Waltharii poesis / La chanson de Walther

Je continue de revisiter l’anthologie des poètes et penseurs d’Alsace de Jean Dentinger. Après Otfried de Wissembourg associé à Ermold le noir, c’est au tour de la Chanson de Walther dans laquelle on peut trouver des éléments précurseurs du Chant des Nibelungs

Waltharii poesis

Manuscrit du Waltharii poesis

Tertia pars orbis, fratres, Europa vocatur,
Moribus ac linguis varias et nomine gentes
Distinguens cultu, tum relligione sequestrans.
Inter quas gens Pannoniae residere probatur,
Quam tamen et Hunos plerumque vocare solemus.
Hic populus fortis virtute vigebat et armis,
Non circumpositas solum domitans regiones,
Litoris oceani sed pertransiverat oras,
Foedera supplicibus donans sternensque rebelles.
Ultra millenos fertur dominarier annos.

Attila rex quodam tulit illud tempore regnum,
Impiger antiquos sibimet renovare triumphos.
Qui sua castra movens mandavit visere Francos,
Quorum rex Gibicho solio pollebat in alto,
Prole recens ofta gaudens, quam postea narro :
Namque marem genuit, quem Guntharium vocitavit.

[…]

La chanson de Walther

« L’une des trois parties du monde, frères, a pour nom l’Europe ; elle présente des peuples divers qui se distinguent les uns des autres par les coutumes, la langue, le nom et la culture, et pratiquent différentes religions. Parmi eux réside, comme vous le savez, le peuple de Pannonie, que nous avons plutôt pour habitude d’appeler les Huns. Ce peuple énergique brillait par le courage et la valeur guerrière ; non content de soumettre les contrées voisines, il avait parcouru les lointains rivages de l’Océan, accordant des alliances à ceux qui l’imploraient et terrassant ceux qui se rebellaient. On raconte qu’il régna pendant plus de mille ans.

Il fut un temps où le roi Attila gouverna ce royaume, brûlant de renouer avec les triomphes d’antan. À cet effet, il fit lever le camp et ordonna à son armée de se rendre chez les Francs. Là, le puissant roi Gibicon, qui était alors sur le trône, se réjouissait d’avoir récemment vu naître une descendance, dont je parlerai plus loin : il avait en effet engendré un fils, qu’il avait nommé Gunther.

Fendant les airs, un bruit frappe l’oreille du roi et l’épouvante : une armée ennemie traverse le Danube, surpassant en nombre les étoiles et les grains de sable du fleuve. Le roi, qui se défie de ses troupes et de la force de son peuple, réunit une assemblée et l’interroge sur la conduite à adopter. Tous s’accordèrent à demander une alliance et, si cette requête était exaucée, à unir leurs mains droites aux mains droites des Huns ; on leur remettrait des otages, puis on s’acquitterait du tribut exigé. Cela vaudrait mieux que de perdre, en plus de la vie et du pays, leurs enfants et leurs épouses. »

(Anonyme : La chanson de Walther. Texte présenté et traduit par Sophie Albert, Silvère Menagaldo et Francine Mora. Ellug. Université Stendhal. Grenoble 2008)

Le roi des Francs, ceux du Rhin, d’un territoire allant de Metz à Trêves, Gibicon, avait un fils trop jeune pour servir d’otage. A sa place fut envoyé un «  jeune et noble guerrier » du nom de Hagen présenté comme étant d’origine troyenne. Il part muni d’un « somptueux » trésor conclure la paix avec les Huns. Précisons que le terme d’otage  n’a pas à l’époque de connotation de maltraitance. Le mot latin est obses, garant. Il signifiait néanmoins l’exil. Les Huns traversent la Saône et le Rhône vers le royaume des Burgondes dont le roi est Herrich résidant à Chalon sur Saône. Ce dernier imitant les Francs offre son unique fille, Hildegonde (Hilgunt) en garante de paix. Cette dernière était promise à Walther, le fils d’Alpher, roi des Aquitains. Celui-ci agit comme les Francs et les Burgondes. Ainsi Hagen, Hildegonde et Walther se retrouvent en Pannonie (en gros l’actuelle Hongrie) à la cour d’Attila qui les traite « comme ses propres enfants », assurant leur formation. De guerriers pour les jeunes gens qui finiront à la tête des armées hunniques. Hildegonde est confiée aux soins de la reine, Ospirine. Elle finira nommée « gardienne de tous les trésors ». Hagen et Walther, «frères de sang » volent de victoire en victoire pour le compte d’Attila. Le roi des Francs meure. Gunther lui succède et rompt l’alliance avec les Huns. Apprenant cela, Hagen fuit la cour d’Attila et le rejoint. Inquiète du précédent, la Reine conseille à Attila d’inviter Walther à prendre femme. Celui-ci refuse arguant que les soucis de l’hymen entraveraient sa vaillance guerrière.

