de première nécessité. Elle se qualifiait de “trophéiste”, elle ainsi que ses amis, qui montraient fièrement ce qu’ils avaient réussi à négocier. Elle emprunta aux Russes le mot zapp-zarapp, par lequel les vainqueurs désignaient la confiscation sauvage de vélos ou de valises. C’était le mot qu’utilisaient les Russes en emportant le bagage d’un pauvre diable, et cela ressemblait presque à une consolation. Et ce mot, Zapp-zarapp, était aussi celui qu’utilisait Andreas-Friedrich. Quand elle n’employait pas, justement, celui de “trophiser”. Se servir de tels termes faisait perdre au chapardage “beaucoup de son déshonneur”. Elle nota dans son journal : “Il y a encore beaucoup de zapp-zarapp à Berlin. Rares ceux qui ont jusqu’ici retrouvé les rails du droit bourgeois. Il est clair que bondir hors de la loi est plus facile que d’y retourner. […] Nous n’avons pas l’intention de rester des trophéistes. Et pourtant nous avons du mal. Beaucoup plus de mal que nous l’avons jamais imaginé.” »

Mais était-ce vraiment un monde de hors la loi ? Harald Jähner discute cette question. Certes les frontières entre le légal et l’illégal étaient des plus floues et les mots Zapp-zarapp, organiser, trophéiser, fringser étaient devenus «  le vocabulaire de la relativisation et de l’autoabsolution ». Chaparder était parfois aussi partager. « Les » Allemands étaient-ils cependant devenus un peuple de criminels comme on semblait soudain s’en inquiéter à l’époque ? Mais surtout, n’avaient-ils pas déjà été des criminels et de la pire espèce ? :

« Et face à tout ce qu’avaient causé les Allemands, n’était-ce pas une problématique parfaitement grotesque? Si l’on quitte pour un moment l’horizon du quotidien allemand de l’après- guerre, si l’on considère, avec la distance historique, le débat sur la criminalité du citoyen moyen, peut-il paraître autrement qu’absurde? Aux yeux du monde, “les Allemands”, avec leurs crimes de guerre et leur génocide, étaient depuis longtemps devenus des criminels. Ils avaient rompu avec la civilisation, étaient sortis du cercle des nations dans lesquelles les droits de l’homme étaient en vigueur. Seuls les Allemands émigrés savaient à quel point ils s’étaient discrédités en tant que peuple. A l’intérieur du pays, même les adversaires des nazis, ceux qui avaient eu honte du régime, ne comprenaient pas jusqu’où ils étaient tombés. Ni l’assassinat de millions de Juifs, ni les crimes de la Wehrmacht n’avaient atténué, pour la majorité des Allemands, le sentiment que l’ordre et la correction étaient chez eux en Allemagne. Ils regardaient donc avec d’autant plus d’effroi la criminalité devenir une norme en ces temps de détresse.
On imagine difficilement pire distorsion de la perception collective : au moment où à l’étranger on concevait l’effondrement comme une chance de resocialiser les Allemands, ceux-ci redoutaient de basculer dans la criminalité. Alors que l’expression “peuple de criminels” nous vient si facilement aux lèvres aujourd’hui, il fallut attendre la fin de la guerre pour que les Allemands considèrent qu’ils devenaient des criminels — parce qu’ils volaient du charbon et des pommes de terre. Dans aucune analyse, le fait qu’ils aient dépouillé, pour la seule Allemagne, un demi-million de concitoyens juifs, qu’ils les aient chassés de leur logement et qu’ils aient fini par assassiner 165 000 d’entre eux n’était même mentionné parmi les causes possibles du déclin de la conscience de la justice et du droit. L’idée que le déclin de la civilisation qu’ils redoutaient s’était déjà produit, et ce, longtemps avant cette date, leur était pour le moment parfaitement étrangère ».(P.182-183)

Le droit de propriété lui même change de définition. Par la guerre, les uns avaient été privés de tout alors que d’autres s’en sortaient bien. L’idée d’une corrélation entre le travail fourni et la réussite dans la propriété avait été détruite. Elle a été remplacée par le sentiment d’un arbitraire du destin. Il a changé « l’attitude mentale à l’égard de la propriété ». Aux yeux de beaucoup de personnes, celle-ci passait désormais pour le « résultat d’un hasard que rien ne justifiait et qu il convenait de corriger ». De tels « renversements du sentiment de la justice » fournissaient aussi aux motivations criminelles un prêt à porter de justifications. Pourtant, on ne peut pas parler aussi simplement que cela d’immoralité généralisée.

