Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 15 et fin : « La déclaration pour l’indépendance de l’esprit » initiée par Romain Rolland.

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Il y a ensuite la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchman, Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort) de Bertolt Brecht. Après Putain de Guerre de Jacques Tardi et Jean-Pierre Verney par David Bres et Une terre d’ombre de Ron Rash,  Le brave soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek par Bernard Umbrecht, notre clap de fin avec La déclaration pour l’indépendance de l’esprit initiée par Romain Rolland.

 

Fière_déclaration_d'intellectuels_1919Alors que l’on se trouve dans la phase finale de la négociation du Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, Romain Rolland, l’un des rares écrivains à avoir voulu se situer « au-dessus de la mêlée », rédige un manifeste dont les premiers signataires seront entre autre Barbusse, Jules Romain, Pierre Jean Jouve, Jean-Richard Bloch, George Duhamel ainsi que Benedetto Croce, Bertrand Russel, Albert Einstein, Hermann Hesse, Heinrich Mann, Stefan Zweig. On trouvera plus loin, à la suite du texte, la liste des premiers signataires telle qu’elle est parue dans le quotidien, socialiste à l’époque, L’Humanité, le 26 juin 1919 sous le titre : « Fière déclaration d’intellectuels »
Bernard Stiegler évoquait récemment l’analyse de Paul Valéry sur la « baisse de la valeur esprit ». Romain Rolland dans le texte ci-dessous part du constat que les désastres de la guerre ont aussi pour origine « l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées »
Le manifeste obtiendra un millier de signatures. L’union créée par Romain Rolland ne tiendra pas longtemps. Il créera en 1923 la revue Europe qui existe toujours.
C’est le texte que j’ai choisi pour signaler la fin de ces lectures franco-allemandes sur 14-18. Cela ne clôt pas le sujet bien entendu. Il y a de quoi l’alimenter longtemps.  L’initiative qui s’achève consistait à réunir un temps quelques amis de part et d’autre du Rhin en les invitant à partager leurs lectures. Le SauteRhin continuera sur cette lancée en mettant conformément à sa vocation à nouveau l’accent sur la culture des pays de langue allemande mais pas seulement concernant ce sujet. #Lectures franco-allemandes sur 14-18 deviendra #lectures sur 14-18.

Déclaration de l’indépendance de l’esprit

« Travailleurs de l’Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un appel pour reformer notre union fraternelle, – mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant.
La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison au service des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force élémentaire des grands courants collectifs : ceux-ci ont balayé celles-là, en un instant, car rien n’avait été prévu afin d’y résister. Que l’expérience au moins nous serve pour l’avenir !
Et d’abord, constatons les désastres auxquels a conduit l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes ont ajouté au fléau qui ronge l’Europe dans sa chair et dans son esprit une somme incalculable de haine empoisonnée ; ils ont cherché dans l’arsenal de leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination des raisons anciennes et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques, poétiques de haïr ; ils ont travaillé à détruire la compréhension et l’amour entre les hommes. Et ce faisant, ils ont enlaidi, avili, abaissé, dégradé la pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en ont fait l’instrument des passions et (sans le savoir peut-être) des intérêts égoïstes d’un clan politique ou social, d’un Etat, d’une patrie ou d’une classe. Et à présent, de cette mêlée  sauvage, d’où toutes les nations aux prises, victorieuses ou vaincues sortent meurtries, appauvries, et dans le fond de leur cœur – bien qu’elles ne se l’avouent pas – honteuses et humiliées de leur crise de folie, la pensée compromise dans leurs luttes sort, avec elles, déchue.
Debout ! Dégageons l’Esprit de ces compromissions, de ces alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! L’Esprit n’est le serviteur de rien, c’est nous qui sommes les serviteurs de l’Esprit. Nous n’avons pas d’autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière, pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre devoir est de maintenir un point fixe, de montrer l’étoile polaire, au milieu du tourbillon des passions, dans la nuit. Parmi ces passions d’orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix ; nous les rejetons toutes ; Nous honorons la seule vérité libre, sans frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes, nous ne nous désintéressons pas de l’Humanité. Pour elle nous travaillons, mais pour elle tout entière. Nous ne connaissons pas les peuples. Nous connaissons le Peuple – unique, universel, le Peuple qui souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur le rude chemin trempé de sueur et de son sang – le Peuple de tous les hommes, tous également nos frères. Et c’est afin qu’ils prennent, comme nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs combats aveugles l’Arche d’Alliance – l’Esprit libre, un et multiple, éternel ».
A la date du 23 juin 1919, cette déclaration a reçu l’adhésion de :
Jane Addams (Etats-Unis) ; René Arcos (France) ; Henri Barbusse (France) ; Léon Bazalgette (France) ; Jean-Richard Bloch (France) ; Roberto Bracco (Italie) ; Dr.L-E-J Brouwer (Hollande) ; A . de Châteaubriant (France) ; Georges Chennevière (France) ; Benedetto Croce (Italie) ; Albert Doyen (France) ; Georges Duhamel (France) ; Prof. A.Einstein (Allemagne) ; Dr. Frederik van Eeden (Hollande) ; Georges Eekhoud (Belgique) ; Prof. A. Forel (Suisse) ; Verner von Heidenstam (Suède) ; Hermann Hesse (Allemagne) ; P.J. Jouve (France) ; J.C. Kapteyn (Hollande) ; Ellen Key (Suède) ; Selma Lagerlof  (Suède) ; Prof. Max  Lehmann (Allemagne) ; Carl Lindhagen (Suède) ; M. Lopez-Pico (Catalogne) ; Heinrich Mann (Allemagne) ; Marcel Martinet (France) ; Frans Masereel (Belgique) ; Emile Masson (France) ; Jacques Mesnil (Belgique) ; Sophus Michaelis (Danemark) ; Mathias Morhardt (France) ; Prof. Georg-Fr. Nicolaï (Allemagne) ; Eugène d’Ors (Catalogne) ; Prof. A. Prenant (France) ; Romain Rolland (France) ; Bertrand Russel (Angleterre) ; Han Ryner (France) ; Paul Signac (France) ; Jules Romain (France) ; G. Thiesson (France) ; Henry van de Velde (Belgique) ; Charles Vildrac (France) ; Léon Werth (France) ; Israël Zangwill (Angleterre) ; Stefan Zweig (Autriche).
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