Peu de temps après, une guerre se déclara. Avec Walther à la manœuvre en général en chef.

« Le voilà observant le champ de bataille, après quoi il recense ses troupes et les répartit à travers la vaste étendue des champs et des plaines. Déjà les deux formations, après s’être avancées à portée de javelot, s’étaient arrêtées. Alors, de toutes parts, une clameur s’élève dans les airs, les trompettes guerrières entremêlent leurs voix terrifiantes ; aussitôt une grêle de javelots s’abat de tous côtés. Le frêne et le cornouiller se confondaient en une même danse, et les pointes qui s’agitaient étincelaient comme la foudre. Et de même qu’une masse de flocons se disperse sous le souffle de l’aquilon, de même on décochait des flèches meurtrières. Enfin, quand les réserves de javelots sont de part et d’autre épuisées, chacun met la main à l’épée : on tire les glaives flamboyants et on relève les boucliers ; alors les troupes s’entrechoquent et reprennent le combat. Ici, des chevaux face à face se rompent le poitrail ; et là, une grande partie des soldats succombe sous la dure bosse des boucliers. Cependant, Walther, au milieu de ses troupes, plein de fureur guerrière, fauche tout ce qui tombe sous ses armes et se fraye un chemin. Quand les ennemis le voient faire tant de ravages, ils font comme s’ils tremblaient d’apercevoir la mort en face : partout où Walther dirige ses pas, à droite comme à gauche, tous à l’instant tournent le dos, rejettent leur bouclier sur l’épaule et se sauvent à bride abattue.
Alors, imitant son général, le peuple puissant de Pannonie se dresse et, redoublant de fureur et d’audace, accroît le carnage, abat ceux qui s’interposent, foule aux pieds les fugitifs, jusqu’à sortir pleinement victorieux des hasards de la guerre. Puis il se rue sur les cadavres et les dépouille jusqu’au dernier. Enfin, le chef appelle ses troupes au son de la corne creuse ; le premier, il couronne solennellement son front de feuillages, ceignant ses tempes du laurier victorieux en présence de tous ses hommes. Les porte-enseignes suivent son exemple, imités par le reste de la troupe. Et déjà ils s’en retournaient, parés de la couronne triomphale ; une fois de retour dans sa patrie, chacun retrouva sa demeure, tandis que Walther se hâtait de rejoindre le palais royal.»

A son retour au Palais royal, il se fait servir à boire par Hildegonde qu’il trouve seule. Ils se rappellent « qu’ils avaient été fiancés ». Ils échafaudent un plan de sortie de leur exil. Il lui demande de dérober pour cela le casque et la cotte de maille d’Attila, de remplir à ras bord deux coffrets de bracelets, de faire forger des hameçons car, pour les nourrir, il se fera pêcheur et oiseleur. Elle devra aussi leur fabriquer pour chacun quatre paires de chaussures. Quant à lui, il organisera un grand festin, une fête bachique, avec l’intention de saouler tout ce monde afin de favoriser leur fuite.

En évitant les villages, ils ont cheminé à la lisière des forêts dans lesquelles ils se cachaient le jour, lui à cheval avec sa lourde armure et elle à pied tirant le sien chargé des trésors. Après quarante jours, ils arrivent au Rhin près de Worms où siégeait le roi des Francs, Gunther et où se trouvait également le frère de sang de Walter, Hagen. Le récit du passeur qui, payé de poissons inconnus, les avait remis au cuisinier du roi, révèle à Gunther et Hagen qu’il s’agit de Walther en fuite avec un trésor. Voulant en récupérer la part que son père Gibicon avait jadis livrée aux Huns, Gunther se met à la poursuite de Walther et Hildegonde, ordonnant à Hagen réticent de l’accompagner. Walther et Hildegonde seront donc pourchassés non pas les Huns mais par les Francs du Rhin.