« La criminologie des premières années de l’après-guerre a en tout cas fortement sous-estimé la morale des petites gens en partant de l’hypothèse qu’on assistait à la naissance d’un incendie que, sous peu, plus rien ne pourrait éteindre. C’est le contraire qui, bientôt, allait se produire : la génération du marché noir évolua pour devenir, après la fin de la guerre, l’une des plus sages de l’histoire. Rarement, sans doute, en moyenne, une population aura donné aussi peu de travail à la police que celle des deux États allemands dans les années 1950, dont on allait encore longtemps moquer l’esprit pesamment petit-bourgeois ». (p.185)

L’école du marché noir

Ce que l’on n’obtient pas par les voies régulières, on se débrouille pour l’acquérir autrement. Le marché noir, les Allemands s’y étaient déjà habitués mais là, il change de dimension. Ce n’est plus un marché entre Allemands qui concernait les butins ramassés par les soldats aux fronts, ce nouveau marché noir les confrontait aux étrangers, personnes déplacées et soldats d’occupation.

« Plus les gens qui dominaient les marchés étaient les ennemis sur lesquels on avait encore tiré la veille ou ceux qu’on avait mis en esclavage, plus ils étaient inquiétants et séduisants. Car les étrangers amplifiaient la gamme des produits pour lesquels certains étaient prêts à vendre leurs deux bras : barres Hershey’s et chocolats Bommel; crackers Graham, Oreo et Cracker Jack; barres Butterfinger, Snickers, Mars; whisky Jack Daniel’s et Old Fitzgerald Whiskey, ou encore une lessive nommée Ivory Snow ».

L’offre des marchandises à échanger avait « une structure extrêmement asymétrique ». D’un côté des marchandises de consommation courante auxquelles « les rationnements avaient, du jour au lendemain, conféré une valeur exorbitante », de l’autre des objets de luxe qui était restés en leur possession « qui paraissaient soudain sans valeur quand le ventre gargouillait ». Non sans cependant laisser, une fois rassasié, le sentiment de s’être fait avoir. En se délestant d’héritages familiaux au profit d’une satisfaction vite dissipée.

« Tandis que les uns apaisaient leur faim en pratiquant un marché noir qui les appauvrissait peu à peu, les autres nageaient dans l’argent comme l’oncle Picsou dans sa piscine de dollars. Des soldats américains décuplaient leur solde en revendant les vivres importés à leur intention. Cela se faisait à grande échelle, par chargements entiers, en passant par un système de redistribution qui s’étendait comme un filigrane des ports jusqu’aux casernes. Des militaires de presque tous les grades y participaient. Britanniques, Français et Soviétiques opéraient selon les mêmes méthodes, mais avec des quantités un peu plus faibles ». (p.188)

L’organisation des receleurs allemands n’avait rien à leur envier. On trouvait sur les marchés des marchandises industrielles et artisanales que les marchands et les producteurs écartaient du marché régulier. Pour la seule ville de Berlin, on comptait quelque soixante points de marché noir.

Une nouvelle monnaie idéale : la cigarette

Rapidement, cependant, le troc d’objets de valeurs contre produits de consommation courante allait être remplacé par un échange monétaire. Et c’est la cigarette qui fera fonction de billet de banque.

« Elles [les cigarettes] devinrent les nouveaux cauris, les coquillages monétaires de l’après-guerre. Leur cours variait, mais il comptait au nombre des certitudes les plus fiables qu’on ait pu avoir au cours de ces années. C’était une monnaie idéale : la cigarette était petite, facile à transporter, à empiler et à dénombrer. On pouvait la présenter en paquets comme on met les billets de banque en liasses. Et leur caractère éphémère dépassait encore celui de l’argent. Des patrimoines entiers se dissipaient en même temps que les cigarettes échangées. Elles partaient en braise et en fumée, elles étaient partout et manquaient toujours. Leur nouvelle valeur comme moyen de paiement augmentait le charisme déjà considérable de la cigarette jusqu’au niveau parapsychique ». (p.191)

Par ailleurs, elle engourdissait la faim. On assista alors à une prolifération de cultures du tabac.

