A propos du livre Bifurquer : 1. Qu’appelle-t-on bifurquer ?

Après un préambule sous forme d’un voyage remontant le Danube sous le signe de Hölderlin, j’entre dans l’examen du livre Bifurquer proprement dit avec une approche de la notion même de bifurcation. Et en repartant de Hölderlin.

L’Y est une lettre fourchue, bifurquante comme ce pin noir d’Autriche

BIFURQUER verbe intransitif. XVIe siècle, se bifurquer ; XIXe siècle, intransitif. Dérivé savant du latin bifurcus, « en forme de fourche ».
1. Se diviser en deux branches.
2. Abandonner une voie pour en suivre une autre, divergente.

Ou comme l’écrit Friedrich Hölderlin comme pour illustrer cette seconde acception :

« …L’autre
Le Rhin, sur le côté
S’est en allé. »

(Friedrich Hölderlin : L’Ister.Traduction Kza Han et Herbert Holl)

Sur le côté s’en est allé. Comme je l’ai évoqué, Hölderlin s’est intéressé à la bifurcation comme changement de direction et de métamorphose. A l’image de celle du Rhin qui, d’abord va vers l’orient, se dés-oriente puis se ré-oriente vers le nord au terme d’une péripétie au sens dramaturgique du terme : un changement subit de situation dans une action dramatique. Ce faisant, il passe de son état de « jouvenceau déchaîné » à l’âge adulte. Mais je vais m’intéresser à un autre poème de Hölderlin : Patmos dont est souvent extrait une phrase assez mal interprétée et qui voudrait qu’il suffirait de s’approcher du danger pour que se déclenche ce qui sauve.

« Wo aber Gefahr ist, wächst
Das Rettende auch »
.

« Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve »

L’horizon est eschatologique comme l‘indique déjà le titre du poème :Patmos. Selon la Bible (Apocalypse 1:9), c’est là que l’apôtre Jean reçut de Jésus la révélation qui prit le nom d’Apocalypse. Hölderlin répond à une demande du Landgrave de Hombourg, perturbé dans son piétisme par les nouvelles exégèses de la bible dans lesquelles il ne se retrouve plus. Les nouvelles connaissances des langues lui paraissent édulcorer la force poétique du message biblique. La philologie comme désenchantement ! Aussi demande-t-il au poète Friedrich Gottlieb Klopstock l’auteur de La Messiade, de redonner vigueur au texte biblique. Celui-ci âgé de 78 ans décline. Hölderlin prend le relais non pour accéder à son désir mais pour lui répondre.

Saint Algorithme, priez pour nous

Revenons à l’extrait où il est précisément question d’élévation dans un horizon borné. L‘abîme est entouré d’un amoncellement de « sommets du Temps » (Gipfel der Zeit), et donc, si je comprends bien d’une finitude du temps, d’un temps spatialisé, l’image étant celle des montagnes. Seul l’envol, peut être ce que Achillle Mbembe appelle un « acte vibratoire », « d’imagination radicale », permet de retrouver l’infinitude du temps. A force d’être trop proche de dieu voire à vouloir se prendre pour lui, à vouloir le quantifier, lui l’incalculable, il s’éloigne. Sa proximité le dissipe. En l’absence de cette élévation, à défaut d’esprit, les humains se déshumanisent. Dans un échange avec le romancier Alain Damasio, Bernard Stiegler évoque « ce quelque chose qui va plus vite que la vitesse mathématique » : « C’est la vitesse infinie, ce que Kant appelle la raison. La raison ne calcule pas, elle se repose certes sur l’entendement qui lui calcule mais elle, elle va au-delà du calcul. C’est la vitesse du désir, c’est la liberté, c’est notre capacité à bifurquer ».

Je n’avais pas, jusqu’à présent, fait attention à ce wo, à ce là où, qui, en quelque sorte évoque une localité de bifurcation. Cela ne fonctionne pas dans l’universel mais dans une fragmentation (Yuk Hui). Là où est le danger, ci-dessus traduit par aux lieux pluriel du péril, pousse – et commence par germer – aussi ce qui sauve. Ainsi parla le poète Hölderlin.

