« Nouvelle histoire de Mulhouse » (1) :
Un fil rouge, en prologue

Une Nouvelle histoire de Mulhouse vient de paraître aux éditions Mediapop. Elle est l’œuvre de trois historien.ne.s : Odile Kammerer, Bernard Jacqué et Marie-Claire Vitoux. Nous avions jusqu’à présent une Histoire de Mulhouse des origines à nos jours de Georges Livet et Raymond Oberlé. Elle date de 1977 et s’arrêtait en 1976. La présente nous mène jusqu’en 2010.

Le premier mot qui m’était venu à l’esprit lors de ma première lecture a été celui d’ouverture. Et cela dans plusieurs sens du terme. Ouverture y compris sur des mystères, ceux des origines par exemple, qui laisse place à l’imaginaire mais aussi sur des questions en suspend ou irrésolues (absence d’archives). A cela s’ajoutent les brèches dans l’ancienne doxa historiographique, principalement due à des historiens protestants. Le résultat est une démarche nouvelle qui inscrit la volonté d’indépendance relative de la ville dans des réseaux de contraintes géo-historiques voire climatique et dans un ensemble complexe de relations d’interdépendances. Autonomie versus hétéronomies. Ouverture enfin sur des questions d’aujourd’hui même si celles-ci ne sont, logiquement, pas abordées en tant que telles.

Je parlerai du livre et des questions qu’il soulève en plusieurs parties. J’y introduirai quelques travaux personnels publiées déjà ou non sur le SauteRhin. Ils concernent la Réforme et des relectures de Karl Marx sur l’industrialisation, par exemple. J’évoquerai également des matériaux que j’avais rassemblés pour porter au théâtre, en 1995, une partie de l’histoire de Mulhouse avec un texte que j’avais d’abord intitulé Les fantômes de la filature puis qui s’est appelé Tisseurs de Mémoire.

Je commencerai par un prologue décalé par rapport au livre. Il reprend pour partie un texte que j’avais écrit en 2010 pour un groupe de travail de l’association ars industrialis dont j’étais membre. Il s’intitulait au départ Le fil rouge des techniques de soi. Je n’en garde que le fil rouge. De Mulhouse.

Le fil rouge de MULHOUSE

Commençons par une image.

Quel intérêt présente-elle, me direz-vous ? Je vous le dirai un peu plus tard. Quand je l’ai prise je ne savais pas encore ce qu’elle contenait et qui me conduit à vous la montrer. Je ne m’en suis rendu compte que par la suite.

Nous sommes dans le bâtiment 75 de la friche industrielle de l’ancienne usine textile DMC (Dollfus-Mieg et Cie) à Mulhouse. Mais parlons d’abord du fil rouge qui convient à ce lieu. Il y a deux façons de l’évoquer, soit en insistant sur le fil soit comme dans ce qui suit, en insistant sur le rouge. Il y a un rouge de Mulhouse, un rouge turc ou rouge andrinople bien particulier, « un rouge cerise riche et velouté », disait-on alors. Les différentes nuances proviennent du mordant qui, dans ce cas-ci, est fait de sels d’aluminium.

Comme on le voit, dans les échantillons de l’époque, on ne se contentait pas de numéroter 321 cette variante, on précisait qu’il s’agit du rouge turc.

J’évoque cela en rapport avec la question de la technique ou plutôt des techniques, car il y a finalement toujours DES techniques, me semble–t-il. La lecture d’un carnet de laboratoire consacré à la fabrication du rouge met en évidence le nombre impressionnant de savoirs et de savoir-faire qui ont été mobilisés pour l’obtenir. Cela va des techniques agricoles pour l’acclimatation, en France, de la garance, dans ce cas-ci cultivée sur le terrain même de l’usine, à la teinture en passant par la confection du colorant, une véritable alchimie. A DMC, on parlait de « cuisine ». Il fallait ensuite fixer la couleur sur le fil et/ou le tissu etc…Je voudrais surtout retenir cette idée d’un mélange de savoirs et de savoir-faire, qu’il faut mobiliser en synergie, pour produire un résultat qui dans ce cas précis n’est pas simplement une couleur mais une couleur attrayante, séduisante et hautement symbolique, qui va en ce sens participer d’une technique de soi si nous sommes d’accord pour dire que l’habillement relève d’une technique de soi, j’y reviendrai.

« Durch Mischung – denn auf Mischung kommt es an ». « Par mélange – car tout dépend du mélange », fait dire Goethe à l’alchimiste Wagner dans Faust (vers 6849-50). C’est par de nouvelles combinaisons – de nouveaux agencements – que de nouveaux processus de production se mettent en route commente le philosophe allemand Oskar Negt qui voit dans ce passage la description des mécanismes de previous accumulation selon Adam Smith, d’accumulation primitive selon Marx.

