Notes berlinoises 2013 (4) : De Berlin à Berlin, l’itinéraire singulier d’un comédien dans les Allemagnes

Comme déjà annoncé, le 5 mai 2013, eut lieu à Berlin la remise du prix du théâtre de Berlin à Jürgen Holtz, prix remis par Klaus Wovereit, bourgmestre gouverneur de Berlin, avec les hommages notamment de Klaus-Maria Brandauer, Robert Wilson, Angela Winkler….
On trouvera ci-dessous la traduction du discours prononcé par Jürgen Holz, témoignage de l’itinéraire singulier d’un comédien dans les Allemagnes et d’un pan de l’histoire des théâtres allemands d’avant et après la réunification.
Entre crochets, je me suis permis parfois d’apporter quelques petites précisions en évitant ainsi de les accumuler à la fin du texte en notes de traduction.
Un mot sur la notion de dramaturge. Le rôle de dramaturge est bien plus important dans les théâtres en Allemagne qu’en France. Il désigne un membre de l’équipe théâtrale permanente chargé du travail de compréhension et d’interprétation du texte pour la mise en scène. Il joue aussi un rôle important dans les programmations des théâtres. Il est également chargé de la confection du programme du spectacle.

 

Où finit le passage de témoin ?

Par Jürgen Holtz

Je me souviens : 1995, en été, après douze années d’absence, je retrouvai ma ville qui était à nouveau entière, Christo et Jeanne-Claude venaient d’emballer le Reichstag. Oui, vraiment ! J’avais quitté la ville la première fois pendant la guerre totale, en 1943, en direction de la Franconie, où les nazis étaient aussi nombreux que les grains de sable à la mer. J’étais enfant unique. Ma mère ne put s’empêcher de retourner aussitôt à Berlin auprès du père et de notre logement endommagé de sorte que je suis resté seul chez mes parents nourriciers pour qui je devins un boulet quand le cauchemar prit fin. Là, j’ai appris à feindre, à voler, à mendier. En juin 1945, je suis parti. Retrouver la maison dans Berlin bombardé, détruite par les tirs. A la recherche de mes parents. Je les ai retrouvés, je suis allé à l’école, me suis livré à des trafics, des trocs, des stocks illégaux, j’ai volé. Échouant à l’école, j’eus droit à l’internat sur l’île de Scharfenberg dans le lac de Tegel ; j’en suis parti lorsque Berlin fut divisé et qu’une grande injustice nous eut frappée, nous les élèves internes, une injustice politique ; j’ai quitté Berlin pour la zone orientale où l’on fondait la RDA. 1949. J’y suis resté. J’y ai passé mon baccalauréat qui n’était pas reconnu dans les secteurs occidentaux. J’y ai ensuite été fait comédien à Weimar puis Leipzig. Là, se sont noués des amitiés, des relations, se sont formés des points de vue, des perspectives. J’y ai joué à Erfurt, Brandeburg, Greifswald. HAMLET fut le couronnement de ce parcours. Ce chemin qui avait commencé au cours de ma scolarité passait par la croyance dans la continuité, était redevable au travail en équipe, était marqué par l’espérance. C’est ainsi que je comprenais le socialisme. Conséquence du « Hamlet », j’ai été engagé dans la partie Est de la ville, à la Volksbühne. Y régnait une sorte de socialisme dont Heiner Müller disait « … le socialisme, c’est quand les postes sont distribués ». Si j’avais supporté jusque là les critiques, je voulais continuer à le faire vaillamment. J’ai joué pendant dix-neuf années dans la partie orientale de la ville, Angelo dans Mesure pour mesure de Shakespeare, (Holz [qui signifie en allemand bois] joue comme s’il était en bois, écrivirent les critiques), Jean dans Mademoiselle Julie [de Strindberg] (Bêtise petite bourgeoise et occidentale, écrivirent-ils), Debuisson dans La mission de Heiner Müller (pour 50 spectateurs par représentation et je ne sais pas ce qu’écrivirent les critiques). Je fis encore une lecture de Kleist et, parce que dans cette période j’avais travaillé à Hambourg et Bochum pour Fatzer et La mission, je sus que je n’avais plus ma place dans l’Etat des ouvriers et des paysans. Je suis parti. En 1993, trois années après la Chute du Mur, grâce aux succès de la série télévisée Motzki et ceux de Francfort, avant tout Katarakt de Reinald Goetz, je me suis senti suffisamment fort et en devoir de revenir à Berlin. Tous les théâtres y étaient en ébullition : le Schiller Theater, le Deutsches Theater, le Maxime Gorki, le Berliner Ensemble, la Volksbühne. Mais l’invitation d’aller bientôt au Schiller Theater s’avéra n’être pas une bonne idée quand la maison fut fermée sur décision politique peu après la Freie Volksbühne. Michael Ebert me fit venir deux ans plus tard au Deutsches Theater. J’étais revenu dans ma ville. Heiner Müller mourut. Peu de temps après, Ruth Berghaus. On parlait de cancer du Tournant (Wendekrebs). Thomas Langhoff prophétisait au Deutsches Theater : « vous allez voir ce que vous allez voir ». Et la privatisation s’empara des esprits de Berlin-Est. Gosch réalisa le Prince de Hombourg, j’y ai joué Kottwitz, il mit en scène En attendant Godot, je jouais Estragon puis le Songe d’une nuit d’été, j’étais Puck. Malgré cela, je dus quitter le Deutsches Theater comme tous ceux de plus de 65 ans – « décision du Sénat », nous disait la Direction. Avec le Tournant, la transformation de tout le théâtre allemand avait commencé. Je quittai à nouveau ma ville pour revenir quelques années plus tard au Berliner Ensemble. Changements dus aux engagements ? La première fois, j’avais quitté Berlin sous une pluie de bombes. Je revins. Mon père avait tourné le dos à Schering [Entreprise chimique], travaillait bénévolement, se mit à étudier les beaux-arts à Weissensee. Je me suis retrouvé parmi les étudiants, dans les beaux arts. Lorsque je quittai la ville pour la seconde fois en direction de l’Est, qu’il me fallut décider comment et où je devais vivre, penser, travailler, cela était du à des actes politiques et administratifs qui décrivent une histoire allemande et berlinoise honteuse qui n’était pas due aux crimes nazis mais aux conséquences sur l’Allemagne des conflits d’intérêts des puissances nucléaires.