Detlef B. Linke  a lu Hölderlin du point de vue des neurosciences et dans le contexte d’un art de vivre. Il considère que le fameux passage sur le danger et ce qui sauve, ne veut pas dire qu’il suffise d’attendre que nous soyons au fond du fond du trou pour espérer voir surgir un renversement. De tels retournements ou rebonds « dialectiques » sont illusoires. Une telle interprétation fréquemment rencontrée repose sur une mauvaise citation par laquelle il m’est arrivé d’avoir été moi-même piégé. Celle-ci voudrait que « près du danger grandit / Ce qui sauve aussi ». Cela veut dire que le chaos contient quelque part une solution, du chaos peut naître une direction nouvelle. En défaisant les anciennes connexions cérébrales, il permet de « sortir des frayages neuronaux », (Alain Damasio), d’en mettre en place de nouvelles et de sortir d’une voie sans issue, d’imprimer à la pensée un tournant, un changement de direction, une bifurcation. Pour être plus précis encore, je traduis une partie du passage en question :

« Plus nous nous enfonçons dans une difficulté, plus ces problèmes (par exemple l’addiction) se frayent un chemin sans pour autant que les mécanismes de ce frayement ne conduisent d’eux-mêmes à un transbordement [Umschlag]. Il faut cependant retenir le fait que notre système nerveux dispose d’un potentiel de transcodage [Umkodierung], mais celui-ci ne conduit pas forcément à un simple schéma de renversement, de retournement [Umkehrschema]. Car, quand les difficultés sont les plus grandes, le code, lui aussi, entre en turbulences. C’est là que réside une chance. La théorie du chaos pense que ce sont précisément les états chaotiques du cerveau qui peuvent conduire à un nouvel état ; cela veut dire que là où est le danger, la menace induite par le chaos, si l’on veut, s’amorce déjà un sauvetage. D’une certaine façon, le chaos lui-même peut déjà être le sauvetage en ce qu’il est le lieu où se dessine la sortie d’une voie sans issue. La manière dont se poursuivra le chemin ne peut cependant pas être décrit avec les schémas conceptuels de la métabolie [ i.e. mouvement de reptation de certaines cellules] voire de la dialectique. Ce qui s’ensuit puise certes dans les possibilités accumulées dans le cerveau mais reste, si l’on veut, dans le même. Accepter cette incertitude signifierait perdre la peur devant le chaos (peut-être aussi devant le feu d’impulsions nerveuses non codées) pour s’engager dans le nouveau. N’admettre, ce faisant, que l’image du retournement, du transbordement ou de la dialectique signifierait sous-estimer les possibilités de liberté placées dans nos compétences. »

(Detler B. Linke : Hölderlin als Hirnforscher [Hölderlin chercheur en neurosciences]
Suhrkamp pages 15-16. Traduction Bernard Umbrecht)

C’est en clair de bifurcation et de capacité à le faire qu’il est question. Et d’une bifurcation conçue comme une liberté dont il faut créer la possibilité car elle n’a rien d’automatique.

Cet extrait pose cependant quelques questions. Sur l’origine du chaos, par exemple. Le désordre évoqué dans le texte est l’une des dimensions de l’entropie. Qu’est ce qui provoque des court-circuits mentaux ? A cela nous pouvons répondre que ce sont les chocs produits par les disruptions technologiques. Dans son livre Proust et le calamar, qui retrace « l’histoire sans fin du développement de la lecture », Maryanne Wolf montre combien la plasticité du cerveau lui permet sa métamorphose en fonction de l’invention de nouvelles techniques d’écriture. Le point de départ de ces dernières se situe dans la capacité de compter les chèvres. Cela s’est poursuivi avec les hiéroglyphes, l’invention de l’alphabet jusqu’au numérique d’aujourd’hui qui pose de redoutables questions quant aux capacités de lecture profonde. Ce qui sous-tend cette faculté est « la capacité du cerveau d’établir de nouvelles connexions de structures et de circuits originellement consacrés à d’autres processus cérébraux fondamentalement intégrés depuis plus longtemps dans l’évolution humaine ». Elle ajoute : « Nous savons maintenant que chaque fois que nous acquérons une nouvelle compétence, des ensembles de neurones créent de nouvelles connexions et s’ouvrent des voies inédites ». Ailleurs, elle écrit que « lire n’a jamais été un automatisme ». Cela suppose l’acquisition de compétences, de savoirs qui permettent d’adopter ces techniques et de les lier à des aptitudes cognitives nouvelles.