Le marché noir comme apprentissage de l’économie de marché.

Pour les Allemands, le marché noir avait été « une expérience d’apprentissage vitale ».

« Le marché noir n’était vraiment instructif qu’en lien avec son pôle opposé, le système d’approvisionnement par cartes de rationnement. D’un côté, le jeu sauvage des forces du marché à l’état brut; de l’autre. la distribution rationnée par tête. On faisait le grand écart entre deux systèmes différents et l’on faisait toujours l’expérience des deux dans la même journée : le dirigisme étatique de la gestion de pénurie et la liberté anarchique d’un marché débridé. Deux logiques de redistribution contradictoires qui présentaient toutes deux de sévères failles. Cette science sociale que l’on pratiquait laborieusement et chaque jour explique l’inébranlable loyauté que les Allemands de l’Ouest allaient témoigner plus tard au système de I’“économie sociale de marché” qui devint à partir de 1948 le slogan breveté de l’Allemagne fédérale en genèse. A lui seul, ce concept ressemblait à une formule magique parce qu’il réconciliait les deux parties : l’État bienveillant qui faisait en sorte que chacun reçoive quelque chose, et un système de marche libre guidé par la demande et qui mettait le client au centre de tout.
Les quelques années de marché noir firent de |’“économie sociale de marché” un talisman auquel plusieurs générations demeurèrent fidèles. Son “père”, Ludwig Erhard, premier ministre de l’ Économie de l’Allemagne fédérale et deuxième chancelier fédéral après Adenauer devint une icône des années de l’essor économique. Un crâne massif reposant presque sans cou sur un corps très replet; une raie de côté qui commençait juste au-dessus de l’oreille; l’intelligence et la ruse dissimulées sous une montagne de bonhomie. Son signe le plus marquant : il fumait des cigares. Avec Ludwig Erhard s’acheva aussi symboliquement le temps de la monnaie-tabac et la cigarette put enfin se défaire des codes dans lesquels elle était de plus en plus corsetée. Le cigare d’Erhard, le gros Dannemann, allait devenir le label de l’ère nouvelle. On ne tirait plus hâtivement sur son mégot comme s’il n’y avait pas de lendemain. Désormais, on savourait son cigare ». (p.194-195)

Second départ, seconde heure zéro : la réforme monétaire au départ de la division de l’Allemagne.

Pour Harald Jähner, la réforme monétaire introduite dans les zones sous contrôle occidentale constitue une sorte de seconde heure zéro, avec l’introduction du D-Mark. Le 20 juin 1948,  chaque personne reçut une somme individuelle de 40 D-Marks en échange de 60 Reichsmarks. Cela se faisait aux endroits où étaient délivrées les cartes de rationnement. Un mois plus tard, 20 autres D-Marks — cette fois pour le même nombre de Reichsmarks. Le reste de l’argent liquide perdait pratiquement toute sa valeur : après cette date, on obtenait tout juste 65 deutsche marks pour 1000 Reichsmarks. C’est ainsi qu’« environ 93 % de l’ancienne masse de monétaire fut détruite sans remplacement. Il ne resta aux épargnants qu’un total de 6,5 % de leur patrimoine. »

« La réforme monétaire fut la pierre d’angle de toute une série de mesures par lesquelles les Américains voulaient remettre l’économie allemande sur pied. Et cette série était pour sa part intégrée dans un ensemble d’opérations qui, sous l’intitulé de “plan Marshall”, devait soutenir économiquement non seulement l’Allemagne, mais toute l’Europe, afin de bloquer l’influence de l’Union soviétique et de réduire le risque de révolutions communistes ». (p. 198)

Le plan Marshall, du nom du Secrétaire d’État américain George C. Marshall, s’inscrira dans la doctrine Truman d’endiguement du communisme. A partir de juin 1947, on prépara la fondation de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). L’Allemagne de l’Ouest y adhéra elle aussi, représentée par les gouverneurs militaires.