J’ai mené bien des existences théâtrales. Elles étaient, selon le théâtre, le metteur en scène, la région, si diverses que je pensais parfois ne pas être la même personne qui répétait, jouait. S’opposer, résister à cela revenait parfois à mastiquer des pierres. J’ai laissé derrière moi femmes, enfants, amis, livres lorsque j’ai quitté la RDA, en 1983, et que j’ai commencé à jouer au théâtre à Munich, puis Francfort. Puis à Zürich, à Cologne, à Bochum puis à nouveau à Francfort. Là tout était différent des théâtres de RDA. Franck Bambauer me dit : « nous voulons tous survivre ici ». Beaucoup de peur. Souvent, on mettait en scène trop vite. Il y eut plus de production non achevées, insuffisamment formées, la programmation annuelle toujours trop pleine. La forme d’existence des théâtres, de Hambourg à Munich, était l’organisation permanente de l’état d’urgence interne. Les comédiens venaient toujours avec le texte appris. Trop peu de choses étaient transformées au cours des répétitions. J’en ai vu et vécu des représentations brillantes, belles, intelligentes. Mais pas de communauté, pas de partage. On se fuyait plutôt les uns les autres. Et puis cette peur que je ne connaissais pas sous cette forme. Mais, dans le fond, qu’y avait-il à mettre en commun ? Il y avait là un manque d’épaisseur quand en RDA la pression des grands fonds compressait tout. A Munich, j’ai interrogé Heiner Müller sur la différence entre l’Est et l’Ouest. Il répondit : « Si tu ouvres ta gueule à l’Est, tu vas à Bautzen [prison pour dissidents], là tu peux crier autant que tu veux. A l’Ouest, tu peux crier autant que tu veux, de toute façon personne n’écoute ». Lorsque après douze années je partis de là pour revenir à Berlin, à nouveau au Deutsches Theater, alors que la RDA avait cessé d’exister, beaucoup de ceux qui m’y avaient connu à l’époque ne me connaissait plus et pas seulement en raison d’une si longue absence, mais parce qu’ils ne le voulaient pas. Je ne les connaissais plus moi non plus. Nous étions devenus des étrangers. Après quelques années je me suis fâché avec Langhoff. Au bout de six années, la fin était arrivée, licencié pour raison d’âge, c’est-à-dire sans raison. Je ne voulais pas rester.

