Sébastien BRANT / La Nef des fous / Usure et accaparement /Bâle 1494

Les usuriers pratiquent / un métier illicite, / ils sont durs pour les pauvres / et ne se soucient pas / que le monde en périsse.

Je profite du Carnaval de Bâle qui a commencé ce petit matin – à quatre heures, comme tous les ans – pour évoquer un ouvrage paru précisément à l’occasion du Carnaval de Bâle mais en 1494.
La Nef des fous, une satire sociale et morale, parait en effet en 1494, un peu avant l’Eloge de la folie d’Erasme, deux ans après la découverte de l’Amérique, dans la période qui suit l’invention de l’imprimerie. Il est l’œuvre de Sebastian Brant, écrivain humaniste né en 1457 ou 58 à Strasbourg.
Les gravures sur bois ont fortement contribué au succès du livre. L’imprimerie n’a pas seulement servi à la diffusion des écrits mais aussi à celle des images. Tous les deux ont véhiculé des idées. La Nef des fous dans laquelle S. Brant embarque tous les vices de son époque a été écrite en allemand alors qu’à l’époque les érudits écrivaient encore beaucoup en latin.
L’adresse au lecteur précise :

« Ce livre est destiné à tous vous exhorter à suivre le chemin utile et salutaire qui mène à la sagesse, à la saine raison et aux mœurs honorables, ainsi qu’à mépriser, haïr et fustiger folie, aveuglement, manie, égarement en tous lieux, toutes races et toutes conditions.
Fait après grand labeur application et zèle, et composé à Bâle par Sebastianus Brant, docteur en les deux droits ».
« Docteur en deux droits » = droit canon et romain c’est-à-dire civil et théologique.

Une édition française est parue dès 1498.

L’un des 112 chapitres d’une morale parfois – sinon souvent – très rigoriste traite de l’usure et de l’accaparement

De l’usure et de l’accaparement

Tous les accapareurs
méritent qu’on les batte,
qu’on les prenne au collet
et leur secoue les puces,
qu’on arrache leurs pennes,
qu’on épluche leur peau
pour y chercher les tiques:
ils entassent chez eux,
tout le vin et le blé
raflés dans le pays
sans craindre un seul instant
la honte et le péché,
tout ça pour que le pauvre
ne puisse rien trouver
et qu’il crève de faim
avec femme et enfants.
C’est pourquoi aujourd’hui
on voit monter les prix,
tout est beaucoup plus cher
que dans le bon vieux temps.
Jadis on demandait
dix livres pour le vin;
au cours d’un même mois
il a grimpé si haut
qu’on en offre bien trente
rien que pour en avoir.
Même chose pour l’orge,
le blé ou bien le seigle;
et je ne parle pas
des taux des usuriers ;
ils gagnent des fortunes
en espèces sonnantes,
en loyers et services,
en prêts et en crédits,
en achats à vil prix,
encaissant en un jour
plus qu’un autre en un an.
Ils n’avancent plus d’or
et ne prêtent jamais
qu’en petite monnaie
en portant dans leurs livres
des chiffres arrondis.
(….)

Cité d’après  l’édition française parue à la Nuée Bleue en 1977 dans la traduction de Madeleine Horst

Marx, Luther, sermons contre l’usure

Sur le même thème, Martin Luther rédigera – mais plus de 40 années plus tard une Exhortation aux pasteurs pour tenir des sermons contre l’usure (1540) que Karl Marx cite dans le chapitre de Le capital consacré à la transformation de la plus-value (ou survaleur). Dans une note, Marx écrit : Luther montre très bien, par l’exemple de l’usurier, ce capitaliste de forme démo­dée, mais toujours renaissant, que le désir de dominer est un des mobiles de « l’auri sacra fames ». [« L’abominable faim de l’or » (Virgile)]

« La simple raison a permis aux païens de compter l’usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur que nous l’adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d’un autre est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c’est là ce que fait l’usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu’il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu’il a volé d’écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s’y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs … les petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans 1’or et la soie. Il n’y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l’avare et usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c’est là certes méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu’ils sont des scélérats et des ennemis ; il leur arrive même de s’apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac à avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et il la misère; il voudrait avoir tout, tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d’un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d’or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire. L’usurier est un monstre énorme, pire qu’un ogre dévorant, pire qu’un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s’attife et fait la sainte nitouche, pour qu’on ne voie pas d’où viennent les bœufs qu’il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d’un scélérat, d’un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n’avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu’ils en sont sortis. L’usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu’il les accapare et les dévore tout seul… Et si l’on roue et décapite les assassins et ‘es voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête».  (MARTIN LUTHER. Sermon aux Pasteurs contre l’usure.).

Karl Marx : Le capital Livre I Tome 3 Chapitre 7 L’accumulation du capital

Si des théologiens sont particulièrement virulents sur ces questions, c’est peut-être aussi – hypothèse- parce qu’ils sentent bien que l’argent dispute quelque chose à la religion. Cela fera l’objet d’un travail ultérieur.

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