«Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides» 
Simone Weil en Allemagne (1932-1933)

En 1932-1933, Simone Weil – la philosophe – se rend en Allemagne pour examiner la situation politique et sociale quelques mois avant l’accès de Hitler au pouvoir. Ses observations ont fait l’objet de plusieurs articles parus dans les revues l’École émancipée (qui existe toujours), La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste et Libres propos (revue fondée par un autre disciple du philosophe Alain qui y publiait). Elle s’y livre à une analyse à chaud étonnante des effets de la crise sur les mentalités, les organisations politiques et sur la jeunesse allemandes. Les textes datent d’avant son expérience de la condition ouvrière et du travail en usine qu’elle fera en décembre 1934.
Les articles ont été regroupés sous le titre Ecrits sur l’Allemagne par les éditions Payot. Dans le premier texte de 1932, une lettre dont un extrait est transformé en article, Les premières impressions d’Allemagne par la revue La révolution prolétarienne et dans le suivant, Impressions d’ Allemagne,  pour la même revue, la philosophe est frappée par la situation d’attente qui règne. L’Allemagne en attente est même le sous-titre de la seconde contribution.
Les nazis se retiennent. Les ouvriers attendent de savoir ce qui va leur tomber dessus :
«Pour les travailleurs, la question qui est en suspens, c’est l’Arbeitsdienst, ces camps de concentration pour chômeurs qui existent actuellement sous forme de camps où l’on peut aller volontairement (10 pfennigs par semaine), mais qui deviendraient obligatoires sous un gouverne­ment hitlérien. En ce moment n’y vont que les plus désespérés. On n’imagine pas cette magnifique jeunesse ouvrière allemande qui fait du sport, du cam­ping, chante, lit, fait faire du sport aux enfants, réduite à ce régime militaire».
Les journaux nazis sont plein d’appels au meurtre de communistes tout en disant ouvertement : attendons d’avoir le pouvoir.
« Les ouvriers attendent simplement l’heure où tout cela s’abattra sur eux. La lenteur même du processus augmente la démora­lisation. Ce n’est pas le courage qui manque, mais les occasions de lutter ne se présentent pas ».
(La Révolution prolétarienne, 8° année, n° 134, 25 août 1932.)
Quelques mois plus tard, elle reprend son thème de manière plus approfondie.
« La crise a brisé tout ce qui empêche chaque homme de se poser complète­ment le problème de sa propre destinée, à savoir les habitudes, les traditions, les cadres sociaux stables, la sécurité ; surtout la crise, dans la mesure où on ne la considère pas, en général, comme une interruption passagère dans le développement économique, a fermé toute perspective d’avenir pour chaque homme considéré isolément. En ce moment, cinq millions et demi d’hommes vivent et font vivre leurs enfants grâce aux secours précaires de l’État et de la commune ; plus de deux millions sont à la charge de leur famille, ou mendient, ou volent ; des vieillards en faux col et chapeau melon, qui ont exercé toute leur vie une profession libérale, mendient aux portes des métros et chantent misérablement dans les rues. Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même ».
On ne peut reprocher à Simone Weil un manque de commisération, ce qui confère à la phrase que je répète une force accrue :
«Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même »
Ce quelle exprime encore, d’un manière légèrement différente, ainsi :
« Nul n’espère pouvoir, grâce à sa valeur professionnelle, garder ou trouver une place».
Ou encore en signalant dans la pensée un vide de tout futur particulièrement pour la jeunesse :
«La pensée des années à venir n’est remplie pour eux d’aucun contenu».
On verra plus loin qu’elle établit un lien entre former et formuler un espoir. Tout dans la situation porte les caractéristiques d’une situation révolutionnaire et pourtant «tout demeure passif» Alors que dans l’esprit de tout le monde la question est politique et que tout ramène à la nécessaire transformation du système social rien ne bouge.