J’avais à Francfort, rappelé par Eschberg – après un engagement chez lui riche en évènements – joué Philippe dans Don Carlos chez Jens Daniel Herzog. Il me tira de ma désagréable situation berlinoise et m’emmena à Mannheim. Là à nouveau personne ne me connaissait. Mais je pus continuer à jouer Katarakt. Hasko Weber put avec moi libérer Nathan de la jungle des vieux malentendus entre tolérance et question juive. Je pensais pouvoir faire quelque chose pour la réception des Lumières allemandes. J’espérais fournir la preuve de mes capacités à jouer à Berlin. Entre temps, j’avais atteint l’âge de 75 ans. Devais-je m’arrêter ou me mettre à mendier ? Thomas Langhoff avait mis en scène Tell à Mannheim et m’engagea pour Viol de Botho Strauss au Berliner Ensemble. J’y fus aussi pour Wallenstein [Schiller] Avec l’Opéra de quat’sous vint à nouveau un contrat permanent. Ce qui fut inventé à Mannheim avec Carlos, Nathan, personne n’en était demandeur à Berlin. A Mannheim non plus. Ne s’est-il rien passé ? Comment se fait-il que ce qui est beau, remarquable, disparaisse sans laisser de trace ? Que reste-t-il dans les têtes ? Y a-t-il des souvenirs ? Ou bien tout cela entre-t-il dans la centrifugeuse videuse de sens ?

Pour le 80ème anniversaire de Fritz Marquardt, à la Volksbühne, Herrmann Beyer et Dieter Montag avaient présenté en son honneur quelques extraits de ses mises en scènes de textes de Heiner Müller. Quel sérieux, quelle force, quelle actualité, cela avait soudain. J’ai du pleurer. Et, mon Dieu, pas par nostalgie mais par tristesse et actualité.

Ce que je raconte est l’histoire d’absences. Et des peines dues à ces absences. Peut-être que nous ne nous intéressons pas les uns les autres ? Ou alors, ce que nous avons à nous dire sur nous-mêmes nous apparaît-il comme étant déjà des mensonges et de l’esbroufe ? Ou est-ce simplement le désintérêt craintif, l’arrogance de la médiocrité. Dans l’espace public allemand, on prêche le scepticisme. Une vieille histoire toujours terriblement nouvelle. Le scepticisme est notre croyance moderne. Nous n’avons plus confiance en personne ni en rien. Nous ne croyons pas l’Europe, ni l’Etat, ni la police. Et les hommes politiques ? Ils savent qu’ils n’ont pas confiance les uns dans les autres. Pourquoi devrions-nous, nous, leur faire confiance. Nous nous y complaisons. Nous ne croyons pas non plus au théâtre. Nous n’allons pas danser avec lui, nous dansons sur lui. Les plus grands défaitistes sont les metteurs en scène car, dans les universités, ils apprennent avant toute chose que les pièces de théâtre ne valent rien. Ou est-ce que je me trompe ? Une grande incrédulité, une aversion, un dégoût accueille ce que nous faisons. Cette incrédulité, cette aversion, ce dégoût sont comme une maladie contagieuse. Elle dévore les talents si nous passons notre temps à nous convaincre que de toute façon cela n’ira pas. Le théâtre en RDA a été enseveli ; Schleef, à qui je dois beaucoup, était probablement son dernier prophète.