« Tout juste deux ans après la fin de la guerre se dessinait déjà l’évolution qui allait mener à l’Union monétaire européenne, avec une Allemagne destinée à en devenir membre et qui, en dépit des destructions, disposait encore de toutes les bases d’un État industriel puissant, guidé avec précaution par ses agents de probation américains.
Les jalons de la partition de l’Allemagne étaient ainsi posés avant même que la réforme du deutsche mark ne transforme la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest en frontière monétaire. Quand ce fut fait, les Soviétiques emboîtèrent le pas à l’Ouest et mirent en œuvre, trois jours plus tard, leur propre réforme : on échangea jusqu’à 70 reichsmarks par tête contre un nouveau mark; l’épargne n’était reconnue qu’à concurrence de 100 marks. La zone Est n’avait cependant pas réellement de nouvel argent : on se contenta de coller des coupons préimprimés sur les anciens billets – une méthode qui leur valut le sobriquet d’“argent papier peint” [„Klebe-“ oder „Tapetenmark“]. Si l’on s’en était tenu à la volonté du commandement soviétique de la ville, il aurait été valable pour tout Berlin. Les Alliés occidentaux décidèrent toutefois d’introduire le deutsche mark dans leurs propres zones berlinoises. Ce premier conflit ouvert entre les quatre puissances déboucha, au sein de l’assemblée des délégués municipaux qui siégeaient encore ensemble à Berlin-Est, sur l’éclat définitif qui entraîna la partition politique et économique de la ville ». (p.199)

Le 24 juin 1948, les Soviétiques bloquèrent les voies d’accès aux trois zones berlinoises occidentales et tentèrent d’affamer Berlin-Ouest. Britanniques et Américains répondirent au blocus en organisant un pont aérien.

« Quelques années avaient suffi pour que la capitale du Reich, haïe dans le monde entier, se transforme en une “ville de front du monde libre” défendue avec détermination — une évolution fulgurante qui subjugua jusqu’aux plus sceptiques et ne laissa guère de place à ce qu’on appellerait plus tard le traitement historique.
En planifiant la réforme monétaire pour les zones occidentales, les Américains avaient pris le rôle dominant dans le trio des Alliés occidentaux. Le nouveau deutsche mark avait mème été imprimé aux États- Unis : les billets avaient été embarqués à destination de Bremerhaven dans 12.000 caisses en bois judicieusement étiquetées Doorknobs (“boutons de porte”) en guise de camouflage. De ce port, ils avaient été transportés sous le plus strict secret dans l’ensemble du pays. Au total, 500 tonnes de billets de banque pour une valeur nominale de 7,7 milliards de deutsche marks se trouvaient à disposition le 20 juin dans les centres de délivrance des cartes de rationnement ou dans les hôtels de ville. Le lieutenant Edward A. Tenenbaum, âgé de vingt-sept ans et chargé de l’opération Bird Dog (“Chien de chasse”), se vanta plus tard, non sans raison, d’avoir commandé la plus grande opération logistique de l’armée américaine depuis le débarquement en Normandie. (p.200)

Les Allemands eux-même n’étaient pas au courant. Ce n’est qu’à la dernière minute que les Américains se sont dits qu’il fallait leur faire croire qu’ils avaient quelque chose à dire dans cette affaire. Ils organisèrent une rapide réunion avec des experts financiers allemands. Il n’y avait cependant plus rien à co-décider.

« L’engagement américain n’était bien entendu pas désintéressé. N’ayant pas l’intention de nourrir l’Allemagne de l’Ouest ad vitam æternam, les Américains avaient cherché des moyens de relancer l’économie et compris que le principal obstacle était le manque d’attractivité du reichsmark […]. Seule la nécessité d’accéder à la nouvelle monnaie liquide allait réanimer l’économie régulière. La propension à occuper réellement un emploi légal augmenta au même rythme que celle des marchands à confier leur marchandise au commerce normal plutôt qu’en faire le trafic. Les paysans avaient désormais eux aussi des raisons de vendre leur récolte sur le marché public. Ainsi naquit l’impression, dont on faisait régulièrement état, que presque du jour au lendemain, du dimanche au lundi, les boutiques s’étaient remplies de marchandises au point que l’on était en droit de parler d’un miracle. L’énergie produite par les effets de la réforme fut telle que l’historien Ulrich Herbert la qualifie de “big bang” de la République fédérale d’Allemagne, qui sera fondée une année plus tard. Pour les contemporains, la réforme monétaire joua un rôle incomparablement plus décisif que l’adoption de la Loi fondamentale par le Conseil parlementaire, le 8 mai 1949, à Bonn. Les Allemands de l’Ouest ne disposent d’aucun événement dont ils puissent se souvenir aussi bien que de la réforme monétaire, montée comme un grand opéra, mais sans metteur en scène ». (p.201)

