Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

Après les présentations, je vais évoquer sur plusieurs semaines quelques romans de Michael Ende à commencer par celui qui l’a lancé.

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L’œuvre de Michal Ende, Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive constitue l’un des romans les plus célèbres de la littérature “enfantine” d’après guerre en Allemagne. Cette magnifique histoire commence sur la minuscule île de Lummerland, à propos de laquelle une chanson précise :

Une île avec deux montagnes dans la lointaine et profonde mer
Avec beaucoup de tunnels, de rails et un chemin de fer….
Une île avec deux montagnes reliée au monde par un téléphone…

Lummerland est une sorte d’Atlantide incomplètement engloutie, dont émergeraient deux pointes, pays d’utopie dans lequel l’homme vivrait en parfaite harmonie avec la nature et la technique. Dans les pays de langue allemande, Lummerland est devenu synonyme de lieu convivial, chaleureux. Sur cette petite île, il n’y a que deux maisons, une « ordinaire » avec un magasin dedans et un château où habite le roi Alphonse de Midi moins le quart. Et bien sûr une gare. Une gare pour quatre personnes, ce n’est pas rationnel, dira-t-on. Justement nous ne sommes pas dans cette rationalité-ci. Nous sommes dans une histoire magique, quelque peu dadaïste. Cette gare abrite une locomotive, Emma, bichonnée par son chauffeur, Lucas. Un jour arrive sur cette île un colis. Dans le paquet, un bébé noir qu’on appellera Jim, parce qu’il avait une tête à s’appeler Jim. Et Bouton parce qu’à force de trouer ses pantalons, il ne restait plus qu’à les rapiécer avec un bouton. Jim Bouton grandit en bonne harmonie avec les habitants de l’île. Mais l’île devient trop petite pour cinq. Quelqu’un doit partir. Ils seront trois à le faire : Jim, Lucas et Emma. Emma est une locomotive-tender – on appelle ainsi les locomotives dans lesquels les réservoirs d’eau et de charbon font corps avec la machine – capable d’effectuer des prouesses techniques et de se transformer en bateau, tracteur, aéroplane, sous-marin. Avec Emma, Jim et Lucas partiront à l’aventure. Elle les mènera à Mandala. Les germanophones reconnaîtront dans cette dénomination une relation avec des amandes. Mandala est un pays dont les habitants ont les yeux en amande. Là, ils apprendront que la fille de l’empereur Ping Pong, Li Si est prisonnière de la Cité des dragons – Kummerland, pays des idées noires et des soucis. Elle a été enlevée par les treize et vendue au dragon, Mme Malzahn. Nous ne raconterons pas le détail des aventures et encore moins leurs dénouements, qui occupera deux volumes, laissant à chacun le plaisir de les découvrir pour nous concentrer- sur cette étrange et magique locomotive. Emma tout en étant très maternelle fait aussi très peur. Elle se balance “à la façon d’un grand berceau” et donnera naissance à une petite locomotive que Jim appellera Molly. On reconnaît là la totale liberté d’écriture de Michael Ende et son ascendance surréaliste. Il est le fils d’un des rares peintres surréalistes allemands. Emma est terrifiante aussi pour ceux qui n’ont jamais vu de machine à vapeur. Quand ils la voient, les mandaliens se dispersent terrifiés. De même les demi-dragons : dès qu’Emma apparaissait, tous cachaient vite leur tête. Ils croyaient sans doute qu’un grand et terrible dragon traversait leur pays. C’est elle qui dans un combat singulier affrontera et vaincra le dragon. On peut y voir l’écho d’un texte du philosophe allemand Ernst Bloch, intitulé justement La première locomotive qui apparaît telle le diable « avant qu’on ne s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque » (voir l’encadré plus loin). Dans le second tome, Jim bouton et les Terribles 13, la découverte d’un puissant aimant permettra à Lucas de transformer la locomotive et d’inventer la perpétumobile, “capable d’avancer perpétuellement sans carburant ni charbon, ni rien dut tout”