Entre-temps,

Interea vir magnanimus de flumine pergens
Venerat in saltum iam tum Vosagum vocitatum.
Nam nemus est ingens, spatiosum, lustra ferarum
Plurima habens, suetum canibus resonare tubisque.
Sunt in secessu bini montesque propinqui,

« Entre-temps le noble héros, s’éloignant de plus en plus du fleuve, avait atteint une région boisée qui était déjà à cette époque appelée les Vosges. C’est une immense forêt, très étendue, renfermant de nombreuses tanières de bêtes sauvages, qui résonne souvent des aboiements des chiens et du son des cors. Non loin de là s’élèvent, à l’écart, deux montagnes, entre lesquelles on peut voir une grotte qui, bien qu’étroite, est pleine d’agréments ; elle n’est pas creusée dans la terre, mais en haut du rocher : c’est un repaire approprié pour des brigands sanguinaires. Dans ce lieu retiré avaient poussé de frêles herbes verdoyantes. Ici , dit le jeune homme lorsqu’il vit la caverne, arrêtons-nous ici. Je serai content de reposer dans ce campement mon corps épuisé. Car depuis qu’il s’était enfui du pays des Huns, il n’avait pas goûté à la tranquillité du sommeil autrement qu’appuyé sur son bouclier ; c’est à peine s’il avait fermé les yeux. Alors, après avoir enfin déposé ses lourdes armes, il dit, reposant sur les genoux de la jeune vierge : Surveille attentivement les alentours, Hildegonde, et si tu vois s’élever un nuage noir, touche-moi doucement pour m’avertir de me lever ; même si tu vois s’avancer une troupe nombreuse, prends garde, ma bien-aimée, à ne pas m’arracher trop brutalement au sommeil. D’ici, tu peux promener au loin tes yeux clairs. Observe sans relâche toute la région alentour. » Telles sont ses paroles ; puis il ferme ses yeux brillants et peut enfin jouir du repos si longtemps désiré ».

La description du lieu est importante. Concentré de temps et d’espace, il conditionne la suite du récit en ce qu’il permettra une succession de combats singuliers. Peut-être quelque chose comme ceci :

La question n’est pas tant de savoir s’il s’agit de ce lieu-ci – cet aspect sera examiné plus loin – l’important est la symbolique de l’image en ce qu’elle marque l’impossibilité du passage d’une troupe au profit de combats singuliers :

« l’étroitesse des lieux imposait de combattre à un contre un, sans que personne pût venir en aide au combattant ».

Apercevant un nuage de poussière, Hildegonde réveille Walther comme convenu. Effrayée, elle s’écrie : ce sont des Huns, et se voit répondre :

Non assunt Avares, sed Franci nebulones,
Cultores regionis….

La traduction française donne : «  ce ne sont pas des Huns mais ces vauriens de Francs qui habitent la région ». La traduction allemande chez Reclam est à peu près équivalente : verschlag’ne Gesellen, des malappris. Mais bien plus intéressante est le rendu de Jacob Grimm chez qui Franci nebulones devient Franken Nibelungen, des Nibelungs francs. Nebu, en latin, Nebel, Nibel, en allemand, désignent la brume, le brouillard. J. Grimm permet ainsi de faire le lien avec la légende des Nibelungs.

L’heure du combat approche. Le premier à s’avancer est Gamalon, présenté comme gouverneur de Metz (Mettensis metropolitanus). Il vient s’informer de qui  est Walther et de ce qu’il fait là. J’aime beaucoup la réplique : « J’ignore absolument quel besoin on peut avoir de chercher à pénétrer les projets d’un voyageur… ». Gamalon réclame la remise de la jeune femme et de l’ensemble du trésor. Walther en propose une partie, ce que Hagen suggère au roi d’accepter. Ce dernier refuse et envoie Gamalon au combat. Il succombera en même temps que son cheval. Puis ce sera le tour de son neveu Sacramond qui aura la tête tranchée. Suit Werinhard descendant de Pandare, lui aussi « la tête séparée du tronc ». Le quatrième , venu des « rivages saxons », se nomme Ekefried. Son échange avec Walther qui toujours précède les combats est amusant.

