Michael Ende (3) : Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui rendit aux hommes le temps qu’on leur avait volé

BUCHTRAILER MOMO from Manuela Heidi Tappe on Vimeo.
Partie pratique du travail universitaire de Manuela Heidi Tappe à la FHNW HGK Ecole d’Art et de design de Bâle. Institut de communication visuelle. 2009

 

momo-e28093-michael-endeDevant le refus de l’éditeur d’accepter la proposition de Michael Ende de prendre Maurice Sendak comme illustrateur, l’auteur fait lui-même les dessins.

L’édition française n’a pas repris cela,  envie de dire hélas, préférant ceci :

BA_MOMO

Momo est une petite fille sans âge, sans parents, venu d’on ne sait où. Elle a trouvé refuge dans un amphithéâtre en ruine et vit dans un petit réduit que Nicolas le maçon et tous ses amis ont aménagé pour elle.
Tous les gens simples et pauvres qui vivent dans le quartier où est situé l’amphithéâtre, aiment Momo. Quand ils viennent chez elle pour lui raconter leurs problèmes, ils repartent soulagés : ils ont trouvé solution à leurs problèmes et pourtant Momo ne fait rien d’autre que de les écouter. D’anciennes disputes et malentendus se résolvent comme par miracle. Les enfants viennent volontiers pour jouer dans l’amphithéâtre et il suffit qu’elle les regarde pour qu’ils soient inspirés et qu’ils imaginent plein d’histoires et de jeux.
Momo s’est fait de nombreux amis : les enfants mais surtout Beppo, le balayeur et Gigi, le guide touristique, Nino l’aubergiste et sa femme.
Momo offre aux gens de son temps, ce qui les rend heureux et inventifs.
Mais ce bonheur de vivre ensemble est détruit lorsqu’arrivent des Messieurs en gris qui investissent les villes afin de voler le temps des hommes. La vie devient monotone, sans joie. Momo percera leur secret et deviendra dangereuse pour eux. Grâce à Cassiopée la tortue, elle pourra s’échapper et rejoindre Maître Hora, l’administrateur du temps des hommes. Ensemble, ils réussiront à vaincre les Messieurs en gris.

Après ce très bref résumé, je vous propose d’approfondir quelques aspects.
Au début de l’histoire règne sur la ville quelque chose qu’on nomme l’hospitalité, amitié, fraternité.
Ces valeurs vont être grignotées par l’activité invisible des Messieurs gris, voleurs de temps. Les Messieurs gris fument constamment des cigares et il émane d’eux un grand froid.
Les Messieurs gris se font passer pour les agents d’une mystérieuse Caisse d’Epargne du temps. Pour chacun ils calculent les économies de temps qu’il peut faire en éliminant de sa vie les moments qualifiés de perte de temps et d’inutiles, à l’exemple de Fusi, le coiffeur

« Il faudra, par exemple, explique à Fusi le coiffeur un Homme gris, travailler plus vite en laissant de côté tout le superflu. Au lieu de consacrer une demi-heure à chaque client, contentez-vous d’un quart d’heure. Évitez les discussions coûteuses en temps. Réduisez l’heure que vous passez auprès de votre vieille mère à une demi-heure. Le mieux serait d’ailleurs de la placer dans une bonne maison de retraite, pas trop chère, où l’on s’occupera d’elle. Vous y gagneriez déjà une heure entière par jour. Débarrassez-vous de votre perruche! Limitez vos visites à Mlle Daria à une fois tous les quinze jours, si vous ne pouvez pas faire autrement. Laissez tomber votre quart d’heure quotidien de rétrospective et, surtout, cessez de gaspiller votre précieux temps à chanter, lire ou rencontrer vos soi-disant amis. Du reste, je vous conseillerais d’installer dans votre boutique une bonne grande horloge pour contrôler le travail de votre apprenti.
– Bon, dit M. Fusi, ça ne pose pas de problème.
Mais le temps qui me restera, qu’est-ce que j’en fais? Dois-je vous le livrer? Et à quelle adresse? Ou bien dois-je le garder? Comment est-ce que ça se passe?
– Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit le monsieur gris avec un mince sourire. Faites-nous confiance. Vous pouvez être sûr que nous ne perdrons pas une miette de votre temps. Vous vous apercevrez rapidement qu’il ne vous en reste plus.
– Alors d’accord, fit M. Fusi, ébahi. Je m’en remets à vous ».

