Au lendemain de la première guerre mondiale, le Traité de Versailles accordait à la France, en réparation, les mines de charbon de la Sarre placée sous mandat de la Société des nations. Le traité prévoyait également en son chapitre III une consultation populaire au bout de quinze ans, à compter de sa mise en vigueur. La population du territoire du bassin de la Sarre a été appelée au choix entre les trois options suivantes :
a) maintien du régime de statu-quo (sous gourvernement international) ; b) union à la France ; c) union à l’Allemagne.
Le vote a eu lieu en janvier 1935. 90,3 % des votes furent favorables au retour de la Sarre à l’Allemagne. Sur 528.104 votants, seuls 2.124 se prononcèrent pour la France. Un triomphe de la propagande nazie.
La Sarre, qui avait été annexée par Louis XIV, qui a fait construire Sarrelouis, et avait constitué des départements français après la révolution jusqu’à l’empire, était retournée dans l’orbite prussienne et autrichienne (puis bavaroise) après le Congrès de Vienne en 1815. En novembre 1918, elle avait été occupée par l’armée française. Aragon raconte dans la Semaine sainte un face à face entre soldats français et mineurs de Sarre en grève. On trouve aussi un lointain écho de cette présence dans Est-ce ainsi que les hommes vivent : Dans le quartier Hohenzollern / Entre La Sarre et les casernes
La Maison Heinrich Heine à Paris organisait, le jeudi 11 juin 2015, une soirée intitulée HALTET DIE SAAR, GENOSSEN ! (Tenez la Sarre, camarades), titre du livre de témoignages littéraires rassemblés par Ralf Schock. La lecture-rencontre avec l’auteur avait été traduite et modérée par Alain Lance, poète et traducteur, qui a bien voulu en confier un écho au Sauterhin avec des traductions inédites en français ce dont je le remercie vivement.
Le referendum de la Sarre sous le regard des écrivains par Alain Lance
En juin, la Maison Heinrich Heine à Paris accueillait plusieurs manifestations en relation avec la Sarre : une exposition intitulée La Sarre, une histoire européenne, inaugurée le 10 juin par Annegret Kramp Karrenbauer, ministre-présidente de la Sarre, et deux soirées littéraires avec Ralph Schock, celle du 11 juin, au sujet du référendum du 13 janvier 1935 et celle du 15 juin, où il présenta son édition de la correspondance entre Georges Perec et son traducteur Eugen Helmlé. Ce livre, intitulé Cher Georges – Cher Eugen, est paru il y a quelques mois au Conte Verlag à St. Ingbert. Espérons qu’une édition française du bel échange amical qu’eurent, de 1966 à 1982, l’auteur de La Disparition et son excellent traducteur voie bientôt le jour.
Mais je souhaite souligner ici le grand intérêt des travaux de Ralph Schock sur le referendum de 1935 qui entraîna le rattachement de la Sarre au troisième Reich. Ralph Schock, essayiste, critique littéraire et responsable d’émissions littéraires à la Radio sarroise, a consacré deux ouvrages à cet événement sous cet angle spécifique : l’intervention ou le regard des écrivains. C’est d’abord Haltet die Saar, Genossen ! Antifaschistische Schriftsteller im Abstimmungskampf 1935, paru en 1984 chez H.W. Dietz Nachf., et Hier spricht die Saar – Ein Land wird interviewt (Gollenstein Verlag, 2005), qui réunit des reportages de Philippe Soupault, Theodor Balk et Ilya Ehrenbourg.
De nombreux écrivains allemands se sont impliqués dans le combat pour que la Sarre ne réintègre pas l’Allemagne tant que celle-ci était dirigée par les nazis. Le résultat du vote de janvier 1935 fut loin de répondre à leur attente puisque, comme on sait, à peine 10% des votants se prononcèrent sur le maintien du statu quo.
Ralph Schock a clairement retracé le contexte politique de l’époque et a donné lecture d’extraits de textes de Brecht, Klaus Mann, Thomas Mann, Gustav Regler, Kurt Tucholsky, Erich Weinert, et quelques autres. J’en avais pour la circonstance traduit quelques-uns. Les voici.
KURT TUCHOLSKY
(Extraits de lettres)
8 juin 1934
Même les journaux les moins importants ici écrivent que Genève a trahi les pauvres Sarrois. Il faut se mettre un peu à la place des gens : d’abord cette ridicule vieille dame, ce Wilson, fait croire aux gens qu’ils ont le droit de voter. Donc ils votent, et alors les Allemands déclarent que celui qui votera contre eux sera pendu. Certes, mais une fois pendu, il a toujours le droit de se plaindre. C’est cela qu’ils ont décidé à Genève (…) c’est pénible de devoir assister à tout cela.