« Quand il vit Walther prêt à engager le duel, il lui déclara : dis-moi, ton corps à toi est-il animé d’une vie palpable, ou est-ce que tu n’es, maudit, qu’une forme gonflée d’air pour nous tromper ? A mon sens, c’est assurément à un faune que tu ressembles, accoutumé à bondir dans les bois .
Alors Walther dans un éclat de rire lui fit cette réponse : ta langue celtique [welche?] montre que tu es né de ce peuple à qui la nature a donné de surpasser tous les autres dans la plaisanterie. Mais à supposer que tu parviennes en t’approchant à me toucher le bras, tu pourras bien ensuite aller raconter aux Saxons qu’en ce moment tu vois dans les Vosges le spectre d’un faune.

Contrairement aux précédents à cheval, le cinquième Hadaward, « champion de Worms » s’approche à pied, le passage étant bouché de cadavres. De ce combat, il est dit : « Les deux hommes, nés de contrées différentes, se précipitent l’un vers l’autre, et les Vosges s’émerveillent de leurs coups foudroyants ».

Au suivant !

Voici Patafried, neveu de Hagen dont on peut relever la complainte :

« Ô abime du monde, soif insatiable de posséder, gouffre de la cupidité, racine de tous les maux ! Puisses-tu, Ô Furie, n’engloutir que l’or et les autres richesses, en laissant les hommes indemnes ! Mais toi, à présent, tu souffles en eux le feu de désirs pervers, si bien que personne ne se contente plus de ce qu’il possède, ni ne tremble d’encourir par amour du gain une mort honteuse. Et plus ils possèdent, plus ils brûlent de la soif de posséder. Le bien d’autrui, ils s’en emparent tantôt par la violence, tantôt furtivement et— ce qui arrache plus de gémissements encore, et fera couler plus de larmes — ils jettent dans la fournaise de l’Érèbe des âmes d’origine céleste. Et moi, je ne puis rappeler mon neveu bien-aimé, car c’est toi qui l’aiguillonnes, ô cruelle cupidité. Voici qu’il se hâte aveuglément vers une mort infâme et qu’en vue d’une méprisable gloire il ambitionne de descendre parmi les ombres. Hélas, mon cher neveu, que faudra-t-il dire, malheureux, à ta mère ? Qui consolera, mon cher, ta jeune épouse, à qui tu n’as pas laissé — espoir à présent enfui — le réconfort d’un enfant ? Quelle est cette folie ? D’où te vient cette démence ? Il se tut, des larmes montèrent qui mouillèrent sa poitrine ; longtemps il répéta Adieu, mon bel enfant, au milieu des sanglots ».

Bien entendu le héros de cette histoire triomphe de tous les combats qui se différencient par leurs approches, les échanges verbaux et les motivations qui les précédent ainsi que les armes utilisées : épée, lance, flèches, trident, hache… . Cela permet à l’auteur de varier et de dynamiser son récit épique.

La mort du septième, Gerwit, la tête tranchée, commence à faire vaciller le moral des assaillants. Nonobstant, les derniers duels opposent Walther à Randolf, Helmrod, Trogus venu de Strasbourg, Tanaste de Spire. L’auteur semble ici accélérer le déroulement. Ne restent plus que le roi Günther et Hagen. Il en va désormais de l’honneur de la Francie. Hagen propose au roi de partir chercher des renforts, espérant que Walther quitte sa position stratégique et qu’il puisse être vaincu en rase campagne. Walther, dans un premier temps, pour se sustenter et se reposer, campe sur sa position, la consolide non sans avoir, magnifique geste, remis les onze corps des morts en état, les avoir alignés vers l’orient et prié pour eux.

Au petit matin, il quitte son refuge. Le récit s’achève avec le chiffre trois. Restent trois combattants, deux contre un, qui s’affronte cette fois dans la plaine.