Tout le monde se met à économiser du temps, à travailler plus, à stresser plus. Même le temps que l’on dit « libre » ne l’est plus. Paradoxalement, plus ils économisent du temps moins ils en ont parce que ce temps leur est volé par la Caisse d’Epargne du temps. Leur vie devient terne, dépourvue de joie.
Michael Ende ne cache pas qu’il met en cause le système dans lequel nous vivons. Dans un entretien au journal Le Monde il déclarait :

« Dans un système comme le nôtre, qui n’attache de valeur qu’à ce qui peut être compté, pesé, ou mesuré, il ne reste plus qu’un seul ennui mortel. C’est cette sorte de mal de langueur qui accable les personnages de Momo (…) »

Les hommes gris font bien leur travail : les gens, même les amis, viennent de moins en moins voir Momo.
Momo devient leur cible.
Les hommes gris essayent d’abord de l’acheter avec des tas de jouets automates dont elle n’a que faire. L’un d’entre eux en essayant de la séduire se trahit et lui révèle :

« Nous ne pouvons accomplir notre tâche qu’en demeurant ignorés…Une tâche fastidieuse : soutirer aux hommes l’intégralité de leur vie, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde…Le temps qu’ils économisent est perdu pour eux …Nous le leur arrachons…nous l’entreposons…nous en avons besoin…nous en avons soif…Ah, vous ne savez pas ce que c’est votre temps ! Nous, nous le savons, et nous l’aspirons jusqu’à la moelle de vos os…Nous en voulons plus… »
(Page 156)

Ayant compris cela, Beppo, Gigi et les enfants, Momo essaye d’organiser une manifestation pour permettre une prise de conscience mais aucun adulte ne vient, trop occupé à toutes ces choses qu’on dit sérieuses. Le système est efficace : il reste enfoui, ignoré des gens.

Néanmoins Momo est un obstacle et les Homme gris se mettent en chasse. Apparait alors la tortue Cassiopée qui mène Momo chez Maître Hora qui, dans la Maison de Nulle part, fournit aux hommes le temps qui leur est imparti. Mais ce sont les hommes qui font de leur temps ce qu’ils veulent. Et inconsciemment, ils se le font voler.
Chez Maître Hora, Momo apprend que les Messieurs gris sont une émanation des hommes, qu’ils n’existent que par eux :

« [Si leur visage est gris,] c’est parce qu’ils se nourrissent d’une chose morte, répondit Maître Hora. Tu sais que leur existence est liée au temps des êtres humains. Mais celui-ci meurt quand on l’arrache à son propriétaire. Chaque personne possède son temps à elle, mais pour que ce temps reste vivant, il faut qu’il continue à lui appartenir.
– Les Messieurs gris ne sont donc pas des êtres humains ? [demande Momo]
– Non, ils ont seulement forme humaine.
– Alors qui sont-ils ?
– Ils apparaissent parce que les hommes le leur permettent. Il n’en faut pas d’avantage. Et comme les hommes leur offre maintenant la possibilité de les dominer, cela suffit.
– Et si les Messieurs gris ne pouvaient plus voler de temps ?
– Alors ils retourneraient au néant dont ils sont issus.
Maître Hora reprit ses lunettes et les rangea.
– Hélas ! poursuivit-il après une pause, ils ont déjà beaucoup de complices parmi les humains. C’est ça l’ennui ».

Le livre de Michael Ende fourmille de références au temps, des temps archéologiques au temps cosmique. La découverte essentielle que fera Momo est celle de l’existence de la Fleur du temps [Zeitblume a été traduit par Fleur horaire que je n’aime pas ça fait emploi du temps, horaire de chemin de fer …, je préfère Fleur du temps] que chaque homme porte en son cœur et que les Messieurs gris s’emploient à voler. C’est ce temps là qu’elle va chercher à libérer.

Quand elle revient dans le monde extérieur après « un an et un jour » passé chez Maître Hora, la situation s’est empirée. Il n’y a plus personne pour Momo. Tout le monde est occupé ailleurs. Même Gigi a disparu. Il est devenu une vedette du show-business, il vend à la télévision du « temps de cerveau disponible » comme le disait, mais bien après Michael Ende, Patrick Le Lay alors qu’il était PDG de TF1.