25 juillet 1934
Les derniers numéros de la petite revue (la Neue Weltbühne) sont arrivés tous en même temps – c’est vraiment désolant. Petites gens. Ce décalage entre le faire et le pouvoir… non, ça ne va pas. Le mieux est encore cette phrase de Pallenberg sur Hitler : «Il a l’air d’un coureur de dot». Mais sinon… Dieu, c’est bien connu, sait tout, mais les communistes savent tout encore mieux. Quelle bêtise. En Sarre par exemple des milliers vont voter pour l’Allemagne par peur du front socialo-communiste. Le monde ne fonctionne pas comme un devoir de mathématiques.
15 novembre 1934
Le reportage sur la Sarre paru dans Vu est désespérément pessimiste. Si c’est exact, il semble régner là-bas une terreur tellement sèche et silencieuse que même l’additif de la Société des Nations précisant qu’ils auront encore une fois le droit de voter n’est d’aucun secours. Et d’ailleurs il vient trop tard. À cela s’ajoute – en plus de la terreur – cette attitude consistant à penser : «En fin de compte ….» Et c’est bien ce mot que je respecte énormément. Et c’est exactement ce que je dis aussi quand il s’agit de juger tous ces gens. En fin de compte …Voilà ce qui les attend, et on ne peut leur venir en aide. Ces pauvres bougres qui vont être vaincus ! Sûrement que beaucoup de jeunes gens votent pour l’Allemagne parce qu’ils se réjouissent à l’idée du sanglant carnaval qui va commencer alors, interrompant joliment, comme une guerre, la grisaille quotidienne.
11 décembre 1934
Les choses évoluent d’une manière très claire et ce à quoi cela va aboutir ne m’intéresse plus tellement : les Français vont être rabaissés au rang d’une puissance de deuxième ordre, ils ne font que répéter ce que disent les Anglais, et si un miracle ne se produit pas en Sarre, on aboutira à Genève à des négociations où peu importera si les Allemands récupèrent toutes leurs colonies ou seulement quelques-unes, s’ils obtiennent le corridor ou seulement les colonies, personne ne leur dira qu’ils n’ont pas payé leurs dettes, d’ailleurs ils ne les paieront pas, le «contrôle» du réarmement n’est qu’une farce, mais on a trouvé la formule. «L’ordre nouveau» a très justement dit qu’avant de rouspéter contre la Société des Nations il fallait vérifier si elle existait encore. Elle n’existe pas. Il y a seulement un petit groupe européen, bas, infâme, moche, dirigé par des marchands et des politiciens lâches, avec l’Angleterre à sa tête, qui veut diriger l’Europe sans s’acquitter du moindre devoir. Je plains tous ceux qui souffrent sous cette saleté, car elle n’en vaut pas la peine. On devrait à l’avenir s’occuper de choses plus raisonnables. Il faudrait qu’un miracle se produise en Sarre (qui appellerait M. Brüning sur la scène). Mais je ne le crois pas. Les jeux sont faits.
10 janvier 1935
À moins qu’un miracle ne se produise en Sarre, ce qui n’arrivera pas, nous avons tout lieu de redouter l’Europe qui nous attend. La Sarre a été terrorisée sans pouvoir se défendre, la ville de Sarrebruck barre la route au flot des opposants à Hitler, Monsieur Knox ne veut sans doute pas être impuissant, mais il l’est. Et comment parler sérieusement d’Eden. C’est à pleurer. Et on aura les Jeux Olympiques, qui balaieront le reste de méfiance, car des gens qui ont un tel talent d’organisation valent quand même quelque chose. Oui, où allons-nous ?
15 janvier 1935
[écrit avant d’avoir eu connaissance des résultats du référendum en Sarre]. Ce n’est presque plus la peine d’y réfléchir. Dans cet océan de bêtises, j’ai repéré deux poissons : D’Ormesson [Wladimir d’Ormesson, journaliste et diplomate, éditorialiste du Figaro de 1934 à 1940] fait un compte très précis : tant pour cent pour l’Allemagne, c’est un succès, tant pour cent un échec moral, tant pour cent un désastre. Il décide de ça, avec son cou crasseux. Si cela arrive, alors en Allemagne, on va… alors Hitler va… et alors il ne pourra pas…..
Pour moi une chose est claire :
Tous ces gens-là s’efforcent de deviner ce que rumine Hitler. Ils te racontent exactement pourquoi ceci ou cela ne peut pas se produire et pourquoi dans tel cas il se cassera la figure et dans tel autre cas il ne pourra l’emporter. Et quand tu les entends, tu sais pertinemment une chose : le fascisme peut être vaincu par tout ce qu’on peut imaginer, sauf par celui qui parle.