David M. Berry appelle minding ce qu’il définit «  comme une faculté de synthèse dans l’application de la raison qui ouvre la possibilité pour une décision ». Il ajoute que :

« c’est précisément cette capacité que les technologies numériques ont tendance à saper, en la substituant par des capacités analytiques artificielles qui contournent la fonction de la raison. Celles-ci prennent alors littéralement le pas sur les facultés cognitives humaines en court-circuitant les décisions individuelles par la production d’une suggestion algorithmique »
(David M.Berry : Smartness et le tournant de l’explicabilité in Le nouveau génie urbain. FYP Editions 2020. p 33)

Et cela à une vitesse bien supérieure à celle du cerveau.

La seconde question que soulève le texte de Detler B. Linke est celle de savoir dans quelle mesure et dans quelles condition la bifurcation peut être ou devenir individuelle. Il faut introduire ici le concept de transindividuation, défini dans la citation qui suit, à partir de celui de pharmakon, c’est à dire ce qui apparaît d ‘abord comme poison, toxique et qu’il faut faire bifurquer en remède. Dans son dialogue avec Maryanne Wolf inclu dans le livre cité, Bernard Stiegler dit :

« Lorsque apparaît un nouveau pharmakon inconnu des cerveaux qui vont avoir à le pratiquer, vous [M.Wolf] montrez qu’un travail de réorganisation cérébrale s’impose. Mais ce travail lui-même ne peut s’accomplir positivement – c’est à dire sans détruire les circuits formés par des pharmaka antérieurs – que si la société produit de nouveaux circuits sociaux, que j’appelle donc des circuits de transindividuation [i.e. qui articulent l’individu, le collectif et le milieu technique et symbolique], tels qu’ils favorisent une adoption individuelle et cérébrale en quelque sorte certifiée et garantie par des savoirs prescrivant de bonnes pratiques du nouveau pharmakon.
Bonne pratiques signifie ici pratiques exposées à la critique des pairs et à l’argumentation rationnelle, elle-même reposant sur l’histoire critique des disciplines. De nos jours, en raison de la vitesse foudroyante de l’évolution technologique et de ce que l’on appelle la disruption, ce travail de prescription ne se fait plus, et c’est là une question de politique de l’évolution cérébrale autant que de l’évolution sociale, telles qu’elles sont en vérité indissociables ».

(Marianne Wolf : Proust et le calamar.Éd. Abeille et castor, 2015 [2007, trad. de l’anglais par Lisa Stupar. P.326)

Tel est l’enjeu contemporain avec le numérique.

Dans la préface à la nouvelle édition de La technique et le temps (Fayard), Bernard Stiegler raconte l’une de ses propres bifurcations noétiques. Alors qu’il était immobilisé à la suite d’une opération de la colonne vertébrale se produit un déclic de compréhension d’un texte d’Immanuel Kant auquel il affirme n’avoir jusqu’ici rien compris :