« Un triple tourment les poursuivaient tous trois : la peur de la mort, la fatigue du combat, et l’ardeur du soleil »

Hagen se voit en outre déchaussé de « deux fois trois molaires ». En route vers la trinité !

«  Le terme du combat était arrivé, et chacun était marqué d’un signe : là gisait le pied du roi Gunther, la main de Walther et l’œil palpitant de Hagen »

Les trois survivants estropiés se partagent les bracelets du trésor des Huns, se font panser leurs blessures par Hildegonde, et boivent une coupe de vin. La joute se fait oratoire :

« À la fin, l’épineux Hagen et l’Aquitain lui-même, deux esprits invincibles, en dépit de leurs corps tout épuisés, après le tumulte renouvelé du combat et les coups redoutables, mènent au milieu des coupes une joute facétieuse. Le Franc dit : À partir de maintenant, mon ami, tu vas pourchasser les cerfs pour te fabriquer de leur peau des gants sans nombre ; celui de droite, je te le conseille, bourre-le de laine tendre, afin de tromper avec cette imitation de main ceux qui ignorent ton accident. Ah ! mais que diras-tu quand on te verra violer la coutume de ton peuple et ceindre le glaive à la hanche droite, ou quand, si l’envie t’en prend, tu enlaceras ton épouse — quelle perversion, bravo !— de la main gauche ? Mais qu’ai-je à tergiverser ? Désormais tout ce que tu auras à faire, c’est de la main gauche que tu le feras. Alors Walther lui rétorqua : Que tu fasses tant de saillies, je m’en étonne, borgne Sicambre. Si je chasse le cerf, toi tu éviteras la viande de sanglier ; dorénavant tu donneras des ordres à tes serviteurs en clignant de l’œil et tu salueras la foule des héros en les regardant de travers. Mais en mémoire de l’ancienne foi jurée, je vais te donner un conseil : si tu reviens chez toi, dans ton foyer, prépare-toi de la bouillie avec du lard, du lait et de la farine ; elle te servira aussi bien de nourriture que de remède. »

Walther et Hildegonde quittent les Vosges et retournent en Aquitaine où ils se marieront.

L’on retrouvera la trace de Walther dans un monastère de Novalèse dans le Piémont en Italie. Dans la chronique de ce monastère construit par Louis le pieux, près du lac du Mont Cenis, le Chronikon novaliciense cite des extraits du poème évoqué ici.

« Que vient faire à la Novalese ce héros de l’épopée germanique ? Le chroniqueur le fait vivre sous Attila, comme dans le poème latin, et en même temps, par le plus singulier anachronisme, sous le roi des Lombards Desiderius, en sorte que les critiques doutent si la chronique de la Novalese raconte les actes d’un seul ou de deux Waltharius. Quoi qu’il en soit, nous trouvons ici, on ne sait par quelle fortune, annexé au monastère de la Novalese un personnage célèbre dans la poésie germanique, et je ne puis m’empêcher de penser que les clercs qui venaient en Italie, comme Albert de Stade, des parties d’Allemagne, devaient se réjouir, au passage du Mont Cenis, de retrouver à la Novalese ce personnage familier et de saluer sa tombe.
Or le chroniqueur raconte que son Waltharius, après une vie héroïque et belliqueuse, a cherché un monastère où se retirer : il raconte sa conversion, et, chose singulière, le moniage [chanson de geste] de ce héros d’origine germanique ressemble à s’y méprendre au Moniage Guillaume, au Moniage Ogier. Comment Waltharius éprouve les moines de la Novalese en faisant dans leur église sonner son bâton muni de sonnettes — l’apologue du jardin symbolique qu’il cultive, — comment il retrouve et reprend son vieux destrier, — comment il combat des brigands et défend contre eux ses famulaires , — comment il lutte par surcroît contre des Sarrasins qui ont envahi la région, etc… »

(Bédier Joseph. Les chansons de geste et les routes d’Italie (1er article). In: Romania, tome 36 n°142, 1907. pp. 161-183 ;

Il existe en vieil anglais deux courts fragments d´un récit nommé Waldere, antérieurs au Waltharius. Extrait du second fragment :