Des acteurs de théâtre célèbres ont réussi à enthousiasmer le public de cinéma. De célèbres acteurs de cinéma ont emballé le public de théâtre. Cela se passait autrefois. L’époque où les troupes de théâtre ne cessaient de grandir. On avait du temps et de l’argent. Le théâtre donna au film, plus tard à la télévision, ses forces. L’âge d’or de la guerre froide ! A l’Est encore plus qu’à l’Ouest ! Après la réunification, les théâtres allemands subirent une telle cure d’amaigrissement qu’ils avaient besoin pour eux-mêmes de toutes les forces qui leur restaient. Les textes aussi ont maigri. L’échange de forces s’est tari. Aujourd’hui, nous avons une complète séparation des medias visuels et du théâtre. Pourtant, la télévision allemande étend sont règne à l’intérieur des théâtres.

Dans de plus en plus de petites villes, les habitants se battent avec énergie pour le maintien de leurs théâtres. Ils luttent pour la préservation de l’espace culturel que leur dérobe la culture de masse des medias.

La télévision ne cultive pas un langage du quotidien. Le quotidien, elle le voit aussi peu qu’elle ne voit la misère ou les grands problèmes. On s’en aperçoit quand elle regarde le quotidien, la misère et qu’elle utilise le langage de la rue. Les medias fabriquent des duplicatas qu’ils présentent comme la réalité avec une telle densité que chacun considère cette apparence et ses produits virtuels comme la réalité qu’il faut prendre comme s’il s’agissait de l’original, de l’art et de la nature. L’imitation s’assujettit le beau. Elle impose son exigence de crédibilité aux théâtres qui n’ont pas besoin de cette crédibilité pour être crédibles. La langue au théâtre est en voie de disparition. C’est la disparition du gestus, de l’art, la disparition du théâtre.

Ma vie théâtrale a connu trois commencements. Le premier en 1952 lorsque je me rendis à Weimar pour y réussir mon examen d’entrée à l’école d’art dramatique avec, de Büchner, le monologue de septembre de Danton [Acte II scène 5]. Je n’avais pas vraiment cru pouvoir être reçu. La seconde fois, ma vie théâtrale commença à Greifswald lorsque je répétais et jouais Hamlet. Réussite et renommée. Dans toute la RDA. Lorsque au Deutsches Theater, les vieux comédiens m’ont serré la main, qu’Ernst Bush me fit saluer, j’eus l’impression que ma vie théâtrale commençait une troisième fois. Les anciens issus de la grande tradition du théâtre d’acteur, tradition politique aussi, m’avaient-ils admis parmi les leurs ? Et passé le relais, transmis la responsabilité, la mission de porter plus loin la tradition de la langue, la tradition politique, de Lessing à Brecht ? Je voulais être, jouer comme Ernst Busch, Hélène Weigel, d’une manière générale comme les grands prédécesseurs. C’était cela mon relais. Quelques années plus tard, en 1970 déjà, l’immobilisme artistique installé par des administrateurs extérieurs s’est emparé du Deutsches Theater, Besson partit pour la Volksbühne, Dresen disparut, [Klaus] Wischnewski, dramaturge en chef s’en alla. Les anciens moururent. Après avoir joué pour la 300ème fois Commis d’office [de John Mortimer] à la Petite comédie de Hans Anselm Pertens, je ne pus résister aux sirènes de Heiner Muller et Ruth Berghaus au Berliner Ensemble. Mais mon relais ? J’avais, en 1974, abandonné mon activité d’enseignant à l’Ecole d’art dramatique parce que je voulais apprendre à nouveau moi-même. En 1975, pendant les répétitions de Mademoiselle Julie, j’ai vu à la télévision occidentale La mouette mise en scène par Peter Zadek. J’ai vu soudain de la liberté que je n’avais pas. Liberté, comment jouer avec sincérité ? Sans donner le change ? J’étais hors de moi. Je m’en suis ouvert à Schleef. Il répondit en bégayant : « nous sommes des estropiés, nous devons jouer les estropiés ». L’expulsion de Wolf Biermann survint l’année suivante, 1976. Le Parti tenta d’améliorer sa situation en délivrant des visas de 10 ans aux membres de l’intelligentsia qu’il n’aimait pas. Pour ceux qui partirent, c’était le grand large dont nous avions si peur en RDA. Pour moi la disparition de ceux auprès de qui j’avais appris fut une catastrophe absolue (le plus dur pour moi fut la disparition de Einar Schleef). Beaucoup rirent et restèrent indifférents, d’autres saisirent leur chance.