«Si elle [la crise] force presque chaque ouvrier ou petit bourgeois allemand à sentir, un moment ou l’autre, toutes ses espérances se briser contre la structure même du système social, elle ne groupe pas le peuple allemand autour des ouvriers résolus à transformer ce système.
Une organisation pourrait, dans une certaine mesure, y suppléer ; et le peuple allemand est le peuple du monde qui s’organise le plus. Les trois seuls partis allemands qui soient, actuellement, des partis de masse, se réclament tous trois d’une révolution qu’ils nomment tous trois socialiste. Comment se fait-il donc que les organisations restent, elles aussi, inertes ?»
Elle cherche la réponse à cette question à l’intérieur des partis en examinant leur état de dépendance aux appareils mais aussi à leur composition sociale et les effets idéologiques de cette dernière. Elle y reviendra dans d’autres textes mais signalons d’emblée qu’elle considère que le fait que le parti communiste soit composé à 80 ou 90 % de chômeurs pèse sur sa capacité d’intelligibilité du réel en raison de son absence de lien avec le travail productif.
«Ainsi, les trois partis qui attirent les ouvriers allemands en déployant le drapeau du socialisme sont entre les mains, l’un, du grand capital, qui a pour seul but d’arrêter, au besoin par une extermination systématique, le mouve­ment révolutionnaire ; l’autre, avec les syndicats qui l’entourent, de bureau­crates étroitement liés à l’appareil d’État de la classe possédante ; le troisième, d’une bureaucratie d’État étrangère, qui défend ses intérêts de caste et ses intérêts nationaux. Devant les périls qui la menacent, la classe ouvrière allemande se trouve les mains nues. Ou plutôt, on est tenté de se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour elle se trouver les mains nues ; les instruments qu’elle croit saisir sont maniés par d’autres, dont les intérêts sont ou contraires, ou tout au moins étrangers aux siens».
(La Révolution prolétarienne, n° 138, 25 octobre 1932 ;
Libres Propos, nouvelle série, nos 10 et 11, 25 octobre et 25 novembre 1932.)
Simone Weil écrit en tant que philosophe engagée, il n’y a d’ailleurs pas d’autre philosophie qui vaille. En novembre 1932, un court article plus événementiel traite de la grève des transports à Berlin et des élections. Communistes et hitlériens avaient appelé ensemble à la grève. Celle-ci s’est arrêtée aussitôt que le nazis ont décidé de la stopper. Aussi, la philosophe considère que, contrairement à ce qu’écrivait L’Humanité de l’époque, l’échec de cette grève est bien plus importante que le succès électoral du parti communiste car il montre son incapacité réelle à mobiliser. Mais l’échec du gouvernement des barons – Von Papen avait organisé des élections dans l’espoir d’obtenir une majorité qu’il n’a pas eue – place les nazis malgré leur échec relatif au centre du jeu. La démission du gouvernement interviendra au moment du bouclage du journal et fera l’objet d’un bref post-scriptum à l’article. Ce n’est pas encore l’heure d’Hitler mais elle approche.
Entre décembre 1932 et mars 1933, Simone Weil publiera une série d’article dans l’Ecole émancipée.
«L’Allemagne est le pays où le problème du régime social se pose [….]Pour la plus grande partie de la population allemande, il n’y a pas de problème plus pressant, plus aigu dans la vie quotidienne»…
«Que reste-t-il au jeune chômeur qui soit à lui ? Un peu de liberté. Mais cette liberté même est menacée par l’institution de l’Arbeitsdienst, travail accompli sous une discipline militaire, pour une simple solde, dans des sortes de camps de concentration pour jeunes chômeurs. Facultatif jusqu’à présent, ce travail peut d’un jour à l’autre devenir obligatoire sous la pression des hitlériens. L’ouvrier, le petit bourgeois allemand, n’a pas un coin de sa vie privée, surtout s’il est jeune, où il ne soit touché ou menacé par les conséquences économiques et politiques de la crise. Les jeunes, pour qui la crise est l’état normal, le seul qu’ils aient connu, ne peuvent même pas y échapper dans leurs rêves. Ils sont privés de tout dans le présent, et ils n’ont pas d’avenir.
C’est en cela que réside le caractère décisif de la situation, et non pas dans la misère elle-même.»