L’écriture comme aventure

Le roman lui-même est le fruit d’une aventure. Il a même failli ne jamais exister. Michael Ende a raconté comment est né le livre :

“je me suis installé devant la machine à écrire et j’ai écris : le pays ou vivait Lucas le chauffeur de locomotive était un pays minuscule. C’était la première phrase et je n’avais pas la moindre idée de la seconde. Je n’avais aucun plan, aucune idée. Je me suis laissé porter sans intention d’une phrase à l’autre, d’une idée à l’autre. J’ai découvert l’écriture comme aventure. L’histoire grandit et grandit, voyant arriver de plus en plus de personnages et les fils de l’aventure se tisser. Le manuscrit devint de plus en plus épais dépassant largement le volume d’un petit récit en images. Lorsque dix mois plus tard, j’écrivis la dernière phrase, j’avais un épais manuscrit devant moi”.

Pour un peu l’aventure se serait arrêtée dans la région des Roches noires, devant la Bouche de la mort, l’auteur ne sachant plus comment avancer et se refusant à reprendre l’histoire ailleurs. Une fois encore, la solution vient d’Emma, la locomotive

« Mais, tandis qu’ils désespéraient de trouver une idée, leur salut se préparait à l’extérieur. En effet, la vapeur qui montait de la cheminée d’Emma se transformait aussitôt en neige qui (…) s’accumulait sur les Roches noires, les empêchant d’absorber la lumière. Au milieu du néant et de l’obscurité apparut soudain un morceau de route blanche qui semblait flotter dans les airs ».

Nous sommes sauvés, s’écrient Lucas et Jim, ainsi que l’auteur lui-même. Mais l’aventure du livre prendra encore une autre dimension car ce n’est pas tout d’écrire un livre, encore faut-il trouver un éditeur. Pas moins de dix maisons refuseront le manuscrit arguant que les enfants ne lisent pas d’aussi gros livres. Michael Ende scindera son manuscrit de 500 pages en deux volumes. Lorsque le premier Jim Knopf und der Lokomotivführer paraîtra en 1960, chez l’éditeur Thienemann, il obtiendra immédiatement le prix allemand de la littérature jeunesse. Michael Ende l’apprendra au moment même où sa logeuse lui déclare qu’elle allait porter plainte pour sept mois d’arriérés de loyer.

Voilà une locomotive bien méritante.

Dans ce roman, Michael Ende se laisse porter par le souvenir d’enfant « du pur plaisir à voir fonctionner » un appareil technique.

« La technique se mélange à l’aventure. Le rôle de puissance magique du conte est endossé par la technique dans le récit d’Ende. La locomotive est munie d’une voile et traverse la mer. Dans le second tome, elle se transforme dans les airs en perpétumobile. La magie est ici la magie de la technique ».

Hajna Stoyan : Die phantastischen Kinderbücher von Michael Ende Peter Lang Verlag Frankfurt 2004

Une machine a bien sûr un caractère magique pour l’enfant. Mais ce n’est pas seulement cela. Lucas montre dans le roman que les techniques ou plutôt leur appropriation par l’imaginaire contient d’autres possibles que ceux pour lesquels elles semblent avoir été conçues. Jim Bouton est un livre ludique, jeu avec les mots, jeu avec la technique. Jim fait preuve d’invention pour détourner la technique afin de résoudre les problèmes et faire face aux obstacles pour faire avancer l’histoire.

[Extrait]

