L’occupation des rêves par le Troisième Reich

Il n’est jamais trop tard pour bien lire. On découvre ainsi des choses que l’on devrait connaître voire que l’on regrette de ne pas avoir lues plus tôt. Ainsi de Rêver sous le troisième Reich de Charlotte Beradt, une collecte de journaux de la nuit recueillis entre 1933 et 1939 à Berlin dès l’arrivée au pouvoir de Hitler et avant que l’auteure ne soit contrainte à prendre le chemin de l’exil. Ces rêves parlent de l’occupation de l’intime, la nuit, par le totalitarisme nazi.
«Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : votre salut je le refuse, fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »
Ce récit de rêve provient d’un patron de PME social-démocrate. Il date des tout premiers jours de la prise de pouvoir par les nazis en 1933. En l’entendant, Charlotte Beradt, qui l’a recueilli, a sans doute compris tout de suite le sens qu’elle pouvait donner à son projet de collecte de rêves sous le Troisième Reich. Il se caractérise en effet d’emblée par l’irruption de l’actualité politique dans le rêve sous forme d’un rite d’initiation au totalitarisme visant à annihiler toute velléité de l’individu. Charlotte Beradt voit dans le rêve de cet entrepreneur «une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale». L’abolition du Moi et son insertion dans la mécanique totalitaire constituent un système. Elle qualifie ce genre de rêve de  journal de la nuit considérant qu’Hitler a tué le sommeil.  Hitler does murder sleep, écrit-elle dans une lettre à Karl Otten, son éditeur. Dans la même missive, elle explique : «il s’agit pour moi de l’irruption de la dictature dès le début dans ce que l’être humain a de plus privé, la nuit et le sommeil». (Cité dans le chapitre consacré à Charlotte Beradt dans Kirsten Steffen : Haben sie mich gehasst ? Antworten für Martin Beradt (1881-1949) Igel Verlag 1999 page 312. Lisible en ligne)

La vie sans mur

L’irruption de la politique dans l’intime, on la trouve aussi dans cet autre récit d’un médecin en 1934. Il y est question de transparence :
«Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m’apprête à m’allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leur murs. Effrayé, je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J’entends un haut parleur hurler : conformément au décret sur la suppression de murs du 17 de ce mois».
Ce médecin intrigué par son rêve y a réfléchi et s’est rappelé que le matin même le gardien de l’immeuble était venu lui demander pourquoi il n’avait pas pavoisé et il l’avait calmé en lui versant un verre de schnaps tout en pensant qu’il le faisait entre quatre murs. Quant à Grünewald, dans la réalité, il n’en possédait pas de livre mais avait selon ses propres termes pris son célèbre retable d’Issenheim comme le symbole de la plus pure germanité.
La transparence se complète évidemment d’écoute alors que les procédés techniques s’automatisent et s’autonomisent. Il n’y a pas seulement le Service de surveillance des conversations téléphoniques, mais des dispositifs plus ou moins imaginaires pour traquer dans les rêves les mots qu’il est interdit de prononcer, les pensées qui, contrairement à ce que dit la chanson Die Gedanken sind frei, ne sont pas libres, où l’usage de pratiques interdites comme par exemple celle de l’utilisation de symboles mathématiques. Il s’agit dans ce cas du rêve de ce qu’il est impossible d’interdire. A la SA, chemises brunes des sections d’assaut, de la terreur physique correspond dans les rêves un sorte de SA mentale comme dans cette histoire de poêle qui fonctionne comme un magnétophone.
«Un SA se tient devant le gros poêle en carreaux de faïence bleue à l’ancienne mode qui se trouve dans un angle de notre salon et autour duquel nous nous réunissons tous les soirs pour bavarder ; il ouvre la porte du poêle et celui ci commence à énoncer d’une voix stridente et perçante chacune des phrases que nous avons dites contre le régime, chacune de nos plaisanteries (…)».
La rêveuse de 1933 était pourtant des plus sceptiques quant à la possibilité technique de tels phénomènes mais il suffit d’imaginer que c’est envisageable pour en avoir le prototype de la société sans défense :
Charlotte Beradt commente ce rêve ainsi :
«On voit ici directement la victime d’une forme difficilement compréhensible, et pas encore pleinement comprise, de la terreur au stade préparatoire : une terreur qui ne pouvait consister dans la surveillance permanente de millions de personnes mais dans l’incertitude où celles-ci se trouvaient quant à l’ampleur des possibilités de cette surveillance. Notre ménagère ne croit pas qu’un microphone a été installé mais elle se surprend dans la journée à penser que ce n’est pas totalement impossible et rêve aussitôt, la nuit suivante que tout ce que nous avons pu dire et penser dans l’intimité est connu. Peut-il y avoir rêve plus utile pour un régime totalitaire ? »
Le quotidien du jour passe directement dans le rêve de la nuit. Il y a plus pernicieux encore. Il y a ces songes dans lesquels l’on voit s’opérer la transformation de la victime en coupable ou du pourchassé en chasseur. Charlotte Beradt va encore plus loin en témoignant de rêves qui ne sont pas issus des pratiques nazies mais d’inquiétudes totalement fictives comme cette jeune fille qui a le nez busqué et qui a peur qu’on la prenne pour une juive, cette autre qui s’imagine discriminée parce qu’elle est brune. On en arrive à se rêver soi-même suspect non à partir d’un fait concret mais d’une théorie fantasmée.
«Quand dans le royaume imaginaire des rêves, ce ne sont plus les pratiques du Troisième Reich qui provoquent les rêves mais les fictions totales, baptisées théories, sur lesquelles il se fonde ; quand ce ne sont plus la terreur, des interdits, des paragraphes de loi, c’est à dire quelque chose de factuel qui les déclenchent mais des doctrines fantasmées, alors le rêve ainsi motivé devient une parabole de la schizophrénie totalitaire»
La notion de parabole ou de fable revient plusieurs fois sous la plume de Charlotte Beradt pour caractériser ces récits nocturnes, paraboles des différents aspects du totalitarisme nazi mais aussi, dans la progression du livre dans lequel les rêves sont classés par catégories (chapitres), paraboles de la lente adaptation aux réalités totalitaires. Les fables n’en sont pas seulement la traduction mais participent à la mise en place du système. Ce sont les mêmes hommes et femmes qui passent de la peur à l’acceptation voire au désir de participation aux entreprises du Führer quand ce ne sont pas des désirs érotiques. A titre d’exemple :
«Je rêve très souvent d’Hitler ou de Goering. Il me veut et je ne lui dis pas Mais je suis une femme honnête, je lui dis mais je ne suis pas nazie et je lui plais encore plus»
Une série de rêves de personnes juives assimilées, anciens combattants de la première guerre mondiale, traduisent leur exclusion de la communauté à laquelle ils croyaient toujours appartenir en raison de leurs antécédents militaires :
«Il y a deux bancs au Tiergarten, l’un qui est normalement vert, l’autre jaune [les juifs n’avaient alors plus le droit de s’asseoir que sur des bancs peints en jaune], et entre les deux une corbeille à papiers. Je m’assieds sur la corbeille à papier et je m’accroche moi-même autour du cou un écriteau comme en portent parfois les mendiants aveugles mais aussi comme les autorités en accrochent aux souilleurs de race : si nécessaire je cède la place aux papiers.