« Étendu face à une anse magnifique située au sud de Piana et de ses fameuses calanques vermillon, sur la côte occidentale de l’île de Beauté, non loin du non moins magnifique hôtel des Roches rouges, ayant donc lu tout récemment le livre de Heidegger sur Kant que j’avais pris avec moi, je me remis à lire pour la je-ne-sais-combientième fois la « Déduction transcendantale » dans l’édition de 1781 de Critique.
C’est alors que se produisit, dans cet état très singulier de désinhibition et de suspension des circuits noétiques établis que provoquent parfois les accidents, les maladies, les drogues, etc., une bifurcation dans laquelle mon travail dans son ensemble s’engagea pour une nouvelle étape : celle où je me mis à interroger le schématisme et la catégorisation du point de vue de la rétention tertiaire — dont le concept émerge dans La faute d’Épiméthée et en vue de critiquer Être et Temps, et dont je retrouvai tel quel le problème dans la lecture heideggerienne de Kant ». (p.10)

Les clés sont rouillées. Et les concepts vermoulus.

Foto: Schreibmaschine in einer verlassenen Fabrik, Sommer 2019. ( Machine à écrire dans une fabrique abandonnée) © Annette Vowinckel.

Selon l’auteure de cette photographie, le plus ancien tapuscrit date de 1808. La machine a écrire qui constituait une innovation technique pour Nietzsche comme le télégraphe, dont il disait que nous n’en avions pas tiré les conséquences, est aujourd’hui obsolète. De même, les savoirs sont « vermoulus ». Ils ont été « dénaturés, vermoulus et finalement épuisés au cours de la dernière décennie en étant dogmatisés comme automatismes, et ne pouvant plus supporter l’énorme poids du réel anthropique – c’est-à-dire exosomatique – écrasant l’humanité qui l’a produit ». (Bernard Stiegler : Démesure, promesses, compromis 3/3)

Faire bifurquer les savoirs scientifiques eux-mêmes.

La question n’est pas d’inventer de nouveaux outils techniques – il s’en invente de toute façon à une allure de plus en plus rapide et toujours en avance sur les sociétés. Elle est de tirer les conséquences de ceux qui disruptent nos anciennes conceptions. Ce qu’il nous faut ce sont de nouveaux outils conceptuels. Renvoyer à la lampe à huile ceux qui interrogent ces ruptures accélérées relève d’un pathétique déni, vieux comme l’ancien monde. L’incapacité à faire des choix autres que ceux des marchés conduit au plus vulgaire des mimétismes : il faut le faire parce que les autres le font. C’est technique et donc pas politique, a encore ânonné l’adjointe au numérique de la ville de Mulhouse, entérinant ainsi la destruction de la politique de la cité et de son intelligence par les technologies. La bifurcation n’est pas un renversement dialectique comme cela a déjà été évoqué. De même les métaphores ferroviaires, le fait de tirer la sonnette d’alarme ou d’actionner le frein, voire faire marche arrière ne fonctionnent plus. Avec ou sans frein, la fameuse locomotive de l’histoire est sur de mauvais rails.

J’entends un peu trop souvent dire qu’il ne serait plus temps de réfléchir, qu’il faut agir. Or, non seulement penser, qui est aussi panser, est aussi une façon d’agir, mais c’est d’abord sur le plan des savoirs qu’il faut bifurquer face a leur prolétarisation généralisée.

«Les savoirs, quels qu’ils soient (savoir vivre, faire ou concevoir) sont des sphères qui produisent de la néguentropie. Un savoir est ce qui est capable de bifurquer à partir de lui-même. Les savoirs sont cependant tous devenus, dans la société industrielle, de près ou de loin, des fonctions de production ou de consommation qui ont transformé ces savoirs en systèmes informationnels clos sur eux-mêmes, poursuivant ainsi la division industrielle du travail dans tous les champs de l’activité, et non seulement ceux de la production. Cela a conduit à une autonomisation des savoirs devenus informations, oblitérant toute convergence entre les savoirs, c’est-à-dire tout horizon commun de finalité ».
(Cf Entretien avec B. Stiegler )

« Militant du concept »(Paul Virilio)