L’école

« Comme les deux amis arrivaient à l’autre bout du couloir, ils entendirent soudain une horrible voix stridente qui poussait des vociférations furieuses. Jim et Lucas perçurent ensuite une craintive voix d’enfant, très faible, à peine audible. Ils se concertèrent d’un regard et passèrent la tête dans l’entrebâillement de la porte. Trois rangées de bancs de pierre occupaient une grande partie de la salle. Assis à leurs tables d’écoliers, il y avait une vingtaine d’enfants venant de tous horizons : des enfants indiens et des enfants blancs, des petits Eskimos et de jeunes garçons bruns avec des turbans sur la tête. Et, au milieu d’eux, une adorable petite fille avec deux nattes noires et un doux visage rappelant celui des poupées de porcelaine de Mandala … Tous étaient enchaînés à leurs bancs. Sur le mur du fond était accroché un grand tableau de pierre, et à côté de lui, aussi haut qu’une armoire, se dressait un monumental bureau taillé dans un bloc de rocher. Un dragon hideux y était assis. Son museau pointu était recouvert de verrues et hérissé de poils. Ses petits yeux perçants jetaient des éclairs. Il tenait dans sa patte une canne de bambou dont il cinglait l’air en permanence. Une grosse pomme d’Adam faisait l’ascenseur le long de son long cou décharné, et le plus horrible de tout était une unique dent qui pointait de la gueule cruelle. Aucun doute, ce dragon était Mme Malzahn en personne. Les enfants, très droits et mains à plat sur les tables, fixaient le dragon avec des yeux emplis de terreur »

Jim Bouton et Lucas de chauffeur de locomotive (Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer) écrit en 1960, traduit – fort bien – par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004 – Jim Bouton et les Terribles 13 (Jim Knopf und die Wilde 13, 1962) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004

 

La frayeur que provoque l’apparition du nouveau, idée reprise par Heiner Müller,  a été décrite par Ernst Bloch à l’exemple de la nouveauté technique qu’est la locomotive. Cette frayeur primitive est rappelée par chaque accident et par la guerre.

Ernst Bloch : La première locomotive

« Sur les débuts de Stephenson, il court la légende que voici. À peine avait-il tiré du hangar la première marmite roulante, que les roues se mirent en marche et l’inventeur suivit son œuvre sur la route vespérale. Après quelques soubresauts, la locomotive s’élança, de plus en plus vite, Stephenson ne parvenait pas à la rejoindre. À l’autre bout de la rue, arrivait une troupe de joyeux drilles qui s’étaient attardés à la brasserie, des jeunes gens et des jeunes filles, le pasteur du village avec eux. Le monstre fonça sur eux, les frôla en sifflant, c’était une figure que personne sur terre n’avait jamais vue, noire de charbon, crachant des étincelles, avec une vitesse surnaturelle. Pis encore, telle que le diable est figuré dans les vieux livres; il n’y manquait rien, il y en avait même plus que de raison. Car une demi-lieue plus loin la route faisait une courbe, longeant un mur; la locomotive se jeta sur le mur et explosa dans un énorme fracas. Trois des passants attardés, dit-on, tombèrent le lendemain dans une forte fièvre, le pasteur devint fou. Seul Stephenson avait tout compris et construisait une nouvelle machine sur des rails et avec un poste de conduite; ainsi sa puissance infernale fut-elle mise sur la bonne voie, elle devint finalement presque organique. La locomotive alors bouillonne comme le sang, siffle hors d’haleine, animal apprivoisé, transcontinental de grand style, qui fait oublier le Golem. Les Indiens virent pour la première fois un cheval avec les Blancs; à ce propos, Johannes V. Jenssen remarque: si l’on savait comment ils l’ont vu, alors on saurait à quoi ressemble un cheval. Et à la folie du pasteur on voit à quoi ressemble l’une des plus grandes révolutions de la technique avant qu’on s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque. Il faut un accident pour en rappeler encore de temps en temps le souvenir: fracas des collisions, des explosions, cris des hommes broyés, bref un ensemble qui ne figure pas dans un programme civilisé. La guerre moderne y a encore mis du sien; le fer y est devenu encore plus épais que le sang et la technique toute prête de se souvenir du visage infernal de la première locomotive. Impossible de faire marche arrière, mais les crises de l’accident (des choses non dominées) subsisteront d’autant plus longtemps qu’elles sont plus profondes que les crises économiques (des marchandises non dominées). »

Ernst Bloch Traces Tel Gallimard 1998 pages 139-140

 

La référence à ce texte provient d’un amusant essai de Friedhelm Moser qui s’intitule ironiquement Jim Knopf und die Sieben Weisen (Jim Bouton et les 7 sages), Einführung in den Lummeländischen Lokomotivismus (Introduction au locomotivisme de Lummeland) qui, de manière ludique aussi repère, les références philosophiques dans l’oeuvre de Michael Ende. Paru au Eichborn Verlag

 

A suivre :

Michael Ende (3) – Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

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Une réponse à Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

  1. Umbrecht Bernard dit :

    Postscriptum

    Deux réactions d’amis allemands du SauteRhin m’incitent à rédiger un commentaire sous forme de post scriptum.