Sans metteur en scène ?

Selon Harad Jähner, cette entrée dans le monde des marchandises attribuée à la réforme monétaire et la fin du rationnement qui ne sera effective avec la fin des tickets pour le sucre qu’en 1950 restera plus importante même que l’adoption de la Constitution. Son revers a cependant été un renchérissement des prix. Il a conduit, le 12 novembre 1948, à une grève générale contre la “flambée des prix”. 9 millions d’Allemands ont cessé le travail.

La réforme monétaire est devenue « le take-off [décollage] mythique » du miracle économique. La césure monétaire l’emporte même sur celle de la capitulation.

« Que les rayons aient pu se remplir aussi vite révéla la capacité réelle de l’économie et de l’industrie, qui avaient été beaucoup moins détruites qu’on ne le supposait généralement. Plus des trois quarts du potentiel industriel avaient été préservés. Comme l’économie de réarmement national-socialiste avait puissamment modernisé l’équipement mécanique des entreprises et largement développé les installations, la productivité industrielle de l’après-guerre n’était qu’à peine inférieure au niveau de 1938. De plus, les expulsés des territoires de l’Est fournirent un gigantesque réservoir de main-d’œuvre bien formée qui se mettait au travail avec une motivation considérable dés lors que les conditions générales étaient réunies pour que l’emploi industriel paie de nouveau. Ces deux éléments expliquent que la stupéfiante croissance économique qui allait débuter à partir de 1950 n’ait pas été aussi miraculeuse que le suggère l’expression de “miracle économique”. (p. 204 )

Volkswagen

Au cœur du « miracle », on trouve bien entendu la divinité bagnole en l’occurrence Volkswagen à l’histoire de laquelle Harald Jähner consacre un chapitre

L’histoire de Wolfsburg et de la Volkswagen commence en 1938. Hitler voulait une voiture pour le peuple, accessible comme le modèle T de Henry Ford, un de ses admirateurs. Elle sera connue mais bien plus tard sous le sobriquet de « coccinelle » caractérisée par ses formes rondes. Elle se voulait un « moyen de transport du peuple » censée annihiler les différences de classe. Pour cela le projet était de construire quasiment ex-nihilo, en fait à partir d’un petit village, une ville-usine. Ce sera à Wolfsburg, au centre de l’Allemagne. Et la voiture celle du KdF (Kraft durch Freude, la force par la joie), une succursale du Deutsche Arbeitsfront (Front allemand du travail que le régime avait substitué aux syndicats interdits dès 1933). Les constructeurs automobiles établis n’étaient pas intéressés. Après l’invasion de la Pologne et le début de la guerre, « le rêve consumériste de voiture du peuple se transforma en usine d’armement, la ville en un camp de travail. […] Au lieu de la Coccinelle, c’est la voiture à baquet qui sortit des chaînes, le pendant grossier de la jeep américaine. » (p.207). En 1943, 10.000 travailleurs forcés encadré par la Gestapo éprouvaient la « joie » de trimer en esclaves au besoin sous la menace de la torture. Parmi eux 2500 Français. Après guerre, en 1948, les Britanniques, responsables de cette zone d’occupation et peu regardants sur son pedigree, confient l’usine à Heinrich Nordhoff, un ingénieur, qui avait dirigé l’usine Opel de production de camions de la Wehrmacht et surnommé le Führer de l’économie de guerre. Avec lui comme général commandant une armée d’ouvriers disciplinés, « la hiérarchie de cette usine totalement rationalisée ressembl[ait] à certains point de vue à la hiérarchie de la Wehrmacht, les groupes de travail au sein de l’usine rappel[aient] le communauté de combat sur les champs de bataille ». La ville de Wolfsburg appartenait à l’usine et était « la quintessence même de la société d’usine » Il fallut attendre 1955 pour qu’elle acquiert 345 hectares de sol puis 1900 ha supplémentaires pour des infrastructures et équipement publics. Marqué par « l’esprit architectural » du camp de travail, la cité, la “ville de la voiture” était « un désert fonctionnaliste »