Crise faible et crise intense

Être privé de tout dans le présent et surtout privé d’avenir et de la possibilité d’en rêver, est une clé de compréhension de la situation sociale surtout pour la jeunesse. Contrairement à la France où, dit-elle, il y a des jeunes et des vieux, il y a en Allemagne une jeunesse. C’est à dire qu’elle reconnaît un effet générationnel de la crise en distinguant crise faible et crise intense :
«Une crise faible, en ne chassant guère de l’entreprise que les moins bons ouvriers, employés ou ingénieurs, laisse subsister le sentiment que le sort de chaque individu dépend en grande partie de ses efforts pour se tirer individuellement d’affaire. Une crise intense est essentiellement différente. Ici aussi  la quan­tité se change en qualité. En Allemagne, aujourd’hui, presque personne, dans aucune profession, ne peut compter sur sa valeur professionnelle pour trouver ou garder une place. Ainsi chacun se sent sans cesse entièrement au pouvoir du régime et de ses fluctuations ; et inversement, nul ne peut même imaginer un effort à faire pour reprendre son propre sort en main qui n’ait la forme d’une action sur la structure même de la société».
Cela a des effets sur la mentalité et entretient la confusion. Les mots d’ordre des hitlériens et du mouvement communiste se ressemblent :
«Lénine, en octobre 1917, remarquait que les périodes révolutionnaires sont celles où les masses inconscientes, tant qu’elles ne sont pas entraînées par l’action dans le sillage des ouvriers conscients, absorbent le plus avidement les poisons contre-révolutionnaires. Le mouvement hitlérien en est un nouvel exemple»
Il y a entre les ouvriers, conscients ou non, et la masse des chômeurs un ïatus que le parti communiste n’arrive pas à résoudre. Elle y reviendra. Elle observe que, lors des élections du 6 novembre 1932 déjà évoquées, 70 % des votants se sont prononcés pour les mots d’ordre : «Contre le gouvernement des barons ! Contre les exploi­teurs ! Vers le socialisme !» Pourtant «la grande bourgeoisie continue à régner sur l’Allemagne. Pourtant, sept dixièmes de la population, c’est une force pour le socialisme ! Mais ces sept dixièmes se partagent entre trois partis. »
« Ainsi voilà où en sont ces sept dixièmes de la population allemande qui aspirent au socialisme. Les inconscients, les désespérés, ceux qui sont prêts à toutes les aventures, sont, grâce à la démagogie hitlérienne, enrôlés comme troupes de guerre civile au service du capital financier ; les travailleurs pru­dents et pondérés sont livrés par la social-démocratie, pieds et poings liés, à l’appareil d’État allemand ; les prolétaires les plus ardents et les plus résolus sont maintenus dans l’impuissance par les représentants de l’appareil d’État russe.»
Elle examine tour à tour ces trois partis de masse. En notant d’abord qu’ils ne sont pas sans points communs :
«il se trouve, si surprenant que cela puisse sembler, entre le mouvement hitlérien et le mouvement communiste, des ressemblances si frappantes qu’après les élections la presse hitlérienne a dû consacrer un long article à démentir le bruit de pourparlers entre hitlériens et communistes en vue d’un gouvernement de coalition. C’est que, du mois d’août au 6 novembre, les mots d’ordre des deux partis ont été presque identiques. Les hitlériens, eux aussi, déclament contre l’exploitation, les bas salaires, la misère des chômeurs. Leur mot d’ordre principal, c’est contre le système ; la transformation du système, eux aussi l’appellent révolution ; le système à venir, eux aussi l’appellent socialisme. Bien que le parti hitlérien nie la lutte des classes, et qu’il emploie souvent ses troupes d’assaut à briser les grèves, il peut fort bien aussi, comme on l’a vu lors de la grève des transports de Berlin, publier, en faveur d’une grève, des articles de la dernière violence, lancer des mots d’ordre impliquant une lutte acharnée des classes, traiter les réformistes de traîtres. Quant aux social-démocrates, que les hitlériens accusent de trahir à la fois l’Allemagne, comme internationalistes, et le prolétariat, comme réformistes, il y a entre eux et le national-socialisme un point commun, qui est d’importan­ce ; c’est le programme économique. Pour le parti national-socialiste comme pour la social-démocratie, le socialisme n’est que la direction d’une partie plus ou moins considérable de l’économie par l’État, sans transformation préalable de l’appareil d’État, sans organisation d’un contrôle ouvrier effectif ; c’est, par suite, un simple capitalisme d’État ».