Microfictions

Charlotte Beradt a travaillé sur un corpus de quelque 300 rêves recueillis en partie par elle même directement. D’autres l’ont été par des médecins ayant interrogé leur patients. On trouve dans la liste des rêveurs un mélange social : un médecin, le laitier, la couturière, un ouvrier du bâtiment, un ophtalmologiste, un employé de bureau, une femme de ménage, une documentaliste, un marchand de légumes, des journalistes, des ménagères, une femme professeur de mathématique, un juriste, des vendeuses, etc.
Ce ne sont pas des rêves racontés sur le divan d’un psy et il ne s’agit pas ici d’interprétation des rêves au sens freudien. Ce qui frappe dans ces récits, c’est leur caractère politique y compris pour des personnes se déclarant «apolitiques». Ce sont des songes «dictés par la dictature». Ils ne sont pas la traduction de conflits intimes ou plutôt ils sont l’intrusion dans l’intime de l’environnement politique extérieur. Ceux qui disent moi-je-ne-fais-pas-de-politique sont rattrapés par la politique dans leur sommeil. C’est l’occupation de l’intime de la nuit par le Troisième Reich. Ils ont été recueillis au moment où la dictature nazie en était à son stade initial, pas encore complètement déployé.
Ce sont des récits de rêves, c’est à dire de ce que la mémoire a retenu du rêve réel survenu dans la nuit. Ce sont des micro-récits fictionnels, on y voit agir des personnages ou organisations historiques dans les rues de Berlin. Ces petites chroniques nocturnes compactes sont dignes de Kafka d’ailleurs souvent cité. En ce sens, elles ne sont pas du passé. Leur mise en forme a été inscrite par Charlotte Beradt dans leur contexte historique, contexte confirmé par le recul du temps, le livre a été écrit quelque 30 ans après la collecte des songes. Ils ne sont pas seulement une contributions essentielle à la compréhension de l’époque mais leur qualité poétique leur conserve en partie une valeur de pronostic pour notre présent.
Charlotte Beradt est née en 1901 Charlotte Aron, d’une famille juive aisée à Forst dans la Lausitz (Lusace), en Allemagne non loin de la frontière polonaise. Elle fut un moment membre du Parti communiste qu’elle quitta en raison de la stalinisation de ce dernier. Journaliste, elle a travaillé à la célèbre Weltbühne de Carl von Ossietzky. Après un premier mariage avec l’écrivain Heinz Pol (de son vrai nom Heinz Pollack), elle épouse l’écrivain Martin Beradt (1881-1949) avec lequel elle quitte l’Allemagne pour Londres puis pour l’exil aux États-Unis. Son mari étant devenu aveugle, elle subviendra aux besoins du couple en tenant un salon de coiffure. Liée d’amitié avec Hannah Arendt, elle traduira en allemand plusieurs de ses essais. Elle a repris après guerre son activité de journaliste. Après la publication en 1966 de Das Dritte Reich des Traums, traduit par Rêver sous le Troisième Reich, elle publiera encore une biographie du spartakiste Paul Levi, avocat de Rosa Luxemburg en 1969. Elle édite et préface aussi des lettres de prison de Rosa Luxemburg en 1973. Elle meurt en 1986.
Beradt Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002
Traduction Pierre Saint-Germain,
Préface Martine Leibovici
Postfaces de Reinhart Koselleck et de François Gantheret
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3 réponses à L’occupation des rêves par le Troisième Reich

  1. Jean Guinard dit :

    Ouvrage on ne peut plus d’actualité avec la Surveillance qui vient, pardon, qui est déjà là… Mais faudra donc courir vite pour le lire en bibliothèque (c’est plus sûr), et s’il est en rayon à usage libre!

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