Waldere maðelode,     wiga ellenróf,
hæfde him on handa     hildefró{f}re
gúðbil{l} {on} gripe,     gyddode wordum:
‘Hwæt, ðú húru wéndest,     wine Burgenda,
þæt mé Hagenan hand     hilde gefremede
ond getwáemde féðewigges;     feta, gyf ðú dyrre,
æt ðus heaðuwérigan     háre byrnan.
Stand{e}ð mé hér on eaxelum     Ælfheres láf
gód ond géapneb     golde geweorðod
ealles unscende     æðelinges réaf

(Source : https://heorot.dk/waldere.html )

« Walther, le brave guerrier qui avait entre ses mains la salvatrice lame de guerre, prononça ces mots : tu croyais sûrement, chef des Bourguignons, que contre moi, dans la bataille, la main de Hagen prévaudrait et qu´elle mettrait fin au combat à pied ; viens prendre, si tu l’oses, l’armure grise. Elle est sur mes épaules, héritage d’Aelfheres, bonne et ornée d’or, un vêtement de prince irréprochable ……. »

On retrouve surtout trois des personnages du Waltharius dans la Chanson des Nibelungs, deux siècles plus tard : Attila qui y est appelé Etzel, Gunther et Hagen qui y sont des Burgondes et non des Francs, et même Walther lui même qui y est l’Espagnol.

D’autres variantes existent évoquant ce Walther, dans les pays scandinaves, en Pologne, au XIII ème siècle, où il se nomme Walczerecz, jusque peut-être en Espagne et dans la Chanson de Roland. Ces dernières hypothèses sont en débat. En tout état de cause, nous avons affaire à une légende européenne.

Je ne résiste pas au plaisir de vous raconter brièvement cette légende polonaise telle que la rapporte Jan Potocki dans ses Chroniques, memoires et recherches pour servir a l’histoire de tous les peuples slaves (etc.) Le chapitre 1 y est consacré et rapporté d’après le Chronicon Poloniae de Boguphal, évêque de Posnan. Elle va en sens inverse du Waltharius, c’est à dire d’ouest en est.

Le comte Walgersz Wdały, ce qui veut dire chez les Polonais, Walter le robuste avait son château près de Cracovie. Mais l’histoire commence à la cour du roi des Francs, père de la belle Helgonde. Se trouvait là un jeune fils du roi d’Alémanie, lequel y achevait son éducation. Son nom n’est pas nommé. Walgerſz s’aperçut que le jeune homme plaisait à la princesse, mais ne s’en laissa pas décourager. Un soir, il monta sur les murs du château, graissa la patte au gardien, et se mit à chanter très mélodieusement. La princesse s’ éveilla et sauta de son lit avec les jeunes filles de son âge. Elles restèrent à écouter le chanteur. Elles ne purent se rendormir que longtemps après qu’il eut cessé de chanter. Le lendemain matin, Helgonde fit venir le gardien et lui demanda quel était l’homme qui avait fait entendre pendant la nuit des sons aussi doux. Le gardien ne crut pas devoir trahir Walgerſz et répondit qu’il ne savait pas. Cependant Walgerſz ayant répété la même chose pendant deux à trois nuits, Helgonde fit encore venir le gardien, le menaça cette fois et ordonna même qu’on lui prononça la sentence de mort. Elle en fit tant qu’il avoua qu’il s’agissait de Walgerſz. Helgonde ne l’eut pas plutôt appris, qu’elle s ‘enflamma pour lui et refusa ses faveurs au fils du Roi d’Alémanie. Ce dernier retourna furieux chez lui et, lorsqu’ il y fut, s’empara de tous les bateaux qui étaient sur le Rhin et ordonna que, si quelqu’un se présentait pour passer avec une jeune fille, il eut à payer un mark d’or. Il recommanda que l’on fit bonne garde. Quelque temps après, Walgerſz ayant trouvé l’occasion d’enlever Helgonde, vint avec elle sur les bords du Rhin ; les bateliers lui demandèrent un mark d’or, qu’il leur donna aussitôt ; mais ils lui dirent qu’ils ne pouvaient pas le laisser passer sans la permission du fils du Roi. Walgerſz pressentant alors tout le danger qu’il y avait à s’arrêter plus longtemps en cet endroit, sauta sur son puissant cheval, demanda à Helgonde de se mettre en croupe, s’élança dans le fleuve, le traversa avec la rapidité d’une flèche. Lorsque Walgerſz eut fait quelque chemin de l’autre côté, il entendit derrière lui le Prince allemand qui lui criait : « Perfide qui a osé enlever la fille d’un roi et qui prétend passer le Rhin sans me payer ce qui m’est dû, arrête, je te défie en combat singulier ; le vainqueur restera en possession de Helgonde et de plus aura le cheval et les armes du vaincu ». Walgerſz s’arrêta et répondit hardiment : « je t’ai payé un mark d’or et je n’ai point enlevé cette fille. C’est elle qui a voulu me suivre et devenir ma compagne ». Ils rompirent leurs lances puis mirent pied à terre et combattirent à l’épée. Helgonde était à coté de Walgerſz presque en face du prince allemand, à qui cette vue donna tant de courage qu’il fit reculer son adversaire, tant que celui-ci se trouvant à son tour, en vue de sa belle, la honte et l’amour augmentèrent tout à coup ses forces. Il tua son rival, prit son cheval et ses armes et revint heureusement chez lui. Walgerſz de retour dans son château de Tyniec s’y livrait aux douceurs du repos, lorsque les plaintes de ses vassaux lui firent comprendre, que Wislaus le beau Prince de Wislicia avait profité de son absence pour leur faire injure ; il résolut de s’en venger, se révolta contre Wislaus, le combattit, le fit prisonnier.