Le parti nazi

«Ce mouvement si disparate semble, à première vue, trouver une sorte d’unité dans le fanatisme nationaliste, qui va jusqu’à l’hystérie chez certaines petites bourgeoises, et au moyen duquel on essaie de ressusciter l’union sacrée d’autrefois, baptisée socialisme du front. Mais on n’y réussit guère. La propagande nationaliste ne se suffit pas à elle-même. Les hitlériens doivent profiter du sentiment commun à tous les Allemands, que leur peuple n’est pas seulement écrasé par l’oppression du capitalisme allemand, mais aussi par le poids supplémentaire dont pèse, sur toute l’économie allemande, l’oppression des nations victorieuses ; et ils s’efforcent de faire croire, d’une part que ce dernier poids est de beaucoup le plus écrasant, d’autre part que le caractère oppressif du capitalisme allemand est dû uniquement aux juifs. Il en résulte un patriotisme bien différent du nationalisme sot et cocardier que nous connais­sons en France ; un patriotisme fondé sur le sentiment que les nations victo­rieuses, et surtout la France, représentent le système actuel, et l’Allemagne, toutes les valeurs humaines écrasées par le régime ; sur le sentiment, en somme, d’une opposition radicale entre les termes d’Allemand et de capitaliste».
Que manque-t-il au mouvement ouvrier allemand ? Pour le comprendre il faut l’examiner sous son double aspect, réformiste et révolutionnaire, le premier foncièrement conservateur des acquis et lié à l’appareil d’Etat, le second incapacité par sa composition sociale et dominé par une Internationale soviétisée alignée sur les intérêts de Moscou.

Le réformisme

«À la révolution, écrivait Marx en 1848, les prolétaires n’ont rien à perdre, que leurs chaînes. Et c’est un monde qu’ils ont à y gagner. Le réformisme repose sur la négation de cette formule. La force du réformisme allemand repose sur le fait que le mouvement ouvrier allemand est le mouve­ment d’un prolétariat pour qui, longtemps, cette formule ne s’est pas vérifiée ; qui, longtemps, a eu à l’intérieur du régime quelque chose à conserver. »
«Il faut reconnaître que le réformisme allemand a merveilleusement accompli sa tâche, qui consiste à aménager la vie des ouvriers aussi humai­nement qu’il est possible de le faire à l’intérieur du régime capitaliste. Il n’a pas délivré les ouvriers allemands de leurs chaînes, mais il leur a procuré des biens précieux ; un peu de bien-être, un peu de loisir, des possibilités de culture. »