Le hasard a voulu que tentant de mettre un peu d’ordre – néguentropique – dans le capharnaüm – entropique – de mes archives, je suis tombé sur une lettre que m’avait envoyée Paul Virilio. Elle est datée d’octobre 1987. Il y notait le caractère « dépassé » de l’aspect militant au sens ancien. Il ajoutait :

« cela ne veut pas dire que le travail de conviction s’achève, mais plutôt que ce travail n’existe, aujourd’hui, qu’au niveau de la fabrication de concepts. Militant du concept et non plus uniquement de la mémoire ouvrière ! Trop d’archivistes, de militants de la BN, nous ont enfoncés dans le passé, les vieilles analyses, il faut s’en sortir et vite, sinon c’est la mort par inanition intellectuelle ».

En 1987 !

C’est de tout cela qu’il est question dans le livre Bifurquer que l’on pourrait qualifier d’œuvre de militants du concept. Il frappe par sa foisonnante pluridisciplinarité regroupant dans une élaboration collective biologistes, mathématiciens, économistes philosophes, juristes…- une soixantaine – originaires de quinze pays.

Le livre Bifurquer et son sommaire

Le livre s’ouvre sur une lettre de l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio envoyée à Bernard Stiegler à l’occasion de la création de lAssociation des amis de la génération Thunberg

« Le mérite de Greta [Thunberg], et de tous ceux qui soutiennent son combat — rappelons-nous le sens du mot écologie, la science de la maison, puisque le monde après tout est notre seule maison— c’est de nous placer devant cette urgence, cette absolue nécessité : examiner nos valeurs maintenant, faire nos choix sans plus tarder, décider nous-mêmes de notre avenir et de celui de nos enfants. Cela s’appelle la vérité, tout le reste n’est qu’un vain discours, une chimère destructrice, une mascarade sans issue ». (Bifurquer p 9)

Suit la lettre de Hans Ulrich Obrist, directeur artistique des Galeries Serpentine de Londres où a démarré le travail du collectif Internation et Bernard Stiegler au Secrétaire général de l’ONU. Partant du constat d’une inquiétante incapacité à « changer de cap », elle affirme que cette incapacité tient, telle est la thèse, à « l’absence d’un cadre théorique » adéquat :

« Nous soutenons que le manque général de volonté est le symptôme d’une profonde désorientation quant aux défis posés par l’époque contemporaine, celle de l’Anthropocène. L’absence d’un cadre théorique nous permettant d’avoir une juste compréhension de ces défis fait obstacle à la réalisation d’actions susceptibles de renverser véritablement les tendances qui menacent la biosphère. Notre principale thèse est que l’ère Anthropocène peut être décrite comme une ère Entropocène, dans la mesure où elle se caractérise avant tout par un processus d’augmentation massive de l’entropie sous toutes ses formes (physique, biologique et informationnelle). Or, la question de l’entropie a été négligée par l’économie mainstream [dominante]. Nous pensons par conséquent qu’un nouveau modèle macro-économique conçu pour lutter contre l’entropie est requis ». (P 12)

Comme le rappelait récemment l’ONU, aucun des objectifs définis il a dix ans en matière de protection de la biodiversité n’a été atteint.

Bifurquer = Sortir de l’oppression étouffante du tout calculable industrialisé et globalisé transformant nos milieux en « casinos pour l’esprit ».

Il est urgent de bifurquer dans une alternative conceptuelle à la doctrine du choc libertarienne déployée depuis la Silicon Valley

Décarboner et déprolétariser dans une seule et même démarche.

Pour combattre le réchauffement climatique, le déclin de la biodiversité ainsi que tous les désordres produits par les débordements de l’Anthropocène, aussi appelé par certains Capitalocène, il faut s’engager dans une modification « en profondeur » des « modèles scientifiques qui dominent l’économie industrielle depuis la fin du XVIIIeme siecle ». (Bifurquer p 22). Ces modèles reposent sur la physique newtonienne et font fi des lois de la thermodynamique et de la question de l’entropie.