S’en suit une autre partie de l’histoire qui s’éloigne et que je n’évoquerai pas ici. Je ne m’attarderai pas non plus sur les hypothèses concernant le nom de l’auteur de ces manuscrits. Dans certaines variantes de ces derniers figure un prologue d’un certain Geraldus qui dédie son ouvrage à un évêque Ercambaldus qui pourrait-être l’évêque de Strasbourg. A moins que ce ne soit l’archevêque de Mayence. L’autre hypothèse désignerait comme auteur Ekkehard I abbé de Saint Gall dans les Alpes suisses. A moins que ce ne soit « un clerc des cours carolingiennes » (Francine Mora : o.c.). Donc pas forcément un moine, comme l’écrit Gregor Vogt Spira dans l’édition allemande chez Reclam. L’hypothèse que ce soit Ermold le noir, dont nous avons déjà parlé a également été évoquée. Mais ce dernier ne nomme pas les Vosges de la même façon que l’auteur du Waltharius. Restent que ces questions ont une importance sur la datation de l’œuvre : 9ème ou 10ème siècle ? Le récit dont il faut rappeler qu’il est de fiction évoque comme seul personnage réellement historique, Attila qui fut roi des Huns quelques siècles plus tôt de 434 à 451.

La première édition critique du Waltharius, nous la devons à l’un des frères Grimm, Jabob, qui édita en 1838 à Göttingen avec un autre philologue allemand J. Andreas Schmeller, les Lateinische Gedichten des IX und X jahrhundert (Poèmes latins des 9ème et 10ème siècle) estimant qu’ils valaient mieux que leur réputation d’alors. Ils firent cela non sans que J. Grimm eut déniché à Bruxelles un texte intitulé Ecbasis cuiusdam captivi (L’évasion d’un prisonnier), une sorte d’ancêtre du Roman du renard qui se situe également dans les Vosges et dont je parlerai après celui dont il est question cette fois-ci. L’anthologie contenait outre le Waltharius et l’Ecbasis, les fragments d’une épopée en vers Ruodlieb ainsi que quelques autres poèmes.
Ce qui est frappant chez Grimm c’est la manière dont il s’efforce d’arrimer ces textes latins à la culture populaire allemande tant sur le plan de son expression, de sa versification que de son contenu. Même s’il concède que c’est moins net pour le Waltharius, il écrit qu’ une telle poésie ne saurait avoir été conçue par un moine sans avoir existé auparavant sous une forme populaire germanique. Le Waltharius brasse cependant plus largement et c’est ce qui le caractérise le plus une multitude d’éléments disparates et contient des emprunts à la littérature latine. Virgile par exemple.

Un mot encore sur la place des Vosges que nous avons déjà relevée dans le récit d’Ermold Le Noir. La préfacière de l’édition française, Francine Mora, note que les Vosges occupaient une place singulière dans « l’imaginaire carolingien » et donc dans cette « épopée carolingienne atypique ».