Et il en va de même chez les Juifs, comme chez les Suisses, les Suédois, et partout. Aucune idée forte, résolue, vitale pour s’y opposer. Aucun courage. Et surtout : aucun idéal. Et si la minorité en a un, alors il ressemble à l’idéal marxiste, auquel il est très difficile de se raccrocher. («mystique comme celui des premiers chrétiens et orthodoxe comme celui des anciens juifs», a dit un jour quelqu’un). Et alors ? Alors c’est forcément l’autre qui l’emportera.
Donc en Sarre la commission avait interdit d’arborer des drapeaux pour ne pas exercer une terreur sur les opinions (Comme si cette terreur n’était pas présente depuis longtemps !) Sur quoi Sarrebruck se transforme en une ville à Noël : tout est vert. «Ils se rattrapent avec des sapins !» a dit quelqu’un. Comme c’est touchant ! Mais non, crétins, ils ont seulement trouvé un autre moyen pour exercer leur contrôle : celui qui n’installe pas des branches de sapin est un Juif rouge. Et ça, on ne pourrait pas l’interdire ?
Il faut avoir lu ce dernier appel du Conseil tripartite adressé à la Sarre : moi qui me targue de comprendre un peu ce que parler veut dire, je n’y comprends rien, tellement c’est vide. Et l’homme de la rue devrait y comprendre quelque chose ? Ce qui confirme bien que tous ces accords de la dernière période sont en caoutchouc : le cas échéant, on poursuivra les consultations, on pourra, on devra, il faudra … c’est inexistant.
15 janvier 1935
Le résultat est incompréhensible. La terreur ? La Société des Nations, qui n’a montré aux gens qu’une seule possibilité ? En tout cas cela va être affreux maintenant.
18 ou 20 janvier 1935
Les Sarrois étaient seuls. Ils ont été abandonnés par :
L’Angleterre
La France
La Société de nations
Le mouvement syndical international
Le pape (le même qui refuse l’absolution à tout Français qui était dans l’Action française, quel courage !) Les Sarrois n’avaient pas de bons dirigeants et aucune définition propre et populaire de ce que signifie le statu quo.
Mais tout ceci ne saurait expliquer les 10%. Il y a autre chose en jeu. Ce ne sont pas non plus des traficotages sur les listes électorales, ni ce sur quoi le journal Le Temps a attiré l’attention : que les Sarrois habitant en Allemagne ne seraient pas tous venus, mais, à la place de ceux qui sont en camp de concentration, d’autres, pour qui le gouvernement allemand a établi de faux passeports. Tout ceci n’explique pas les 10%. L’explication est dans l’expression « en fin de compte ». En fin de compte nous sommes quand même Allemands…
Et ça on devrait le respecter. Car ce sont des Allemands. Et qu’ils aient maintenant ce que tous les autres réclament.
Mais ce qui va arriver maintenant est terrible.
Instinctivement les masses écoutent cet argument : «Donc cela ne peut quand même pas être si grave que ça en Allemagne, donc toutes ces histoires qu’on raconte ne sont pas si terribles, sans doute qu’on nous a menti…» Les pauvres exilés qui continuent à défendre leur cause vont avoir bonne mine.
C’est la France qui va accueillir les réfugiés venant de la Sarre. La France, toujours la France. Jamais l’Angleterre. L’Angleterre emprisonne impitoyablement ceux qui se réfugient sur son sol sans passeport, sans autorisation. Cela va faire trop, pour les Français, on peut le comprendre. Encore quarante mille, toujours la France
Voilà ce qui arrive quand on brandit de tels traités de paix délirants sans les mettre à exécution. Je les entends d’ici hausser les épaules – on s’en fiche. Ah tiens ? Et ont-ils fait de même quand ils ont acclamé le traité de Versailles ? Le Boche paiera. Je n’aurais rien contre, mais d’abord pousser des rugissements et ensuite se soumettre ? Un enfant qu’on élève de cette manière finit par devenir insolent. Comme l’Allemagne.
Mais le pire à mes yeux, c’est la conséquence morale de ce vote. J’avais estimé le pourcentage des opposants à 40 %, et je n’étais pas seul à commettre cette erreur. Je n’ai jamais vécu dans cette région. Ceux qui y avaient vécu disaient la même chose. Il faut donc que l’élément boche soit vraiment très fort. Sans doute que la terreur explique un succès pour l’Allemagne, mais pas d’une telle ampleur. Et la conséquence morale se fera sentir également ici. Cela va nous ronger avec une vigueur accrue. Oublié le 30 juillet, oubliés les atrocités, cela va recommencer sous d’autres formes.