(La liberté de l’homme n’est pas la fin de l’administration de la misère)

Et maintenant ? Je reçus une invitation d’Ivan Nagel à Hambourg. Pour jouer Fatzer chez Karge/Langhoff. Culture et Brecht export. Je suis resté onze mois à me trimbaler à l’Ouest. Je suis rentré dans le trou noir. J’ai répété La construction [Heiner Müller] chez Marquardt, LA MISSION chez Heiner Müller et Ginka Tscholakowa, sa belle femme bulgare. Grand succès pour 50 spectateurs par représentations, plus n’étaient pas autorisés. Avec la « mission », je commençais à deviner ce qu’il en est des MISSIONS, des relais, des continuités. Le théâtre de la RDA s’était gavé de l’examen attentif des mêmes, de la question sociale, de la misère, de la question de classe. Mon bâton de relais était-il resté coincé là dedans ? Après La déplacée, La construction, La mission, il n’y eut plus de travail pour moi dans le deuxième Etat allemand. La conception socialiste de l’art dramatique s’est détachée de l’Etat réellement existant. Il l’a congédiée. Passer le relais ? Comment ? Où ? Lorsque dans la nuit, après la dernière représentation de La construction, en juin 1983, je quittai Berlin, j’avais des raisons personnelles impossibles à réguler autrement. Mais je suis parti en vaincu. J’avais perdu ma guerre dans la guerre froide après la guerre. Mon espoir, je le voyais dans les théâtres occidentaux de langue allemande. Je pensais que nous, les séparés de la RDA, nous pourrions prolonger notre travail avec nos amis de l’Ouest. N’y avait-il pas une gauche culturelle allemande ? Mais l’indignation contre nous, venus de l’Est, en particulier contre Einar Schleef et ses mises en scène de Mères [d’après Eschyle et Euripide], Avant le lever du soleil [Gerhardt Hauptmann], Les comédiens [Pièce de Einar Schleef] à Francfort fut de principe dans la gauche ouest-allemande. C’était l’indignation contre le caractère brutal, primitif de ce qui venait de l’Est. Dont ils nous rendaient responsables au lieu d’en rendre responsable les circonstances. Je me mis à douter du passage de témoin, du continuum. De même que nous nous sommes sentis obligés de transporter à l’Ouest nos concepts dans lesquels tout était politique après le piège Biermann, nous les avons perdus dans le monde. Avec la réunification, toute la tradition théâtrale de Gerhardt Hauptmann sinon de Lessing même toucha à sa fin. A l’Est comme à l’Ouest. La thérapie cellulaire Frisch de la RDA dans les années 1970-1980 n’y changea rien. Qui la comprend encore aujourd’hui ? Qui la défend aujourd’hui sur une scène ? Est-ce seulement possible ? Car cette « transmission » avait mené de Lessing à Hauptmann, les deux à Marx et Brecht pour gérer théâtralement « la misère sociale des masses ». C’est cela qui était terminé. C’est cela qui était à bout, épuisé. Avant la seconde guerre mondiale, la Seconde Internationale avait failli. Sous la République de Weimar déjà, la société de classes avait pris fin. La Volksgemeinschaft [Communauté reposant sur le mythe de la race] des nazis était déjà la société de masse allemande. La RDA a fêté après la Seconde guerre mondiale les classes disparues. L’Ouest inventa le partenariat social. Heiner Müller prophétisait après le Tournant : « Maintenant, il va falloir nous mettre à faire de l’Art ! ». Mais, qui sait ce que c’est, ai-je demandé.