« Bien que la ville et l’usine aient constitué, ensemble, un prototype de l’économie sociale de marché, bien que la voie qu’avait empruntée la “machine à intégration” de Wolfsburg pour transformer des habitants d’un camp rassemblés par le hasard en “citoyens industriels d’un nouveau type” ait pu servir de symbole de l’histoire d’après-guerre de la République fédérale d’Allemagne, l’opposition de gauche s’intéressa étonnamment peu au gigantesque empire du roi Nordhoff ». (p.218)

Je peux ajouter que la gauche s’est plus généralement peu préoccupé de tout ce qui relève du taylorisme et du fordisme. A l’Ouest comme à l’Est.

J’ai sauté quelques chapitres pour ce compte rendu. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ne soient pas intéressants. Ainsi celui sur Beate Uhse. Cette ancienne capitaine de la Luftwaffe se mit dans un premier temps d’abord à diffuser des brochures sur la contraception par la méthode Ogino avant d’ouvrir, le premier sex-shop non seulement en Allemagne mais dans le monde (« libre », bien entendu), en 1961 selon Jähner, mais il semblerait que ce soit plutôt en 1962.
Dans les pages sur les rééducateurs, l’auteur s’intéresse en particulier à Hans Habe pour la zone américaine, Alfred Döblin pour la France et Rudolf Herrnstadt pour la partie est-allemande. J’aurai l’occasion de reparler de ce dernier victime d’une purge du Parti communiste est-allemand en 1953.
Je passe sur le chapitre consacré à La guerre froide de l’art. Et sur celui consacré au son du refoulement dont je ne retiendrai qu’un passage en guise de conclusion. Elle me semble cependant très ambiguë.

« La convention collective consistant, pour la majorité des Allemands, à se compter parmi les victimes de Hitler constitue une marque d’arrogance difficilement supportable eu égard aux millions de personnes assassinées. Vue depuis l’observatoire surplombant de la justice historique, cette manière de s’exonérer de ses fautes — comme le fait d’avoir pris des gants avec la plupart des criminels — suscite l’indignation ; pour l’installation de la démocratie en Allemagne de l’Ouest, elle était une modalité acceptable et probablement inévitable, parce quelle constituait la base mentale d’un nouveau départ. Car la conviction d’avoir été des victimes de Hitler était la condition nécessaire pour se départir de toute loyauté envers le régime déchu sans se sentir lâches, opportunistes ou sans honneur. Cela s’imposait d’autant plus qu’à l’Est comme à l’Ouest on dut se placer encore longtemps sous la protection des anciens ennemis. Les deux constructions d’amitié, l’amitié entre les peuples allemand et russe à l’Est aussi bien que l’amitié entre la RFA et les Alliés occidentaux, ne fonctionnèrent que grâce à ce narratif victimaire qui culmina avec l’affirmation selon laquelle les Allemands avaient été libérés en 1945. »

Une « modalité acceptable », une condition « nécessaire » ? C’est précisément cette bascule de la défaite du nazisme à la consommation qui est problématique. Car c’est compter sans les spectres d’« un passé qui ne passe pas ». Dans la préface à ses Notate 45, journal de l’année dite zéro, Erich Kästner écrit, en 1961 :

« Ce passé non assumé ressemble à un spectre qui erre sans repos, à travers nos jours et nos rêves et, selon l’habitude ancestrale des esprits, attend que nous le regardions, nous leurs parlions, les écoutions. Qu’effrayés à mort, nous rabattions nos bonnets de nuit sur nos yeux et nos oreilles ne nous sera d’aucun secours. C’est la mauvaise méthode. Elle n’aide ni le spectre ni nous mêmes… Le passé doit parler et nous devons l’écouter. Avant cela ni les spectres ni nous ne trouverons de repos. »

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