Le mouvement communiste

La force du parti communiste est en apparence considérable MAIS…
« En période de prospérité, le mouvement révolutionnaire s’appuie en général surtout sur ce qu’il y a de plus fort dans le prolétariat, sur ces ouvriers hautement qualifiés qui se sentent l’élément essentiel de la production, se savent indispensables et n’ont peur de rien. La crise pousse les chômeurs vers les positions politiques les plus radicales ; mais elle permet au patronat de chasser de la production les ouvriers révolutionnaires, et contraint ceux qui sont restés dans les entreprises, et qui tous, même les plus habiles, craignent de perdre leur place, à une attitude de soumission. Dès lors le mouvement révolutionnaire s’appuie au contraire sur ce que la classe ouvrière a de plus faible. Ce déplacement de l’axe du mouvement révolutionnaire permet seul à la bourgeoisie de traverser une crise sans y sombrer ; et inversement, seul un soulèvement des masses demeurées dans les entreprises peut véritablement mettre la bourgeoisie en péril. L’existence d’une forte organisation révolution­naire constitue dès lors un facteur à peu près décisif. Mais pour qu’une organisation révolutionnaire puisse être dite forte, il faut que le phénomène qui, en période de crise, réduit le prolétariat à l’impuissance, ne s’y reflète pas ou ne s’y reflète que très atténué ».
Le parti communiste allemand est pratiquement un parti de chômeurs et ne porte pas remède à la séparation entre ouvriers et chômeurs.
«En face de la social-démocratie, si puissamment implantée dans les entreprises par son influence sur les ouvriers, en face du mouvement hitlérien qui, à côté de ses adhérents ouvriers, bénéficie de l’appui secret ou avoué du patronat, le parti communiste allemand se trouve au contraire sans liens avec la production».
Pour elle «le parti communiste n’aurait le droit d’apprécier la politique de capitulation des social-démocrates que s’il montrait qu’il est capable, lui, de diriger victorieusement le prolétariat dans la voie opposée, celle de la lutte». Or il se contente de phrases et fait de la social-démocratie l’ennemi princi­pal, ce qui coupe le parti communiste des ouvriers social-démocrates. «Quant au front unique, on refuse de faire des propositions autrement qu’à la base ; et les manœuvres des chefs réformistes en sont facilitées d’autant.»
Le parti communiste a oublié la leçon de Karl Liebknecht  selon laquelle l’ennemi principal est chez vous et non chez le voisin. Simone Weil reproche aux communistes d’avoir enfourché le cheval de bataille nationaliste du c’est la faute au traité de Versailles dédouanant le patronat allemand de ses responsabilités.
«En fin de compte, le parti communiste allemand reste isolé et livré à ses propres forces, c’est-à-dire à sa propre faiblesse. Bien qu’il ne cesse de recruter, le rythme de ses progrès ne correspond aucunement aux conditions réelles de l’action ; il existe une disproportion monstrueuse entre les forces dont il dispose et les tâches auxquelles il ne peut renoncer sans perdre sa raison d’être. Cette disproportion est plus frappante encore si l’on tient compte de l’apparence de force que donnent au parti les succès électoraux. Le prolétariat allemand n’a en somme pour avant-garde que des hommes à vrai dire dévoués et courageux, mais qui sont dépourvus pour la plupart d’expé­rience et de culture politique, et qui ont été presque tous rejetés hors de la production, hors du système économique, condamnés à une vie de parasites. Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, non se proposer la révolution comme tâche ».
Impitoyable ! Et ce n’est pas tout :
«Le parti communiste allemand fait ce qu’il peut pour dissimuler cet état de choses, aussi bien aux adhérents qu’aux non-adhérents. À l’égard des adhé­rents, il use de méthodes dictatoriales qui, en empêchant la libre discussion, suppriment du même coup toute possibilité d’éducation véritable à l’intérieur du parti. À l’égard des non-adhérents, le parti essaie de cacher l’inaction par le bavardage. Ce n’est pas que le parti reste tout à fait inactif ; il essaie, malgré tout, de faire quelque chose dans les entreprises ; il a fait quelques tentatives pour organiser les chômeurs ; il dirige des grèves de locataires, auxquelles il n’arrive pas d’ailleurs à faire dépasser le cadre d’une rue ou d’un fragment de quartier ; il lutte contre les terroristes hitlériens. Tout cela ne va pas bien loin. Le parti y supplée par le verbiage, la vantardise, les mots d’ordre lancés à vide. Quand les hitlériens veulent se donner l’apparence d’un parti ouvrier, leur propagande et celle du parti communiste rend presque le même son. Cette attitude démagogique du parti communiste ne fait d’ailleurs qu’augmenter la défiance des ouvriers des entreprises à son égard. Et d’autre part, par l’orga­nisation des réunions, les paroles rituelles, les gestes rituels, la propagande communiste ressemble de plus en plus à une propagande religieuse ; comme si la révolution tendait à devenir un mythe, qui aurait simplement pour effet, comme les autres mythes, de faire supporter une situation intolérable. »
Cela est bien entendu très polémique aussi – et reçu comme tel – envers les comptes-rendus de l’Humanité. Elle reproche à Gabriel Péri de «camoufler les défaites allemandes en victoire». Les changements de ligne impromptus de l’appareil communiste désoriente les militants, la confusion des esprits ne fait pas la clarté sur les relations avec les nazis d’une part et les sociaux démocrates d’autre part au point de préférer parfois les premiers aux seconds. Le malaise provoque un regain de débat, mais
«C’est l’appareil du parti qui empêche cette inquiétude de prendre une forme articulée, en laissant la menace d’exclusion pour déviation trotskyste ou brandlérienne suspendue sur la tête de chaque communiste. C’est l’appareil qui, en supprimant toute liberté d’expression à l’intérieur du parti, et en accablant les militants de tâches épuisantes et de petite envergure, anéantit tout esprit de décision et d’initiative, et empêche toute éducation véritable des nouveaux venus par les militants expérimentés. D’ailleurs cette masse de nouveaux venus aussi ignorants qu’enthousiastes est le véritable appui de l’appareil à l’intérieur du parti ; sans cette masse docile, comment réaliser ces changements complets d’orientation, accomplis sans discussion et en quelques jours, dont Piatnitsky [dirigeant de l’Internationale communiste] félicite naïvement le parti allemand ? D’autre part ces sentiments fort compréhensibles, mais si dangereux, de haine à l’égard des social-démocrates, et d’indulgence ou même de sympathie à l’égard des hitlé­riens, ont été, dans bien des occasions, encouragés par la politique imposée au parti par l’appareil. D’une manière générale, c’est l’appareil qui a mis la confusion dans l’esprit de chaque communiste allemand, en parant sa propre politique de tout le prestige de la révolution d’octobre ; exactement comme les prêtres ôtent toute faculté d’examen aux fidèles enthousiastes, en couvrant les pires absurdités par l’autorité de l’Église ».