    La première réaction me signalait un article de l’hebdomadaire « die Zeit » datant de janvier 2013 parlant d’une vague de politiquement correct menaçant l’édition de littérature enfantine. Il s’agissait en particuliers d’effacer le mot nègre dans un certain nombre d’ouvrage, ce qui fut fait d’ailleurs pour « Die kleine Hexe » (La petite sorcière), d’Otto Preussler (Editions Thienemann), un classique, où les enfants ont été priés de trouver pour carnaval d’autres déguisements que ceux de nègres, turcs ou chinois. Il était question aussi, chez le même éditeur, du roman de Michael Ende où Jim Bouton est décrit comme ein kleiner Neger (un négrillon, un enfant de couleur noire). Le traducteur français va jusqu’à la tautologie pour écrire petit négrillon. La ministre de la Famille, celle d’avant les dernières élections allemandes, avait appuyé l’entreprise de correction en affirmant qu’on devrait écrire un bébé de couleur noire.
    Notons que pour l’instant cela ne s’est pas fait.
    Faut-il écrire pas encore ?
    Toute la scène décrite par Michael Ende joue de la couleur noire du bébé en comparaison avec celle de Lucas le chauffeur de locomotive dont il est dit :
    « Ses dents étaient étincelantes, ses yeux aussi bleus que le ciel de Lummeland un jour de beau temps. Mais son visage et ses mains restaient noirs d’huile et de suie, malgré le savon « Spécial chauffeur de locomotive » qu’il utilisait chaque jour »

    Lequel est le plus noir des deux ?

    La seconde réaction s’est faite via twitter où l’on me demandait « et Darwin ? ». Quoi, et Darwin ? J’ai d’abord réagi en plaisantant : Et Schopenauer et Kant, Nietzsche, Socrates ? Les références intellectuelles sont en effet nombreuses chez Michael Ende. Nouvelle réplique : « Jemmy Button EST Jim Bouton ». Je connaissais cette référence à Darwin mais cela nous aurait entraînés aux îles Galapagos et je voulais me concentrer sur la locomotive.

    Mais il se trouve du coup que les deux réactions indépendantes se font écho et la question de Darwin prend un autre éclairage avec la question de la censure.

    Jim Bouton, le petit héros de Michael Ende serait inspiré par Jemmy Button. Mais qui était Jemmy Button ? Il est décrit par Charles Darwin dans le Voyage du Beagle. Originaire de la Terre de feu, il avait été vendu, enfant, aux anglais en échange d’un bouton. Il retournait chez lui après deux années passées en Angleterre sur le même bateau que Darwin. Benjamín Subercaseaux, écrivain chilien en a fait une version littéraire qui se termine par un massacre perpétré contre des colons auquel participait Jemmy Button. Le livre avait été traduit en allemand en 1957, à l’époque de l’écriture de Jim Bouton. Julia Vos qui raconte tout cela ne se contente pas de l’analogie des figures. Elle fait de l’écriture du roman délibérément une entreprise de réhabilitation de Darwin contre son instrumentalisation par l’idéologie nazie. Ce qui se faisait également au même moment dans les universités. Thèse intéressante. Je ne suis pas en mesure d’en avoir un point de vue critique.

    Sources en allemand
    http://www.zeit.de/2013/04/Kinderbuch-Sprache-Politisch-Korrekt

    http://www.faz.net/aktuell/wissen/darwin/wirkung/darwin-jahr-2009-jim-knopf-rettet-die-evolutionstheorie-1741253.html?printPagedArticle=true#fotobox_1_741253

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