Pourquoi ?
Parce que parmi tous ceux que nous connaissons il ne s’en trouve pas un seul qui serait prêt à donner ne fût-ce qu’une demi heure pour… oui, pour quoi au juste ? Il n’a ni programme, ni idéal, ni « religion », rien. Et c’est dans ce vide que les autres s’engouffrent. C’est une loi de la physique. In hoc signo vincent.
Les journaux de Bâle, c’est bien, ils y vont courageusement. Et que fait le pays ? Il ferme ses frontières hermétiquement contre une possible émigration en provenance de la Sarre. «Nous ne pouvons pas … » Ferme la. L’attitude de la Suisse est méprisable.
Citations extraites de Kurt Tucholsky : Briefe aus dem Schweigen (Rowohlt-Verlag, Reinbek 1977) et Q-Tagebücher“ (Rowohlt-Verlag, Reinbek 1978).
Traduction Alain Lance
ARTHUR KOESTLER
Le referendum en Sarre laissait aux Sarrois le choix entre trois solutions. Ils pouvaient soit se prononcer pour le retour de la Sarre à l’Allemagne, pour un rattachement à la France ou pour le statu quo, c’est-à-dire rester provisoirement sous l’administration de la Société des Nations.
Comme la population de la Sarre est allemande, il était évident que l’alternative française n’avait aucune chance. Les socialistes et les libéraux (assez peu nombreux) se sont prononcés dès le début pour le statu quo. En revanche les communistes ont au début affirmé que le maintien du statu quo servirait indirectement les intérêts français. Ils s’en sont donc pris aux socialistes comme «agents de l’impérialisme français» en avançant leur propre solution : «une Sarre rouge au sein d’une Allemagne des soviets.»
«Mais camarade», répliquèrent les ouvriers des mines consternés, à la direction du parti : «L’Allemagne des soviets n’existe pas encore, alors pour quelle solution devons-nous nous engager ?»
«Nous nous prononçons pour une Sarre rouge dans l’Allemagne des soviets, camarade !»
«Mais, camarade, l’Allemagne des soviets n’existe pas ! Est-ce que cela signifie que nous devons voter pour Hitler ?»
«Le comité central n’a pas dit que vous devez voter pour Hitler. Il a dit que vous devez voter pour une Sarre rouge dans une Allemagne des soviets.»
«Mais camarade, ne vaudrait-il pas mieux, en attendant qu’advienne cette Allemagne des soviets, voter pour le statu quo ?»
«Si vous votez pour le statu quo, vous vous alliez avec les agents social-fascistes de l’impérialisme français.»
« Pourrais-tu donc nous dire enfin, camarade, pour qui nous devons voter ? »
«Tu poses la question de façon mécaniste, camarade, comme je te l’ai déjà dit, la seule politique révolutionnaire correcte est de lutter pour une Sarre rouge dans une Allemagne des soviets. »
Et ce furent des centaines de semblables discussions qui se déroulèrent quotidiennement.
Arthur Koestler Zehn kleine Negerlein (Dix petits nègres) extrait de son autobiograhie Die Geheimschrift [L’écriture invisible] (Desch-Verlag, Wien/München/Basel 1954)
Traduction : Alain Lance
THEA STERNHEIM
[Thea Sternheim (1883-1971), auteure allemande, épouse un temps de Carl Sternheim, amie d’André Gide et de Gottfried Benn, traductrice d’André Maurois a émigré en avril 1932 en France. Elle a publié un journal, un roman Sackgassen ( Impasses) et la correspondance avec G. Benn]
15 janvier 1935
Je me réveille vers huit heures. Ces braves concierges, les Druaut, m’avaient promis de me glisser sous la porte les résultats du référendum en Sarre. Mais quand je commence à penser, ma curiosité fait déjà place à un pressentiment oppressant. Je reste ainsi un moment, incapable de me lever. Finalement (dehors neuf heures sonnent) je vais à la porte.
Sur le papier : «La Sarre a voté son rattachement à l’Allemagne. Près de 90% des voix en faveur du Reich.»
Mes jambes se dérobent. On peut donc pourchasser les Juifs, les catholiques, les marxistes, emprisonner sans jugement les pacifistes et des centaines d’autres avec un bestial arbitraire, les massacrer, en retenir des milliers dans les camps de concentration, on peut hurler la haine dans les micros, anéantir l’honneur véritable du pays – on peut faire tout cela si c’est enrobé de slogans patriotiques, qu’on dresse le poing contre la France, contre le bolchevisme, prétende être de la race des seigneurs, heurte les croyants quand on fait précisément le contraire de ce que nous prescrit la doctrine chrétienne.