Faut-il désespérer ?

Cela est dit dans un vocabulaire qui n’a plus cours, mais la force du propos tient d’abord au fait d’être un plaidoyer pour la pensée surtout dans des situations particulièrement difficiles. La question du fascisme notamment entre mal dans les catégories traditionnelles du «marxisme» encore moins quand on en fait une religion. Simone Weil établit une relation entre la situation au travail, le rapport au travail productif et la pensée. La dépossession de l’un et de l’autre, des moyens de travail comme de combat mène au désespoir. Une situation paralysante. On a beau comprendre être dans une situation de transition mais de transition vers où ? Comment lutter dans ces conditions ? Le livre se termine par l’évocation de ces questions qui vont au-delà de l’examen de la situation spécifiquement allemande. Texte paru en août 1933 dans la revue La révolution prolétarienne sous le titre Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?
«Faut-il donc désespérer ? Certes, les raisons ne manqueraient pas. L’on voir mal où l’on pourrait placer son espérance. La capacité de juger librement se fait de plus en plus rare, en particulier dans les milieux intellectuels, par cette spécialisation qui force chacun, dans les questions fondamentales que pose chaque recherche théorique, à croire sans savoir ».
La prolétarisation des ouvriers, leur asservissement à la machine ne les rend pas aptes – la démoralisation de la 1ère guerre mondiale aidant- à prendre en main leur propre destinée d’autant que le chômage de masse développe y compris chez ceux qui ont du travail un état d’esprit de parasite, c’est-à-dire qu’avoir un emploi finit par être considéré par ceux-là même qui en ont comme une faveur octroyée par l’entreprise.
«Le seul fait que nous existons, que nous concevons et voulons autre chose que ce qui existe, constitue pour nous une raison d’espérer».
Encore faut-il pouvoir concevoir la possibilité d’autre chose. Ce qui serait le premier objectif de lutte : la capacité de penser ! J’ajouterais  qu’elle passe par la quête difficile de la capacité d’imaginer, de rêver.
«Si comme ce n’est que trop possible, nous devons périr, faisons en sorte que nous ne périssions pas sans avoir existé. Les forces redoutables que nous avons à combattre s’apprêtent à nous écraser ; et certes elles peuvent nous empêcher d’exister pleinement, c’est à dire d’imprimer au monde la marque de notre volonté. Mais il est un domaine où elles sont impuissantes. Elles ne peuvent pas nous empêcher de travailler à concevoir clairement l’objet de nos efforts, afin que, si nous ne pouvons accomplir ce que nous voulons, nous l’ayons du moins voulu, et non pas désiré aveuglément ; et, d’autre part notre faiblesse peut à la vérité nous empêcher de vaincre, mais non pas de comprendre la force qui nous écrase. Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides».
«Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides» !
Simone WEIL Écrits sur l’Allemagne 1932-1933
Préface : Valérie GERARD
Collection : Rivages Poche / Petite Bibliothèque (2015)
Prix : 8.50 €
Une petite remarque éditoriale. Ces textes sont en fait en accès libre . Tant qu’à les rassembler dans une édition papier, un effort aurait pu, pour le même prix, être fait afin de la compléter d’un minimum d’appareillage critique et de mise en perspective historique comme j’ai très modestement essayé de le faire un petit peu..
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