« L’histoire a donc laissé des traces, et non des moindres, dans notre épopée. Mais la géographie n’est pas en reste. On peut se demander pourquoi les trois peuples menacés par les Huns au début du récit, et contraints de livrer des otages pour demeurer en paix, sont les Francs, les Aquitains et les Burgondes. C’est sans doute parce que nous avons là les trois pays qui, aux VIIIè et IXè siècles, étaient au cœur de l’empire carolingien : la Francie ou Austrasie, qui couvrait une bonne partie de la Belgique et de la Rhénanie actuelles et même le Nord-Est de la France, en allant au sud jusqu’à Reims ; l’Aquitaine, qui allait de Bordeaux jusqu’à Poitiers et qui couvrait une large partie du Massif central ; la Bourgogne ou Burgondie, enfin, qui, entre Aquitaine et Austrasie, s’étendait d’Orléans à Lyon et poussait vers l’est jusqu’à l’Alémanie en englobant une bonne partie de la Suisse actuelle. Berceau de la dynastie carolingienne, l’Austrasie était au centre du système ; mais l’Aquitaine et la Bourgogne faisaient figure de satellites d’autant plus ménagés, voire courtisés, que malgré leur intégration au royaume franc elles avaient conservé de très nettes velléités d’indépendance. »

L’espace géographique est celui de l’Autrasie. Plus loin , la préfacière ajoute :

« Enfin, n’oublions pas qu’au centre du poème il y a les Vosges — les Vosges doublement chères au cœur des empereurs carolingiens. D’abord parce que, situées en Austrasie, elles pouvaient leur apparaître comme l’un des points d’ancrage privilégiés de leur dynastie depuis qu’un de leurs ancêtres, l’évêque Arnoul de Metz, s’y était retiré vers 630, avec son ami Romaric, sur le mont Habendum pour y fonder le monastère qui donnera ensuite naissance à la ville de Remiremont. Ils y avaient gagné tous deux la qualité de saint, très profitable à leurs descendants. Ensuite, parce que c’était un domaine très giboyeux, couvert d’épaisses forêts où les empereurs pouvaient satisfaire leur passion de la chasse. La Chronique de Saint Arnould ne fait état que d’une visite de Charlemagne à Remiremont, en 805, mais son fils Louis le Pieux y a multiplié les séjours […] pour y chasser l’ours, le cerf et le sanglier. C’est bien sous cet aspect à la fois sylvestre et cynégétique qu’apparaissent les Vosges dans le Waltharius »

(La chanson de Walther. Texte présenté et traduit par Sophie Albert, Silvère Menagaldo et Francine Mora. Ellug. Université Stendhal. Grenoble 2008).

Faut-il dès lors tenter de préciser d’avantage le lieu des combats entre Walther et les chevaliers franques, au-delà de la symbolique de sa description rendant possible des duels singuliers  ? Mieux vaut considérer que le récit concentre l’espace et le temps dans un lieu précis. Aller plus loin n’y apporte rien. Jacob Grimm l’a néanmoins, sans doute le premier, tenté. Mais en l’étudiant de près, l’on s’aperçoit qu’il s’embrouille. Car à suivre ses indications, on ne s’y retrouve pas. Il écrit que toutes les précisions de lieux mènent à un point culminant des Vosges, entre l’Alsace et la Lorraine, qu’il nomme Framont (mons fractus) à 6 heures de Molsheim et trois de l’abbaye de Senones. Il place à proximité la source de la Plaine ce qui nous mènerait au Donon et nous éloignerait de Worms. Dans la Chanson des Nibelungs, se trouve la réplique suivante adressée à Hagen :

« Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Walther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents? »

Wasgenstein. Ce lieu-ci existe ! Plus au nord et plus près de l’actuelle frontière avec l’Allemagne, dans le Wasgau (Vasgovie) qui va de Moselle en Rhénanie Palatinat. Il est proposé aux touristes comme le lieu de la légende de Walther.

Ruines du château de Wasigenstein qui date du XIIIè siècle. Il est en deux parties sur une faille de crête rocheuse.

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