Les Messieurs gris proposent un nouveau marché à Momo : en échange de la libération de ses amis, elle doit les conduire à Maître Hora pour qu’il puisse y capturer la totalité du temps humain. Cassiopée, la seule qui connaît le chemin, la mène dans la Maison de Nulle part.
Hora et Momo décident de passer à l’action. Hora arrêtera le temps une heure permettant à Momo de trouver la réserve de Fleurs du temps que les hommes en gris transforment en cigares. Momo réussit à ouvrir la porte du coffre-fort et à libérer les Fleurs du temps dont les pétales se répandent dans la ville rendant du temps aux hommes. La disparition du dernier voleur de temps dissipe le froid.
Le temps de la fête est revenu.

Michael Ende se livre sous la forme d’un conte à une critique sévère de la société capitaliste en particulier allemande pour laquelle les valeurs d’utilité sont primordiales au détriment du reste. Mais le modèle du tout calculable se généralise. Dans une réponse à des questions d’enfants il précise :

« Si tu observes le monde, tu ne peux pas ne pas être étonné par le fait que sans discontinuer des nouveaux moyens sont inventés pour économiser du temps , des voitures et des avions [on peut ajouter des trains] de plus en plus rapides, des machines de toute sorte, des ordinateurs qui calculent terriblement vite, des robots qui font le travail beaucoup plus vite qu’un homme, et pourtant, malgré cela, les gens ont beaucoup moins de temps qu’avant. Et d’année en année, la course continuelle s’aggrave. Il y a derrière cela une erreur folle, une véritable tromperie même. On parle constamment d’un énorme progrès, mais il ne rend pas les gens plus heureux ni plus content. Au contraire ! Si cela continue ainsi, les hommes en périront. Dans mon livre, j’ai voulu montrer quels esprits menteurs sont à l’œuvre pour abimer le monde et nous abimer nous. Il y a bien des manières de dire la vérité. La parabole et le conte est l’une des meilleures parce que l’on peut s’y concentrer sur l’essentiel ».

Wenn die Kinder fragen in Zetterkasten/ Skizzen & Notizen Piper Verlag (Edition de poche) 2011

FranklinRemember that time is money. La phrase est de Benjamin Franklin. Elle évoque cette conception qui constitue l’Esprit du capitalisme dont parle Max Weber qui impose de bannir toute oisiveté, toute perte de temps. La chasse systématique de tout temps mort, la condamnation morale de toute « perte de temps » est au fondement de l’accélération qui, selon le sociologue Hartmut Rosa, caractérise la modernité et le capitalisme.

Depuis le moment où Michael Ende a écrit ce livre les choses se sont encore aggravées notamment avec la financiarisation du capitalisme. Un seul exemple concernant les paris spéculatifs avec cette image extraite du récent livre de l’anthropologue et économiste Paul Jorion et Grégoy Makles, « La survie de l’espèce » qui montre qu’aujourd’hui les spéculations financières sont de l’ordre de la seconde, ce qui n’est même plus gérable à l’échelle humaine mais se fait à l’aide de robots mathématiques, les algorithmes.

Paris temps0001 Les transactions à forte fréquence (high frequency trading) sont une technique qui consiste à passer des ordres d’achat et de vente, dans un laps de temps inférieur à la milliseconde, afin de profiter d’écarts de prix infimes entre les deux, mais qui, multipliés par un nombre considérable de transactions quotidiennes, suffit à engranger de belles marges

Dans le même temps, on ne cesse de nous sommer de travailler plus et plus longtemps, de consommer plus dans des magasins ouverts 24h/24 et même les dimanches, on appelle cela « la compétitivité ».

Michael Ende nous montre où conduit ce modèle.

Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé (Momo oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte. 1973), traduction de Corinna Gepner publiée par Bayard Editions en 2009

A suivre :

Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

Précédents :
Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation
Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

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Une réponse à Michael Ende (3) : Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui rendit aux hommes le temps qu’on leur avait volé

  1. Peter Brunner dit :

    Danke schön! Gute Gelegenheit, an Paul Lafargue zu erinnern:

    (http://de.wikipedia.org/wiki/Paul_Lafargue)

    besonders an sein « Recht auf Faulheit »:

    http://www.wildcat-www.de/material/m003lafa.htm

    (wahrscheinlich sind das hier ja « Eulen in Athen »?!)

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