Les théâtres en Allemagne ont été et sont des survivances féodales. Brecht avait des élèves qui apprenaient chez lui. Il est passé de mode de faire son apprentissage auprès des maîtres de la mise en scène. J’avais un metteur en scène qui n’avait pas appris la mise en scène mais la physique (Adolf Dresen). Lorsque j’étudiais à l’Ecole supérieure d’art dramatique, il y avait autour de nous tellement d’étudiants en dramaturgie autour de notre petite classe de comédiens que je pensais qu’il en fallait toujours deux pour en traîner un de nous à travers la scène. Bunraku de dramaturges. Brecht avait proclamé le théâtre de l’ère scientifique. Depuis lors, les théâtres ont été sortis de leur univers d’expériences par les universités. Et maintenant que les dramaturges ont appris à googler, ils bousillent toujours plus profondément notre travail d’artisans du théâtre. Et écrivent les livres de recettes sur la manière dont nous pouvons copier les films et les romans pour accéder au statut d’auteur. Vous le voyez, le plagiat est un modèle d’affaire et non plus une faute morale. Ce ne sont pas les comédiens ni les metteurs en scène mais les dramaturges qui imposent le « théâtre de l’ère scientifique », qui transforment les théâtres à leur avantage. Ce n’est pas une bonne chose pour le drame et la dramaturgie. Car elles subiront la contrainte de se muer en agences, comme cela est déjà chose faite dans les rédactions de la télévision et de la radio. Elles vivent avec leurs théâtres sans aucun doute avec leur temps mais elles volent au théâtre la capacité de lui « tendre le miroir » (Vous voyez comme le plagiat flotte dans l’air que nous respirons) L’homme dans l’ascenseur dans La mission de Heiner Müller ne peut accomplir sa mission, celui qui doit le missionner, le Chef s’est probablement tiré une balle dans la tête, personne n’a entendu le coup de feu, l’homme monte de plus en plus haut, depuis longtemps sans la compagnie d’autres hommes, la porte de l’ascenseur s’ouvre ; il se trouve dans un grand espace désert d’un haut plateau inconnu. Il est libéré de sa mission, libéré de son auto-rapetissement entre mission et récompense, congédié dans les hautes sphères de la liberté. Je ne savais pas que le monde était si grand. Lorsque je suis sorti, je l’ai compris peu à peu. Le relais ? C’est moi. Est-ce moi ? Ma vie de comédien s’est avéré être une tentative d’aller vers moi-même.

[ Suivent des remerciements à tous ceux dont les rencontres ont constitué des moments, importants, à ceux à qui il doit le prix qui lui a été décerné, à sa femme…..]

Pour finir afin de vous redonner de l’air et du mouvement, une blague : Un homme se présente au directeur du cirque en lui disant, j’ai une chouette proposition à vous faire. Suspendez une grosse boule au sommet du cirque puis remplissez la piste à ras bord de merde. Ensuite vous détachez la boule qui tombera dans l’arène … Stop, stop, dit le directeur du cirque, le public va être éclaboussé …. Oui dit l’homme. J’apparaîtrai alors. Tout en blanc.

Jürgen Holtz
Berlin 5 mai 2013
(Traduction : Bernard Umbrecht)

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