Bifurquer signifie donc transiter vers la constitution d’une nouvelle économie politique valorisant – y compris dans leur dimension économique et comptable – les savoirs en ce qu’ils sont néguentropiques et déprolétarisés à partir de pratiques locales à leurs différentes échelles. Cela implique de repenser la question du travail en distinguant ce qui en grec se nomme ergon et signale ce qui produit un ouvrage, une œuvre, un investissement dignes de l’homme et ponos le labeur (peine), car

« en travaillant, les individus se relient collectivement et inter-générationnellement : ils se co-individuent et se trans-individuent en se transmettant des savoirs, et développent des capacités singulières à travers lesquelles ils participent à la transformation des savoirs eux-mêmes en les faisant bifurquer vers de nouvelles directions. Ces bifurcations improbables(ne pouvant être générées par de simples calculs) viennent enrichir le réel de façon irréductible à de simples algorithmes et permettent de lutter contre les effets entropiques de la standardisation massive, en produisant de la diversification des comportements et des pratiques, et la transformation des règles et des institutions. […]Il s’agit désormais et en conséquence d’élaborer un modèle économique et comptable qui soit capable de reconnaître la valeur positive de ces bifurcations comme production de savoirs néguentropiques » (Bifurquer pp 131-132).

Travailler = se mettre en capacité de créer de l’improbable

Pour re-mondialiser, au sens de refaire un monde face à l’immonde, ce que la globalisation a détruit en éliminant les échelles locales et la diversité de leurs savoirs par l’uniformisation, la standardisation technologiques manipulant les goûts, les opinions et les comportements par des algorithmes, les auteurs proposent comme démarche la multiplication de territoires laboratoires pratiquant la recherche contributive. Ces territoires apprenants contributifs dont un premier a été mis en place à Plaine Commune, en Seine Saint-Denis, associent chercheurs, acteurs économiques, culturels et sociaux des territoires avec la population pour inventer un à-venir repensant le travail non comme le fait d’en avoir un mais d’en faire un.

« Sont dits apprenants des territoires qui créent les conditions pour que leurs habitants puissent pratiquer les savoirs nécessaires au déploiement de nouvelles activités au service de la lutte contre l’entropie. Sont appelés habitants les populations résidentes, les associations, les acteurs économiques, les institutions et les administrations. Les habitants contribuent à repenser l’économie face aux réalités de l’automatisation et de la réduction des emplois salariés. Dans ce nouveau contexte, ils permettent aux acteurs économiques du territoire de réorganiser leur économies et aux fonctions afférentes des institutions, associations et services publics de contribuer à ces réorganisations ; ainsi se mettent en place des chantiers (appelés ateliers) qui initient de nouveaux cadres institutionnels garantissant l’émergence d’activités anti-entropiques, lesquelles recréent une solvabilité des territoires en générant de nouveaux savoirs, et donc de nouvelles richesses » (Bifurquer p.139)

Il n’y a pas de recette magique. Le travail commencerait par un inventaire du déjà-là qu’il conviendrait de soigner et qui fait émerger des problématiques territoriales. Bien entendu ces territoires ne sont pas conçus de manière autarcique mais ouverts aux autres dans leurs différentes échelles.

Pour me résumer en revenant à Hölderlin et en anticipant un peu les prochains articles, je dirais qu’aux lieux des dangers provoqués par les processus entropiques peuvent naître des bifurcations néguentropiques. Il faut pour cela, comme l’évoque le poète dans l’extrait précité de Patmos, en appeler à un Genius. Au(x) génie(s) du/des lieux. « Soyons géniaux quant aux lieux », disait Bernard Stiegler dans l’un de ses derniers séminaires (30.04.2020)

Et je terminerai cette présentation générale par les trois petites phrases d’Henri Bergson données à méditer dans le livre (p. 56) :

Je reviendrai vers le livre avec trois focus sur son contenu. Le premier concernera la question de l’entropie / anthropie, Anthropocène, exosomatisation, néguentropie, suivie par celle des localités, puis suivra le problème du capitalisme dopaminergique et de la désintoxication planétaire.

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