On chancelle. C’est comme si on vous traînait dans la fange. Que personne ne parle de terreur ! Toute la Société des Nations attendait l’arme au pied, prête à offrir sa protection au cas où le droit à l’autodétermination du petit pays était mis en cause. Mais la mère souillée de meurtres et de honte a lancé son appel : et tout le monde de regagner aussitôt en rampant le protoplasme qui, couplé avec Hitler, va submerger le monde d’une portée de vipères comme on n’en a jamais vu.
Epouvantable ! Et le Saint Siège, qui s’entend toujours avec les riches et les puissants, préférant mettre en scène la pompe des mariages princiers que de vêtir les pauvres et de nourrir ceux qui ont faim, a, par la bouche des évêques de Trèves et de Spire, donné le mot d’ordre pour mettre à bas la liberté. Ah, c’est toujours une honte toute en nuances que de devoir vivre allemand !
Extrait de Thea Sternheim: Tagebücher [Journaux]1903 – 1971, hg. von Thomas Ehrsam und Regula Wyss (Wallstein-Verlag, Göttingen 2011).
Traduction Alain Lance
Mais pour finir sur une note plus drôle, cette anecdote relatée par Hans Bunge.
À l’automne 1934, Eisler mit en musique le poème de Brecht Le 13 janvier. Il fut publié pour la première fois le 27 octobre dans le journal Arbeiterzeitung. Après quoi il parut deux fois dans la Saar-Volksstimme ainsi que dans le supplément sarrois de l’organe du KPD Unsere Zeit. Il apparaît chaque fois sous le titre Le 13 janvier et dans Unsere Zeit le Chant de la Sarre a été ajouté en surtitre. C’est sous cette dénomination qu’il figure dans les œuvres complètes de Brecht.
Ce chant fit l’objet d’une divergence entre Brecht et Stefan Zweig, qu’a évoquée Eisler lors d’un entretien avec Hans Bunge vers la fin des années 50.
Fin 1934, Stefan Zweig, «ce célèbre industriel, industriel en littérature» lui a rendu visite dans son appartement londonien. Et Brecht se trouvait également chez lui ce jour là.
Eisler raconte : «Brecht n’a jamais lu une ligne de Zweig, mais il pensait que c’était un homme fortuné et qu’il y aurait peut-être là une source de financement pour le théâtre. … Zweig connaissait le nom de Brecht du temps de la République de Weimar, car Brecht était très célèbre. On pouvait donc parler d’un certain intérêt amical, bien qu’il se fût agi de deux univers fort éloignés.»
À la demande de Brecht, Eisler a donc joué Das Lied über die belebende Wirkung des Geldes (Le chant sur l’effet stimulant de l’argent) «Je savais que cela finirait mal. Jouer cette chanson à ce monsieur, négativement connu pour sa richesse – richesse d’origine familiale –et qui avait financé les éditions Insel, qui a financé toute sa carrière, lui faire entendre ça !» Zweig, «un homme de salon fort poli» a écouté sans sourciller. Puis ensuite Eisler lui a joué La ballade du moulin à eau. Zweig a fini par dire que tout cela était extrêmement intéressant. Un journaliste anglais qui était également présent a ensuite parlé des débats en cours en Sarre. Pour lui faire plaisir, Eisler lui a alors chanté sa mise en musique de la petite chanson de Brecht sur la Sarre. Le «Newspaperman» fut, aux dires d’Eisler, tout à fait emballé, ravi que quelque chose d’aussi beau fût possible. Et Brecht dit à Zweig : «Vous savez, c’est une bricole que nous avons faite pour donner un petit coup de main. Alors Zweig dit : Ne parlez pas de bricole, Monsieur Brecht, c’est peut-être ce que vous avez fait de mieux.» C’est ainsi que les choses se passent entre écrivains. Un échange de coups de poignard. Brecht lui donne Die belebende Wirkung des Geldes et voilà qu’ensuite une petite chanson pour une campagne électorale est la meilleure chose que Brecht ait jamais écrite. Les deux hommes étaient quittes et ils sont allés déjeuner ensemble.»
Hans Bunge: Fragen Sie mehr über Brecht – Hanns Eisler im Gespräch, (Demandez m’en plus sur Brecht-Entretien avec Hanns Eisler) Verlag Rogner & Bernhard, München 1972
Traduction Alain Lance
BERTOLD BRECHT