Si j’ai évoqué plus haut l’habillement comme technique de soi, c’est à partir du très bel hommage au tissu d’Yves Bonnefoy dont voici un extrait :

« Quand le premier tissu s’est posé sur le corps humain, il n’a pas fait que lui tenir chaud, ou lui suggérer, tout de suite après, des façons d’impressionner ou séduire, il lui a permis un rapport à soi d’un type nouveau, celui qui, en lui ajoutant des aspects, lui enseignait qu’il n’était pas que l’organe ou le muscle réagissant à leur environnement de la façon la plus courte et utilitaire, mais une réalité autonome, et en cela une forme, autant qu’une réserve de gestes jusqu’alors inimaginés, et plus complexes qu’avant. Le tissu dégagea le corps de son fonctionnement seulement biologique, il se redressa, il déplaça le sentiment d’être de l’obscur de la respiration et du sang vers la figure, du dedans aveugle vers un dehors où l’horizon aussi apparaît, comme lui-même une forme. Et de ce fait il commença d’exercer une autre fonction que celle de protéger, et d’offrir un autre possible que cacher : ce fut d’inciter la personne désormais tout à fait humaine à se faire témoin de sa propre forme et à travailler sur celle-ci, pour attester, au plus immédiat du rapport à soi, cette unité au sein de laquelle la parole peut-être, elle aussi, une mise en ordre, un acheminement de lumière.
Le tissu a aidé l’être encore animal à devenir l’être humain ».

(Yves Bonnefoy : Pensées d’étoffe ou d’argile. Carnets de l’Herne. Pages 27-28.

En Inde on a imprimé les tissus avant le papier, on les appelait les Indiennes, alors qu’en Occident on a imprimé le papier avant le tissu. Dans les deux cas, l’impression a fixé – mémorisé- la parole si l’on en croit la mythologie dogon. A la différence de la poterie où la terre existe à l’état naturel, le fil et le tissu sont de bout en bout exclusivement techniques. Si la poterie est à l’origine de l’écriture des nombres et des langues, les calculi chers à Clarisse Herrenschmidt (Les trois écritures. Folio), la parole est dans la mythologie dogon née du métier à tisser :

« NOMMO communiqua aux hommes la parole par le tissage. Il se servit de sa bouche comme premier métier à tisser… Comme l’araignée, il crache quatre vingt-fils de coton qu’il sépare en deux parties égales entre ses dents supérieures (fils pairs ) et ses dents inférieures (fils impairs), évocations du peigne du tisserand…
En ouvrant et en refermant sa mâchoire le génie recréait le mouvement des lisses qui montent et qui descendent pour permettre le passage des fils de trames enserrés alternativement dans le passage des fils pairs et impairs de la chaîne….C’est avec la pointe de sa langue fourchue que le génie poussait alternativement à gauche et à droite le fil de la trame. La bande de tissus se formait hors de sa bouche « dans le souffle de la parole révélée » ».

(Marcel Griaule : Dieu d’eau)

Chez les Dogons, l’homme nu est sans parole. Il était interdit de tisser la nuit car cela aurait signifié tisser des bandes de silence.

Le rectangle de Foucault

J’en reviens à ma photo du début que j’aurais pu intituler le rectangle de Foucault. Car ce que je n’avais pas vu d’abord, j’étais pourtant revenu plusieurs fois dans ce lieu, c’est ce que l’on voit mieux en se rapprochant :

Le rectangle de Foucault, c’est ce rectangle découpé au-dessus de la loge du contremaître. A l’intérieur de cette loge, un escalier conduit à l’étage supérieur apparemment destiné à ranger des dossiers. Lors d’une journée du patrimoine, des personnes ayant travaillé ici m’ont raconté qu’il y avait un escabeau pour atteindre le rectangle panoptique et surveiller ce qu’il se passait dans l’atelier. Nous sommes dans ce qui était un atelier de réparation. Même s’il s’agit d’un univers moins prolétarisé qu’ailleurs – les personnes que j’ai rencontré avaient le titre d’ingénieurs, « ingénieurs maison » s’empressaient-ils d’ajouter, car ils avaient bénéficié d’une formation interne – nous sommes dans un lieu d’enfermement, technique principale des sociétés de surveillance et de discipline.

Tissage et informatique

Le principe du tissage, je prends un fil, je laisse un fil, est le principe du langage binaire qui est à la base de la mécanographie (les fiches perforées des métiers Jacquard) comme de l’informatique, du numérique. Aujourd’hui le tissu se numérise et c’est lui qui écrit à des machines par le mouvement géolocalisé du corps qui l’habille et à l’insu de celui qui le porte. Nous ne sommes plus dans les sociétés de surveillance de Michel Foucault mais dans des sociétés de contrôle (Gilles Deleuze).

Le fil rouge de l’effacement des traces

J’avais, en 2010, posé sur les rails qui menaient à l’intérieur du bâtiment 75, qui s’ouvrait pour la première fois au public, un fil de laine rouge comme pour prévenir son effacement.

Et j’en ai profité pour documenter le lieu tel qu’il était encore à ce moment là.

Évidemment tous ces éléments, le rectangle panoptique, les rails, ainsi que toute trace évoquant un atelier avec son établi, son étau, sa forge (ci-dessus) ont aujourd’hui disparu. Effacées les traces du labeur dans ce lieu qui se nomme aujourd’hui Motoco.

J’avais aussi photographié ce qui était juste à côté de l’enceinte DMC : l’ancienne filature « à l’anglaise » de 1812, avec son bloc vapeur.

Après qu’on l’eut laissé livré aux incendiaires, ce fut au tour des démolisseurs de saccager, en catimini, entre Noël et Nouvel an 2013, l’un de ses fleurons du patrimoine industriel mulhousien.

Voici ce qu’il restait au matin du 4 janvier 2014

« Du passé, faisons table rase » : un autre fil rouge.

Il manque toujours à Mulhouse, ville de culture technique, dont l’absence vient d’être documentée, une histoire culturelle et technique.

A suivre : Nouvelle histoire de Mulhouse. Partie 1 : Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Et Mulhouse ne s’appelait pas encore Mulhouse.[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle

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